Il s’agit de faire vite et surtout de ne pas se laisser mettre la patte sur le râble au moment où tout déguille bien.
Pour camoufler un peu ma remarquable physionomie, je me fais tailler les crins en brosse par un merlan de Poissy, le lendemain matin, et je m’affuble d’une paire de lunettes que m’a donnée Renard. Ainsi déguisé, je ressemble à un instituteur hollandais. Les verres des bésicles me gênent considérablement car ce ne sont pas des verres à la gomme. Ils grossissent terriblement mon entourage. Ainsi j’ai tendance à prendre le chat de la maison pour un tigre du Bengale et la maison elle-même pour le palais du Louvre ; va falloir que je fasse gaffe de ne pas passer par les trous de rats dans un moment d’inattention.
Je dis au revoir à mes hôtes et je saute dans le premier train en partance pour Paris.
Deux heures plus tard, je suis dans le bureau de Guillaume. Je lui explique une partie de mes aventures. Je ne fais allusion ni à l’ampoule ni à mon imminent départ pour l’Angleterre. Je tiens à mettre le maximum de chances de mon côté ; par conséquent, il convient avant tout d’éviter la moindre indiscrétion.
— J’ai eu un coup de téléphone de votre petite, me dit mon collègue. Tout s’est bien passé. Ainsi que je vous l’avais dit, j’ai posté mon gros Bibendum devant sa porte et il lui a passé la consigne. Elle m’a tubé une heure plus tard en me priant de vous dire qu’elle se trouve au Royal-Bretagne, rue de la Gaîté. Sans en entendre davantage, je me trisse. Je me fais débloquer un taxi et je fonce au commissariat de l’Étoile. J’ai la chance de trouver mon brigadier, lequel me restitue l’ampoule.
Ouf, ça va mieux. Je me sens plus tranquille car je redoutais de ne pas trouver mon précieux dépôt. En cette fichue période d’occupation, on n’est sûr de personne. Y a même des moments où je doute de moi. Et pourtant je me connais depuis longtemps et je peux me fournir des références…
Je dis au chauffeur de mettre le cap sur Montparnasse.
Quelle joie de retrouver ma petite infirmière ! Faut pas croire que parce que j’ai fait du rentre-dedans à Florence je me désintéresse de Gigi. Au contraire, de l’avoir un peu doublée m’a permis de l’apprécier… Et puis ça n’est pas la peine que je me cherche des excuses : je suis comme ça et pas autrement. Moi j’adopte la devise du tordu qui a dit : Vivons l’instant ! je crois vous l’avoir dit. En voilà un qui en connaissait un brin sur la question. Il savait que ceux qui se cassent la prostate avec des histoires de fidélité, de remords, d’à-toi-toujours sont des locdus, des endoffés et des peigne-zizis.
Dans la vie, il s’agit pas de se changer le sang en sirop des Vosges pour les poupées ! Au plus vous avez de la considération pour elles, au plus elles ont tendance à prendre votre poire pour une carcasse de poulet usagée. Alors le mieux c’est de profiter des occases vu que vous regretteriez de pas l’avoir fait en arrivant à l’âge où on sucre les fraises…
— Te voilà, te voilà, balbutie-t-elle en chialant.
« Tu as pu t’en tirer. Oh, mon chéri, tu es un être fabuleux !
Je lui rends une partie de ses caresses parce qu’il faut pas tout garder pour soi.
— Comme tu le dis, je lui fais, y a pas de différence entre Arsène Lupin et moi. Si on m’enfermait dans un four crématoire, je me décarcasserais pour en sortir. Air connu…
Je l’interroge sur ses avatars à elle.
Eh bien ça c’est pas trop mal passé. Quand je l’ai eu quittée sur la route, elle est retournée à Saint-Germain. Là elle est allée à l’hôpital où travaille une de ses collègues, lui a emprunté un peu de fric et est rentrée à Pantruche. On le voit, c’est pas tellement compliqué.
— Et toi, me demande-t-elle. Comment t’en es-tu tiré ?
Je la mets au courant de mes tribulations. Dès que j’ai fini, avant de lui laisser pousser les exclamations d’usage, je lui pose la grande question :
— Dis donc, Gisèle, ça te botterait de faire un petit viron en avion ?
— Je comprends !
— Par viron, je ne veux pas parler d’un simple baptême de l’air, mais d’un vrai voyage.
Elle écarquille les yeux.
— Où veux-tu aller en ce moment ? En Suisse ?
— Non, en Angleterre.
— Tu parles sérieusement ?
— Et comment !
Sans plus la faire languir davantage, je lui donne des explications sur le départ pour Londres que j’envisage.
Elle est transportée.
— Nous y attendrons, toi du moins, la fin de la guerre. J’ai des copains là-bas qui te trouveront du boulot… Ce que je veux avant tout, c’est que tu sois en sécurité. J’en ai marre de t’exposer à la Gesta avec mes combines. Les petites filles sont faites pour le tricotage et le plaisir du guerrier. Pas pour jouer les Jeanne d’Arc. Des Jeanne d’Arc, y en a assez d’une. Si on en faisait en série, les hommes passeraient vite pour des ballots.
Elle approuve. Elle ne pense qu’à notre fuite en avion de ce soir et elle se laisserait dire n’importe quoi sur les bipèdes de son sexe.
Nous passons la journée dans sa piaule, inutile de se faire remarquer. Je téléphone à ma banque, dont je connais le directeur, pour qu’on m’apporte le solde de mon compte. Je ne tiens pas à ce que les Frizous mettent leur nez dans mon blé et l’utilisent pour payer l’apéro à Adolf… Un employé de la banque s’amène avec mon bon osier. Je le divise en deux parties : l’une, la plus grosse, je l’envoie à ma mère, en y joignant une longue bafouille. L’autre, je la garde pour faire le gandin à London.
Nous voilà parés. Il ne nous reste plus qu’à attendre l’heure de reprendre le train pour Poissy.
On essaie de passer le temps. Si vous n’avez pas une tomate farcie sous la perruque, vous devez imaginer notre jeu favori.