Viendra-t-elle ?
C’est la question qui se tortille dans mon cerveau comme un ver coupé en deux.
Cette gosse Greta, malgré sa nature sadique — ou peut-être à cause d’elle — me charme. C’est une sirène de première à laquelle je ne me lasserais jamais de faire le grand jeu.
Je suis la rue du Quatre-Septembre jusqu’à l’Opéra et je rentre au Pam-Pam. J’ai un vertige : ma souris y est déjà, et comment qu’elle est fringuée la donzelle ! Afin de ne pas me gêner, elle a laissé de côté son uniforme gris et elle porte un manteau de fourrure éblouissant. Si c’est pas du vison, alors c’est de la peau de toutou !
Je lui fais un baise-main qui sent sa vieille noblesse bretonne de loin et je m’assieds à ses côtés.
— Dites donc, Greta, c’est rudement chic à vous d’être venue.
— Sans blague, elle me fait, vous ne me croyiez pas de parole ?
— Sait-on jamais avec les jolies femmes…
Le compliment est facile, mais ça n’empêche pas qu’il lui fait monter le rose aux joues. Avec les gonzesses, c’est pas la peine de se mettre en frais… Les grands trucs à la Valéry elles s’en balancent, seulement tous les madrigaux à la godille les font se pâmer d’aise.
Puisque ça à l’air de lui plaire, je mets une rallonge et je lui débite un chapelet de couenneries. Elle aurait pour deux ronds de jugeote, elle hausserait les épaules et courrait acheter du sparadrap pour me le coller sur le bec ; mais pensez-vous ! elle déguste mes boniments comme elle dégusterait de la crème de cassis.
— Vous ne trouvez pas qu’il fait un froid de canard ?
— Tiens, fait-elle, ironique, vous vous intéressez à la météorologie à cette heure ?
Je prends la mine du collégien assis pour la première fois sur les genoux d’une rombière.
— C’était pour amener une petite proposition, dis-je de mon air le plus piteux.
— Dites toujours…
— J’aimerais vous montrer ma collection d’estampes japonaises…
Elle se met à rigoler et à tortiller du contre-poids d’une telle façon que si on lui carrait une cuillère de bois dans le prose on pourrait battre une mayonnaise.
Je demande :
— Alors, bien-aimée, c’est oui ?
Elle ne répond pas tout de suite et j’ai un pincement au cœur. Si elle refuse, je vais avoir la plus grosse déception de ma vie. Pas une déception d’ordre physique… Enfin, vous pigerez un peu plus tard.
— Vous n’avez pas beaucoup de suites dans les idées, murmure Greta. Je croyais que vous aviez donné votre petit cœur à cette jeune fille qui vous accompagnait…
Je soupire. Du moment qu’il s’agit d’une simple question de jalousie, on va pouvoir régler cette question en moins de deux.
— Gisèle ? lui dis-je, c’est tout à fait à part. C’est une amie. Ne riez pas. Elle m’a soigné, m’a aidé… Bref, je me jetterais au feu pour elle, je crois vous l’avoir prouvé, mais sur le terrain amoureux, c’est une autre paire de manches. Si je vous dis que j’en pince ferme pour vous, c’est que c’est la vraie vérité du Bon Dieu… Parole d’homme. Pour Gisèle je ferais n’importe quel sacrifice, mais pour vous je ferais toutes les folies… Vous saisissez le distinguo, belle Andalouse aux seins brunis ?
Elle secoue la tête. Elle boit du petit-lait. Je sens que mes actions sont en hausse.
— Allons, fais-je, persuasif. Venez et comme disait un vieux pote à moi : « N’attendez à demain, cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie… »
— Même si elles ont des épines ?
— Même si elles ont des épines, oui, ma déesse.
Elle se lève. On file jusqu’au boulevard des Capucines où des fiacres sont stationnés.
— Ça fait très romantique, glousse Greta.
— Justement, je suis pour le romantisme à toute berzingue, lui dis-je. Si je m’écoutais je me baladerais à vos côtés avec une redingote et un haut-de-forme !
Le fiacre s’en va en trottinant comme dans la chanson. Je cramponne Greta par le mannequin et je commence à lui faire un mimi mouillé…
— Dites donc, fait-elle lorsqu’elle a repris sa respiration, et l’ampoule B Z 22, que devient-elle dans tout ça ?
J’ai un geste en chasse-mouches.
— Écoutez, Greta, mon vieux maître d’école disait toujours qu’il ne fallait jamais renvoyer au lendemain ce qu’on pouvait faire le jour même. C’est un truc qui fait bien sur un manuel mais qui est contestable dans la pratique. Pourtant moi je l’applique rigoureusement. Comme je ne sais pas si je pourrais vous revoir demain, je profite de ce que vous êtes en ma compagnie aujourd’hui pour vous faire le coup de l’enchanteur Merlin.
— Ce que vous êtes amusant…
Elle ajoute après quelques minutes de réflexion :
— Au fond, ça m’ennuierait qu’il vous arrivât malheur…
— Et moi donc !
Nous voilà devant mon hôtel. Nous prenons l’ascenseur et ma chambrette nous accueille.
Je sonne le garçon et lui demande une bouteille de porto. Je devine combien elle va me coûter, mais il est des circonstances où il ne faut pas lésiner sur de basses questions matérielles.
Quand il revient, Greta a posé son manteau et regarde par la croisée le mouvement de la rue. Je lui sers un verre de porto et elle ne fait aucune manière pour l’avaler.
Ces préliminaires franchis, je pousse le verrou de la lourde et je m’assieds dans un fauteuil. Sans que je le lui demande, elle vient se blottir contre moi. Je vous jure qu’à cette minute on ne croirait jamais que cette poupée est la plus enragée tigresse qui ait jamais bu un glass de porto ici-bas. Elle est douce comme un gâteau au miel.
— Bonjour, me gazouille-t-elle.
Je ne lui réponds rien, mais je lui fais une petite séance d’auscultation qui la fait glousser. En moins de temps qu’il n’en faut pour déclarer la guerre, nous sommes à l’horizontale et on se fait tous les tours de passe-passe qui ne sont pas indiqués dans les bouquins de la Bibliothèque rose.
— Quel beau voyage ! soupire Greta lorsque nous nous retrouvons sur le fauteuil.
— Tout à votre service pour une seconde croisière…
Cette proposition l’amuse.
— Mais, dites donc, au fait, et vos estampes japonaises ?
Voilà le moment de jouer mon petit opéra.
Je sors ma valise du placard et je la mets sur le lit. Je fais jouer la serrure et je me retourne, sans avoir ouvert le couvercle.
— Tenez, amour, si vous aimez les choses exotiques, amusez-vous.
Ce disant, je branche en douce l’appareil enregistreur.
Greta s’approche de la valtouse sans la moindre méfiance. Elle l’ouvre et pousse un cri d’effroi.
Elle tourne vers moi un visage couleur de mousse.
— C’est vous qui l’avez tué ?
— Un petit peu…
— Bandit !
Je me lève et lui flanque une beigne sur le museau.
— Ah non ! ça suffit comme ça… J’en ai marre d’être traité comme un chien malpropre. Vous envoyez ce pygmée pour me lessiver, il me réveille en me cognant dessus avec de la ferraille, ce qui est plus efficace qu’un réveille-matin, croyez-moi, et vous me traitez de bandit parce que c’est moi qui l’ai envoyé se faire inscrire chez saint Pierre ! Écoutez, Greta, faut être logique ; au moins logique ! Je ne vous demande pas d’être correcte, faut pas réclamer l’impossible…
Elle fulmine :
— Qu’est-ce que vous dites ?
— La vérité, Greta. Je dis que vous travailler pour le Grand Reich et pour votre compte. Surtout pour votre compte…
Elle hausse les épaules et tend la main vers son sac. Je suis plus prompt qu’elle. Je cravate le réticule et l’ouvre. Il contient un bath soufflant que je mets dans mes vagues.
— Maintenant, Greta, on va pouvoir causer sérieusement. Si tu le permets, je vais te raconter les choses telles que je les conçois « grosso modo »…
« Tu es une fille dégourdie et qui n’a pas froid aux châsses. Et puis, il faut reconnaître que les fées qui présidaient à ta naissance, n’ont pas regardé pour ce qui est de la jugeote. Elles t’ont fait la bonne mesure. Alors tu as tenu le raisonnement de beaucoup. Tu t’es dit que la guerre était une très vilaine chose, mais que c’était aussi une occasion unique pour assouvir ses passions rentrées et pour gagner du fric.
« Tu as attendu ton heure et elle a fini par arriver. Ta combine était de taille : faucher une invention boche et la revendre aux Ricains qui sont bourrés de dollars et qui s’intéressent à tout. Seulement tu ne tenais pas à te faire blouser et tu as préféré faire agir une bande. D’une façon que j’ignore, tu es entrée en contact avec quelques petzouilles qui voulaient manger le linge et se prétendaient membres actifs des fameux kangourous. Ton trait de génie, ç’a été de ne pas traiter avec eux directement. Ils ne te connaissaient pas, donc, en cas de coup dur, tu gardes tes pieds propres. Faut être une gonzesse pour penser à ça, mes compliments ! Tu les tiens dans ta pogne et tu leur donnes tes ordres par des moyens impossibles à déceler. En somme, tu les diriges comme qui dirait par radio… Ils fauchent l’invention et tout serait O.K. si le chef de ces gars, un certain Manuel, ne prenait pas la fantaisie de te blouser en négociant soi-même l’ampoule. Comme c’est un mec qui ne se casse pas la nénette, il propose de vendre le B Z 22 aux Allemands. Bien entendu, tu es une des premières à le savoir. Tu fais suivre Manuel et tu découvres la crèche qu’il a louée rue Joubert en cas de coup dur.
« Comme le temps presse, tu fais descendre Manuel par le nabot. Tu te tiens à proximité et tu entres dans l’appartement pour fouiller. Mais t’as pas de chance : le nabot a descendu le mec dans l’escalier ce qui fait que le corps est découvert presque immédiatement. Tu es obligée de te faire la paire car l’immeuble est plein de bignolons…
« Dans ta précipitation tu perds le canif dont tu t’es servie pour ouvrir la porte. C’est un petit couteau espagnol sur lequel est écrit “vengeance”. C’est lui qui me permettra de découvrir la vérité…
Comme elle sourcille, je m’explique :
— Hier, j’ai vu ta broche. C’est un cercle d’écaille sur lequel on peut lire « amor ». Encore une inscription espagnole, ma chérie, ça pouvait n’être qu’une coïncidence, je te l’accorde, mais ça a déclenché ma matière grise et en mangeant cet excellent steak sous tes yeux, j’ai tout reconstitué. Au lieu de chercher qui était le meneur de jeu, ce qui paraissait impossible à découvrir, j’ai cherché si ça pouvait être toi, tu saisis la différence ? Et j’ai trouvé.
« Ouvre toutes grandes tes feuilles de chou, je poursuis. Donc, les circonstances du meurtre t’empêchant momentanément de fouiller l’appartement, tu t’éclipses. Tu te dis que Manuel a certainement bien caché l’ampoule et que la police ne la découvrira pas car elle ne sait pas, la police, qu’il y a quelque chose à découvrir. Ce qui l’intéresse c’est le meurtrier, et seulement le meurtrier… Donc, tu pourras récupérer le B Z 22 dès que les flics auront évacué les lieux. Seulement tu prends peur. Tu prends peur parce qu’il y a un gars qui se trouve pour la seconde fois en travers de ton chemin et ce gonze, c’est le sosie de Manuel, c’est-à-dire le petit San-Antonio. La première fois c’était accidentel ; comme tu ne voulais pas charger un des kangourous d’abattre leur chef, tu avais conflé ce travail à Farous (entre parenthèses, il faudra que tu m’expliques comment tu t’es approvisionnée en gangsters). Mais Farous ne travaillant que d’après photo s’est gouré et j’ai été victime de ma ressemblance avec Manuel.
« Tu as compris alors qu’il fallait agir en plein accord avec la bande et tu as envoyé Farous comme messager. C’est lui qui a ouvert les yeux aux complices de Manuel. Il a travaillé le grand Fred, lui faisant entrevoir qu’après la mort de Manuel c’est lui qui prendrait la direction de la bande… Bref il a été le corrupteur. Pour être bien certaine d’avoir l’ampoule, tu as attendu que les pourparlers entre les Allemands et Manuel arrivassent dans une phase décisive et, c’est seulement à la veille du jour où l’ampoule devait être remise que tu as fait tuer le zigoto. Comme ça, tu étais sûr qu’il ne pouvait pas avoir planqué le B Z 22 bien loin, étant donné qu’il devait le remettre le lendemain matin.
« Est-ce que je ne mets pas dans le mille, ma cocotte en sucre ?
— Continue ! ordonne-t-elle sèchement.
— Je continue, t’impatiente pas… La mort de Manuel annule donc les pourparlers avec les Frisés. Ceux-ci enquêtent, apprennent qu’il s’est fait mettre en l’air, et se remuent le panier pour mettre la pogne sur ses complices qu’ils supposent être les ravisseurs du B Z 22. Toi, tu suis l’affaire sur les deux tableaux ; seulement si sur le second, c’est-à-dire côté crapules tu fais la pluie et le beau temps, sur le premier tu ne peux pas intervenir. Tu sais que la bande est prise en filature, que le repère va être découvert et qu’il va y avoir un de ces pastis du tonnerre du Bon Dieu. Tu pourrais prévenir Fred et ses hommes mais tu laisses gauler le mérinos. C’est une occasion unique pour toi de te débarrasser de la bande qui ne te sert plus à rien.
« Maintenant, revenons à bibi : tu apprends par le rapport du nain que j’ai découvert ton système de code. Tu prends peur. Tu te dis : “Qu’est-ce que c’est que ce tordu qui vient mettre son pif dans mon assiette !” Et tu donnes l’ordre de kidnapper Gisèle, non pas pour avoir un moyen de pression contre moi, mais pour m’occuper car tu as la frousse que je cherche à mettre la main sur l’ampoule. Puis, comme tu as peur de moi malgré tout, tu charges Farous d’aller perquisitionner…
« Je suppose que, connaissant l’expédition de la Gestapo contre le repaire du Vésinet, tu lui avais dit de ne plus y porter ses pieds et tu lui avais filé un ranque ailleurs.
« Bon, l’expédition a lieu. Elle s’achève par ma capture alors que je faisais trempette dans la douce Seine… Tu t’es déguisée en infirmière, tu m’as veillé et j’ai dû salement délirer… P’t-être même qui tu m’as filé une drogue pour me pousser aux confidences car j’avais une fièvre de cheval le lendemain matin et cette fièvre est partie comme par enchantement après que tu m’as eu donné un cachet. Tu as agi ainsi car tu savais que je devais avoir l’ampoule. Tu le savais, mon ange adoré, parce que, en arrivant au Vésinet, tu avais repéré la bagnole de Farous à proximité de la crèche. Quand tu as eu la preuve que j’étais en conversation avec la bande, lors de votre arrivée, tu as fait travailler ton citron et tu as compris qu’il était arrivé quelque chose à Farous. Tu t’es souvenue que je le connaissais puisque c’est par lui que j’avais été démoli dans le métro. Bref, pendant la fameuse nuit de Noël, tu m’as fait jacter et tu as su que j’avais l’ampoule et où je l’avais planquée, hein Greta ? Le lendemain, tu as pris quelques hommes avec toi et tu as fait officiellement une perquisition au commissariat de l’Étoile. Tu as trouvé ce que tu cherchais, tu l’as pris en douce, et tu as laissé l’emballage… Personne ne s’est douté de rien, pas même le brave brigadier auquel j’avais confié ce précieux dépôt.
« Est-ce que je me goure, mignonne ?
— Tu es un type fantastique ! murmure-t-elle. Comment peux-tu reconstituer tout cela avec une telle vraisemblance ?
— Question de déduction, chérie. Je procède par élimination d’hypothèses. Je ne conserve que celles qui sont vraisemblables et qui permettent un enchaînement minutieux des faits que je contrôle avec les quelques menus indices dont je dispose… Dois-je conclure ?
— Je t’en prie.
— Eh bien, tu as su qu’il y avait eu deux ou trois rescapés après l’opération du Vésinet. Tu savais sans doute où les contacter en cas de coup dur, et tu les as repris en main, de loin toujours, fidèle à ta prudence… Tu n’avais qu’un désir : me liquider au plus tôt car j’aurais pu avouer où j’avais caché l’ampoule ce qui aurait pu provoquer une enquête au commissariat et t’aurait mise en danger. C’est toi, je suppose, qui a conseillé à Karl de me mettre en liberté sous condition afin que je déniche l’ampoule. Il a marché. Tu allais pouvoir me faire descendre. À l’intérieur de la prison c’était impossible. Tu as donné auparavant les ordres qu’il fallait et le nain m’a suivi à ma sortie de tôle. Il a tenté de me buter pendant que je ronflais, mais ça lui a joué un sale tour, comme tu peux le voir…
« Hein, doux trésor, oiseau de mes nuits, qu’est-ce que tu dis de cette belle histoire ?
— Merveilleuse ! soupire cette garce en m’enfonçant un stylet dans la poitrine.