Salut la compagnie !

Au moment où je m’engage dans l’avenue de la Grande-Armée, je me dis qu’il n’est pas prudent du tout d’aller serrer la pince aux copains de Tifs-en-Brosse avec la fameuse ampoule dans mes vagues. Ce machin peut être, en cas d’échec de ma tentative pour libérer Gisèle, un précieux atout.

Qu’est-ce que je pourrais bien en faire ? Je n’ai pas le temps de le carrer chez moi et, d’autre part, ce n’est pas prudent.

J’arrête la voiture et je me mets à réfléchir. Si les bureaux de poste étaient ouverts, je me l’enverrais poste restante, ce qui est le meilleur système à employer dans ces cas-là, mais il n’y faut pas songer… Alors ?

Alors je souris. Je remets mon toboggan en marche et je vais au commissariat de l’Étoile. Je me fais connaître du brigadier de garde et je lui donne la boîte de carton.

— Vous allez me planquer ça jusqu’à ce que je vienne le reprendre. Si dans deux jours vous ne m’avez pas revu, remettez ce paquet au commissaire Berliet. (Je note l’adresse du Vésinet sur la boîte.) Écoutez, brigadiette, vous ajouterez que mon cadavre sera vraisemblablement enterré dans le parc de la propriété qui se trouve à cette adresse.

Le pauvre flic est béat de stupeur. Je lui file une claque dans le dos.

— Faites pas cette tranche, collègue, on dirait que vous venez d’obtenir la communication avec l’ectoplasme de votre trisaïeul…

Je me sauve avant que son râtelier lui soit tombé du bec.

Après la Défense, la circulation est nulle. Je fonce comme un météore. J’ai assez perdu de temps comme ça. Je traverse Nanterre à une telle allure que les piétons croient avoir eu un étourdissement. Puis c’est Chatou et enfin Le Vésinet avec ses crèches somptueuses. Je demande ma route à un pégreleux et en deux temps trois mouvements je me trouve devant le pavillon des kangourous.

C’est une grande bâtisse en brique avec, aux quatre angles, des semblants de tours qui donnent à la taule une allure rupinos. Y a du feu aux fenêtres du premier. Je planque la carriole dans une allée transversale et je m’approche de la grille. La porte de fer est fermée à clef ; je m’amuse à la bricoler. Rien ne me distrait davantage qu’une serrure. Je sens tourner le pêne. Mon petit instrument à crocheter les lourdes est une fameuse invention. Soudain une masse de viande bondit contre la porte. Je me félicite de ne pas me trouver de l’autre côté car il s’agit d’un danois un peu moins gros qu’un éléphant. À la clarté de la lune je vois briller ses gros yeux. Ce clébard est doux comme un tigre du Bengale. Il a des crocs du format extrême. Quand il vous les plante dans le prose on ne doit plus pouvoir s’asseoir avant plusieurs générations.

Pour essayer de le fléchir je lui susurre des mots tendres. Peine perdue, j’aurais plus de chance d’amadouer un huissier que cet animal. J’hésite à lui filer une dragée dans la gueule. Mon Luger a beau être timide, dans le silence nocturne il s’entend ; surtout que les bandits ne doivent pas se mettre du coton dans les manettes.

Je retourne à la bagnole et je fouille dans le coffre à outils. Je trouve ce qu’il me faut : une puissante clef anglaise.

Le danois est toujours à la grille, heureusement que, pareil à tous les chiens féroces il est silencieux. Je tente une coquette manœuvre. De la main gauche je présente mon galure au toutou. Ce qu’il peut être gland ce molosse ! Mon chapeau l’excite au point qu’il passe sa bouille à travers la grille pour l’attraper. J’y vais de bon cœur : V’lan !

Son crâne éclate comme une noisette dans le derche d’un soldat italien. J’ouvre la grille et tire le cadavre du chien pour dégager l’entrée.

Une belle allée se présente à moi. Je l’emprunte en prenant soin de ne pas faire crier le gravier. À mesure que je m’approche de la cabane, des chants me parviennent. Mes oiseaux s’apprêtent à fêter Noël dignement. Je pense qu’un convive de plus ne les contrariera pas…

Je contourne la maison car l’expérience m’a appris qu’il vaut mieux, dans des cas semblables, dédaigner les entrées principales. La moindre petite porte de service convient parfaitement à mon bonheur. Justement j’en trouve une. Je l’ouvre sans la moindre difficulté. Me voici dans un couloir étroit qui conduit aux cuisines. Je suis obligé de les traverser pour accéder au reste de la maison. C’est embêtant parce que j’entends chantonner un mec à l’office.

Je m’annonce sur la pointe des pieds. Je vois un gros type à l’air pas bileux qui se prépare une tranche de veau aussi large que la place de la Concorde. J’entre, le gueulard à la main.

— Ça marche l’appétit ?

Il sursaute et laisse tomber sa barbaque.

— Lève vite tes pognes et essaie d’attraper les nuages !

Jamais j’ai rencontré un gars aussi docile. C’est un plaisir que de jouer au gendarme et au voleur avec lui.

— Où se trouve la jeune fille ?

— Là-haut !

— Qu’entends-tu par là-haut ?

— Avec eux…

Mort au taureau ! C’est la tuile… Je commençais à espérer que les choses se passeraient en douceur. Eh ben, puisqu’il faut du bigornage, ils vont en avoir.

— Tourne-toi face au mur ! ordonné-je au gros bâfreur.

Il s’exécute, après quoi c’est moi qui l’exécute. J’exagère : je me contente seulement de lui casser une bouteille de champagne pleine sur le cassis.

Il s’écroule dans un bruit d’avalanche.

Je quitte la cuisine et trouve l’escalier conduisant au premier étage. Je grimpe les marches quatre à quatre. Les rires et les cris me guident. Je parviens devant la porte de la pièce où festoient les crapules. Dans le meilleur style des valets de chambre de comédie, je me penche afin de bigler par le trou de la serrure. Ils sont une flopée là-dedans. Ils braillent à qui mieux mieux et pintent comme des chancres. Dans un angle de la pièce il y a Gisèle. La pauvre mignonne est attachée sur une chaise et trois ou quatre tordus lui pelotent les roberts en rigolant.

Je tourne doucement le loquet et je pousse la porte. Je reste dans le couloir, prêt à esquisser un saut de côté si un de ces pourris prend fantaisie de me dire bonjour à coups de tromblon.

— Joyeux Noël ! les enfants…

Tous se retournent.

Quelques-uns gueulent : « Manuel ! c’est Manu ! »

Il y a un instant de flottement. Je les regarde les uns après les autres dans l’espoir d’en identifier au moins un, mais toutes ces tranches alignées devant mes yeux me sont inconnues.

— Ça n’est pas Manuel ! dit une voix.

C’est mon nabot qui parle. Il était assis dans un fauteuil et je ne l’avais pas aperçu.

— Voilà le type que Farous a failli buter, le commissaire San-Antonio ! Tu viens pour une deuxième leçon de lutte ? me demande-t-il.

— Je viens pour chercher mademoiselle.

J’avance en direction de Gisèle et lui enlève son bâillon.

— Tony, oh mon chéri, vous m’avez retrouvée… C’est merveilleux.

Si je l’écoutais je lui ferais un mimi vorace (ce qui dans la progression de ma technique amoureuse, vient immédiatement après le mimi mouillé). Les poupées sont toutes plus ou moins sinoquées. Suffit que je suis là, elle croit que tout est rentré dans l’ordre.

— Minute ! dit un des bonshommes. Minute commissaire ; vous ne croyez pas que vous allez un peu vite en affaires ?

Je continue de délier Gisèle.

— Qu’est-ce qu’il raconte, ce grand duconneau ? demandé-je au nain. Si tu connaissais un peu les convenances, tu nous présenterais.

Ma tranquillité leur en bouche un coin.

Il n’y a que le nabot qui soit tendu. Il tire un pétard de je ne sais où et l’agite dans ma direction.

— Les mains en l’air ! glapit-il.

Je le toise avec suffisance.

— Calme-toi, le géant des Flandres, tu veux pas manger le linge, non ?

Le grand pain qui m’a adressé la parole et qui doit être le chef intervient :

— Vous avez un rude toupet, mon vieux. Moi, à votre place, je rédigerais mes dernières volontés au lieu de plastronner.

— Et pourquoi que je les écrirais mes dernières volontés, eh saucisse ? Y a que ceux qu’ont des idées noires qui font leur testament…

— Alors, ajoute l’autre en souriant, moi, à votre place, je me dépêcherais d’avoir des idées noires…

Il commence à me les briser ce grand cucul avec son ton emphatique.

— Confidence pour confidence, lui répliqué-je, moi à ta place, je la bouclerais et je me ferais poser des points de suture pour ne plus être tenté de l’ouvrir.

— Très drôle…

— Dis donc, Fred, fait le nabot, tu veux que je réussisse le plus bath carton de ma vie ?

— Attends un peu !

Le nain se fout en renaud.

— Attendre quoi ? Maintenant tout va bien. Il est venu se ficher dans la gueule du loup. Tu vois que j’avais raison de vouloir enlever la petite…

— Auparavant, tranche Fred, je veux savoir comment il a trouvé notre planque. C’est de quelque importance, non ?

Les autres types ont un murmure approbateur. Je me concentre : c’est le moment d’avoir sa tête à soi.

— Comment je suis venu, je vais vous le dire, mes petits, c’est si simple figurez-vous que même le bébé qui s’agite dans son fauteuil va comprendre… C’est votre ami Farous qui m’a rancardé.

Ils bondissent.

— Menteur !

— Voyons, réfléchissez, leur dis-je, comment voulez-vous que je sois parvenu jusqu’ici si personne ne m’a fourni l’indication ?

Je tire le portefeuille de Tifs-en-Brosse de ma poche intérieure.

— Voici ses papiers…

Fred réagit sec.

— Il a été arrêté ?

— Non. Il trouvait que la vie n’est pas marrante à notre époque, alors je l’ai envoyé en vacances chez un ami à moi qui travaille comme chauffeur chez Satan.

— Tu l’as tué ?

— Allons, Fred, te caille pas le sang, dis-je en souriant. Ton acolyte était un type impossible. Même avec dix tonnes de plomb dans les tripes il voulait encore me faire des misères. Sois logique : moi je ne vous ai jamais rien demandé. Et vous me cherchez des rognes sans arrêt.

— Je le bute ? insiste le nabot.

Je me fâche :

— Toi, le bouchon de carafe, tu commences à me faire tourner le sang en jus d’ananas.

Je me tourne vers le grand Fred.

— Fais taire ton pékinois ou je lui casse le crâne comme je viens de le faire à ton gros veau de Danois…

« Je suis venu ici pour discuter le bout de gras et pas pour reconstituer la bataille de Verdun. J’en ai ma claque de pérorer devant tes boy-scouts ! Dis-leur d’aller prendre l’air ; justement y a dehors un clair de lune splendide, c’est le moment d’en profiter…

Ce conseil n’a pas l’air d’être du goût des bonshommes. Ils ronchonnent en me regardant haineusement.

— L’écoute pas ! dit un zèbre aux sourcils broussailleux, il va te mettre en l’air comme il a mis en l’air Farous. C’t’une épidémie que c’t’enflure-là.

— Personne ne sera mis en l’air si vous ne jouez pas aux gougnafiers. La preuve c’est que voilà mon feu.

C’est du culot, hein les enfants ? Ce serait vous, vous auriez déjà changé deux fois de calcifs. Mais j’ai appris à jouer les grosses parties sur un coup de dés.

Mon geste semble avoir ébranlé Fred.

Il va à une commode et extirpe d’un tiroir un amour de mitraillette. Il la pose sur la table et lève le système de sécurité.

— Sortez ! ordonne-t-il à ses hommes.

— T’es cinglé, dis, Fred ! proteste le nain.

Fred, sans mot dire, pousse le fauteuil du petit homme en avant comme on pratique lorsqu’on veut chasser un chat d’un siège.

En roulant des épaules ils quittent la pièce.

Nous restons tous les trois. L’atmosphère s’est nettement détendue. Fred me fait signe d’accoucher. Alors, tout en caressant les cheveux blonds de Gisèle, je m’installe à la tribune.

— Mon vieux Fred, je vais commencer par le commencement. Ce que je vais te tire sera la vraie vérité du Bon Dieu. Bien entendu, libre à toi de me croire ou non… Je te fais simplement remarquer que je me suis pointé chez toi, tout seul, comme un grand garçon. Ça n’est donc pas pour y faire un coup d’État, tu le conçois facilement ?

Il hoche du bocal cordialement. Allons, j’ai idée que ça va bien se passer.

— Pour commencer, je te donne ma parole que je ne fais plus partie de la rousse pour l’instant. Je ne jette pas le froc aux orties, mais ça ne me dit rien de gratter pour le compte du gouvernement actuel. J’ai la prétention de pouvoir choisir mes patrons. Donc, le type que tu as devant les châsses n’est pas un condé mais un gnace comme tout le monde.

« Ceci étant dit, quel est votre chef ?

— Je suis le chef, répond-il.

— Tu es le chef de cette collection de tocards, d’accord, mais je voudrais connaître le chef de votre organisation.

Il ne dit rien. Ses mâchoires sont serrées, ses yeux sont durs et luisants.

— Je te dis que je dirige tout le cirque !

— Et moi je te dis que non, et moi je te dis que tu es un fieffé menteur ! Et moi je te le prouve, tête de pioche ! Si tu étais le grand patron, aurais-tu besoin de passer tes consignes par le truchement des musicos, étant donné que tu vis avec ta bande ?

Mon argument l’étend raide comme un direct du droit.

— Ta bande n’est pas celle des kangourous because les kangourous ont été anéantis, mais elle est au service d’un des rescapés de la fameuse équipe. C’est ce gars qui tient les guides de loin. Il ne veut pas se mouiller, c’est pourquoi il préfère être ignoré même de ses hommes. Il choisit les coups et donne les instructions et les consignes par des moyens savamment combinés. Je suis certain que toi-même ne le connais pas. Tu n’es que le juteux de service. Enfin, puisqu’il n’y a pas d’autres possibilités de correspondre avec le boss, je vais faire comme si c’était toi le tout-puissant.

« Vois-tu, c’est le hasard qui a fait que nos routes se sont croisées. Farous m’a tiré dessus par erreur, ce qui m’a donné envie de le retrouver. J’ai surpris, en briffant, un message en morse ; de fil en aiguille je n’ai pas tardé à comprendre que tout se tenait et comme mon cerveau n’est pas toujours déficient, j’ai eu l’idée d’envoyer un message à mon tour, puisque c’est la mode en ce moment…

« Bref, une chose en amenant une autre, j’ai hérité l’ampoule.

Le gars Aladin avec sa lampe merveilleuse et ses paroles magiques n’obtenait pas de meilleurs résultats. Voilà mon grand Fred qui se lève comme si on jouait l’hymne national. Il est blême et il tremble.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que tu dis ?

— Oui, j’ai l’ampoule. Ça t’épate ? Avec San-Antonio tu sais, on peut s’attendre à tout.


J’ouvre une parenthèse : tout à fait entre nous, à partir de maintenant, je marche dans un brouillard vachement épais. Ceci, pour la raison très simple que j’ignore ce que contient la fameuse ampoule. J’ai beau remuer la question, je ne parviens pas à me faire une idée. Seulement je ne puis révéler mon ignorance à Fred car alors il aurait beau temps pour me mener en bateau. Il pourrait, si le cœur lui en disait, me jurer que l’ampoule contient la photo de Tino Rossi, et je n’aurais pas d’autres ressources que d’essayer de lui rentrer ses croquantes plus à l’intérieur de la bouche. Donc, la seule façon de conduire ma trottinette, c’est de faire comme si je savais tout. Vous mordez ? Gi go ! je referme ma parenthèse pour éviter les courants d’air.


Il répète :

— T’as l’ampoule…

Du même ton qu’il dirait « t’as la chtouille ». Il commence à me courir. Jamais je ne pourrai me rancarder sur ce bing s’il débloque.

— N’en fais pas un chabanais. J’ai ce machin d’accord. C’est ce qui me permet de débarquer les mains dans les profondes au milieu d’une bande de foies blancs. Cette ampoule est en lieu sûr. Si par hasard il m’arrivait un pépin, simplement que je glisse sur une peau de banane, elle irait tout droit chez les matuches. Et pour te la procurer il faudrait que tu mobilises un corps d’armée. Autre chose, faut pas compter non plus me faire dire où elle est par des moyens violents. Même si j’avais un moment de faiblesse le tuyau ne vous servirait à rien. J’ai porté le petit paquet chez les bourres. Je ne leur ai pas indiqué la nature de son contenu, mais je leur ai seulement dit que moi seul avait le droit de venir le reprendre et que, même si un messager se présentait avec un mot authentique de moi, la meilleure chose qu’ils auraient à faire serait d’encabaner le zig et de lui filer une bonne danse histoire de lui faire dire l’endroit où je me trouve.

Fred me contemple d’un air pensif.

— En somme, demande-t-il, tu exiges quoi ?

— Parle pas comme ça, tu rends la conversation difficile.

— Combien ?

Je hausse les épaules.

— Minute blondinet ! Avant de parler affaires il me faut certains renseignements. Tout d’abord je veux savoir à qui vous avez fauché ce truc.

Il paraît on ne peut plus surpris par ma question.

Puis son visage s’éclaire ; il s’imagine que c’est pour le charrier que je lui ai demandé ça.

— Fais pas l’âne pour avoir du son, San-Antonio. Tu sais parfaitement que nous avons attrapé ça dans l’usine d’Alsace où les Frisés mettent l’invention au point.

Je fais l’astucieux :

— D’ac, j’étais rancardé à peu près, mais ce que j’ignore, mon vieux patachon, c’est la destination que vous comptez lui donner. Je suppose que si vous avez crevé ça aux vert-de-gris c’est pas pour l’exploiter vous-même. Je doute aussi qu’un particulier s’intéresse à la question…

Fred se gratte le blaire.

— P’t-être que le patron a l’idée de fourguer l’ampoule aux Ricains…

— Bon, je m’en doutais. Dans ces conditions tout peut s’arranger. Voici mon point de vue : vous me rendez la liberté ainsi qu’à Gigi et c’est moi qui remets l’ampoule aux intéressés. Je ne demande rien pour mon dérangement, seulement je veux m’assurer que l’intervention va du côté qui me plaît…

Je suis sincère en lui bonissant tout ça. Il le comprend, mais il veut fouiller mon argumentation.

— Qui nous prouve qu’une fois dehors tu n’iras pas rendre le truc aux Boches en leur réclamant un pourliche ? Tu pourrais te faire pas mal de blé dans une chaise longue et ils te flanqueraient la Croix de fer par-dessus le marché…

— Si j’avais voulu agir ainsi, pourquoi serais-je venu ici, hé, corniaud ? Pour risquer de bloquer encore des pralines dans la boîte à bouffe ?

— Non, mais pour délivrer ta poule…

— Soyez poli ! recommande Gisèle.

Ce qui vous prouve bien que dans les circonstances les plus périlleuses, les grognasses tiennent à leur standing.

Je m’approche de Fred et je lui pose la patte sur l’épaule.

— Me fais pas rire, j’ai les lèvres gercées, lui dis-je. Si je m’étais mis copain avec les sulfatés en leur rendant l’ampoule, tu sais ce que j’aurais fait, grand lavement ? J’aurais fait cerner ta crèche par des renforts de police, après quoi j’aurais amené ma forte gueule derrière un haut-parleur et j’aurais dit…

« Alors les petits endoffés, ce qui se passe est plus curieux que les histoires de sortilèges, plus fortiche que le gars Samson qui filait la peignée à ses ennemis avec une mâchoire d’âne, plus fort que de jouer à la main chaude dans un frigo situé au pôle Nord… »

Avant que j’aie le temps de finir ma phrase, voilà qu’une voix s’élève de dehors, une voix énorme et caverneuse : la voix d’un mec qui déconne dans l’embouchoir d’un pavillon et elle hurle, cette voix, avec un accent à découper au sécateur en suivant les pointillés :

Attention, attention ! Nous vous prévenons que la propriété est cernée. Vous avez trois minutes pour vous rendre. Passé ce délai nous incendierons la maison.

J’aime mieux vous dire tout de suite que si le fantôme de Napoléon venait s’asseoir sur mes genoux en jouant de l’harmonica je serais moins surpris que par cette intervention.

La porte s’ouvre. Toute la clique de Fred, nabot en tête, entre en vociférant. Comment ils sont mauvais, les copains…

— Les Allemands ont cerné la maison ! beuglent-ils. Il y en a plus de cent. Nous sommes ficelés !

C’est bien mon avis aussi. Car voilà le bouquet : les doryphores ! Tant qu’il s’agissait de lutte sourde contre un gang, je pouvais foncer de bon cœur ; les armes s’avérant à peu près égales, de par mes attaches solides à la police. Mais maintenant tout est changé. Sans blague, si j’avais su que les choses tournent ainsi je me serais tenu peinard. Parce que, avec les Frisés, il n’y a pas d’espoir à avoir. Découverts au milieu d’une bande de loustics accusés de vol de documents secrets, Gigi et ma pomme sommes à point pour le pardessus de sapin.

— C’est ce tocard qui nous a donnés ! glapit le nain en me désignant.

Ils se tournent vers moi. Fred sort son flingue et me le pointe sur le buffet.

— Salaud ! gueule-t-il. Sale poulet, tu nous as bien eus…

D’un geste énergique je lui fais signe de la boucler.

— Bon Dieu ! faites fonctionner vos méninges, tas de cloches ! Vous avez entendu ce qu’il vous a dit le mec au porte-voix ? Si dans trois minutes nous ne sortons pas de la crèche avec les paluches en l’air, ils vont foutre le feu. Vous pensez p’t-être pas que j’ai eu envie de jouer à Jeanne d’Arc, non ?

Ils se taisent. Fred baisse son flingue de quelques centimètres. Je poursuis, furieusement :

— Les lopettes qui veulent se rendre n’ont qu’à sortir. Si elles aspirent à ce qu’on leur carre des fers rouges dans le prose pour les faire chanter, c’est leurs oignons, si j’ose dire. Moi j’aime mieux, à la dernière seconde me filer un pruneau dans le bocal que d’aller me faire découper en tranches par la Gestapo.

Du coup Fred rembine son feu.

— Il est réglo, les gars, dit-il.

Dehors, le type du haut-parleur s’impatiente : Attention, attention : plus qu’une minute, dit-il.

Le nain grimace de rage.

— Qu’est-ce qu’on fait ? Fred, demande-t-il.

— Essayons de nous tailler par la cave !

C’est la débandade. Chacun se rue dans les escadrins. Je fais un signe à Gisèle et nous les suivons.

Ma petite môme a un peu moins de couleurs qu’un bol de lait. L’épouvante la fait trembler.

— Ma pauvre choute, je lui murmure, en gagnant la cave, le jour où vous avez accepté ce rendez-vous de moi, vous auriez mieux fait de vous embaucher comme garde-barrière à Fouilly-les-Oies.

La cave est immense. Elle n’abrite qu’un tonneau et une caisse de champagne. Par contre on y trouve une quantité d’armes automatiques.

— Eh bien, les gars, crié-je. V’là de quoi soutenir un siège.

— Sur qui veux-tu tirer ? questionne le nain. Dehors il fait aussi sombre que dans le derche d’un nègre.

— Tirons au jugé, simplement pour leur montrer nos intentions. Il y a des soupiraux sur les quatre faces de la maison, en balayant à la mitraillette nous les empêcherons d’approcher.

Le grand Fred hausse les épaules d’un air las.

— Mon pauvre vieux, ça ne nous avancera pas à grand-chose…

Évidemment, il a raison. Et justement parce qu’il a raison je me fiche en renaud.

— En tout cas ça passera le temps. Tu voudrais p’t-être jouer à la belote ou quoi ?

Je cramponne une mitraillette et prends une brassée de chargeurs. Cette arme me semble excellente. Je m’approche d’un soupirail et bigle un peu l’extérieur. Il n’y fait pas si sombre que le nain veut bien le dire. M’est avis que ce zigoto n’a pas pu hisser son pif à la hauteur de la croisée. À la clarté blafarde de la lune j’aperçois des silhouettes qui s’affairent derrière la grille. Je fais signe aux autres de fermer leur clapet. Quelques ombres pénètrent dans la propriété.

— Allez, les enfants, chopez-moi une seringue et tirez dans le tas ! dis-je.

Quelques bonshommes, dont Fred, obéissent et vont se poster aux autres ouvertures. Ces soupiraux forment des échauguettes épatantes.

Soigneusement je choisis mon lot. Puis je passe le museau de la mitraillette à l’extérieur et j’appuie sur la détente. Une brève rafale déchire la nuit. Deux ombres dégringolent en hurlant. Mon canardage déchaîne un concert d’imprécations. En même temps il décide les kangourous à se manifester. Rien de tel que l’odeur de la poudre pour déclencher des énergies.

De tous les côtés la bataille s’engage.

Surtout ne croyez pas que les chleux restent à se branler les couennes… Pardon ! si vous pouviez assister à leur réaction, vous demanderiez où se trouvent les toilettes…

Je ne sais pas avec quoi ils nous tirent dessus, mais tout ce que je peux vous dire c’est que ça fait un drôle de boum… Oh, ma douleur ! Bientôt la cabane est environnée de flammes. Ces fumelards ont apporté de quoi rire et s’amuser en société et ils s’en servent ! Des jets de feu de dix mètres dardent sur la maison. Bientôt ça crépite autour de nous. La baraque s’embrase comme une bonniche pour Tyrone Power. Ça cocotte le roussi, et la température s’élève sensiblement.

— Nous sommes fichus ! gémit le nain.

Pour le faire taire je lui balance mon 44 dans le pétrus ; et je n’ai pas besoin de lever beaucoup la jambe pour accomplir cette œuvre de salubrité publique.

— Tu la boucles, gamin ! Si t’as les foies t’as qu’à aller te faire plomber.

Fred, qui décidément est un type relativement sympa, me regarde d’un air interrogateur.

— À quoi sert cette lourde ? lui demandé-je en désignant une porte en fer.

— Elle donne dans le jardin et doit servir à rentrer le charbon…

— Au fond du jardin, y a-t-il une issue ?

— Y a pas de porte mais y a une brèche dans le mur…

— On tente une sortie ?

— Il me semble que c’est une solution désespérée, mais je ne vois pas d’autre chance à courir…

Je m’approche de Gisèle, défaillante.

— Reste à côté de moi. Et surtout ne perds pas le nord, on va essayer de s’en sortir.

Je lui dis ces mots dans un souffle. Ils suffisent à lui redonner un peu de courage.

Nous ouvrons la porte de fer. Un vent embrasé nous pousse au visage une haleine de four à chaux.

Un à un nous sortons par l’étroite ouverture. Aussitôt une rafale de balles nous accueille. Quelques hommes de Fred s’abattent. Les autres foncent désespérément. Je saisis Gisèle par le bras.

— Laisse-les tenter leur chance de ce côté, lui dis-je.

Je l’oblige à se coucher à terre. Moi-même je m’allonge à ses côtés. Nous entendons le bruit de la fusillade. Des flammèches pleuvent sur nous.

— Tu aperçois ce garage sur la droite ? demandé-je à Gisèle.

— Oui.

— Essayons de ramper jusque-là. J’ai vu que la porte était ouverte et qu’il y avait une bagnole à l’intérieur. Ces salopards se sont lancés aux trousses de la bande à Fred. Ils se contentent de surveiller les portes pour le cas où nous ne serions pas tous sortis. Nous disposons de quelques minutes de flottement. C’est le moment d’en profiter.

Doucement, nous rampons dans la direction que j’ai indiquée. Nous sommes à deux mètres du garage. Malédiction ! Deux Fritz se trouvent devant l’entrée. Si je leur tire dans l’œuf avec la mitraillette que j’ai eu la bonne idée de conserver. Ça va déclencher une de ces émeutes dont les zigs de la Gesta ont le secret. C’est le moment de convoquer mes méninges pour une assemblée plénière.

— Tu sais conduire ? je demande à Gisèle.

— Oui.

— Bon ! alors ouvre grandes tes oreilles : je vais retourner en arrière pour assaisonner les deux gars. Si je les liquidais ici, les autres nous enverraient tellement de pruneaux que deux types pourraient se serrer la main à travers nos carcasses.

— Mais, chuchote-t-elle, ils vont te tirer dessus.

— Je serais protégé par l’angle de la maison. Sitôt que les deux Frizous seront dans la poussière tu te précipiteras dans le garage et tu mettras la calèche en marche. Moi je bondirai.

« Surtout laisse bien la portière ouverte, sans quoi je vais déguster dur !

Sans attendre son opinion je retourne en arrière. Je suis dans les lueurs de l’incendie. Ce brasier est un truc épatant car il tient les Allemands à distance. Je me mets sur un coude et j’arrose les deux soldats. Ils tombent comme dans un film de Peaux-Rouges. Pourvu que Gigi perde pas les pédales ! Je me ratatine derrière un massif de fleurs. Y a pas de fleurs parce que nous sommes en plein hiver, mais ce monticule me dissimule suffisamment.

J’ai rudement bien fait de me planquer là. Les Allemands situés sur le devant de la taule m’envoient des baisers à répétition… La terre vole autour de moi. J’ai une trouille noire de voir démarrer Gisèle à cet instant. Car je ne pourrai pas sortir sous cette artillerie. J’entends le ronflement d’un moteur. P’t-être que les Frisés ne l’entendent pas à cause du boucan qu’ils font en me tirant dessus… Je le souhaite ; il vaut mieux les avoir à la surprise ! une balle dans le réservoir et on peut se l’arrondir pour ce qui est de se faire la paire… Bon Dieu ! je donnerais le soutien-gorge de Danielle Darrieux pour être changé en taupe. Comment que j’irais faire une balade dans les profondeurs. Je me marre en songeant que, pour ce qui est d’aller sous les bégonias, je peux pas rêver mieux. Car, tout à fait entre nous et la rue Lepic, si je me tire de cette aventure c’est que mon ange gardien est vachement dans les papelards du père Bon Dieu.

L’automobile bondit du garage. C’est une Panhard grande comme un cargo. Huit dixièmes de seconde et elle parvient à ma hauteur. À bibi de donner les brèmes ! Je recommande mon âme à qui de droit en le suppliant d’en faire bon usage au cas où ma carte de tabac deviendrait vacante, et je bondis hors de mon massif.

Y a une balle qui me passe sous le nez en sifflant ; une autre qui traverse le revers de mon pardessus…

Je saute dans le cargo et referme la portière.

— Poussez-vous ! dis-je à Gisèle, et accroupissez-vous.

Elle m’obéit avec une docilité qui rendrait rêveurs tous les pauvres glands de votre espèce qui ont les grelots dès que leur souris élève la voix.

Je biche le volant. Si vous n’avez jamais vu une bagnole se bagnauder dans un potager, amenez-vous ! Ça vaut le prix des places. Ces minables, comme des crèmes de connards, s’attendent à ce que je fonce illico vers la sortie. Alors ils se mettent sur un rang perpendiculairement à la grille et m’attendent. Ils pensent nous démolir à bout portant. Mais le petit San-Antonio les enchetibe violemment ! Au lieu de me ruer vers la liberté, je braque derrière la maison. Ils pensent comprendre l’astuce et comme un seul homme viennent à ma rencontre. Alors je fais une manœuvre express : c’est-à-dire que je fais demi-tour et, en définitive, pédale comme précédemment en direction de la grille. Pour être feintés, ils le sont. Quand ils reviennent de leur surprise je suis déjà à leur hauteur. Le temps qu’ils relèvent leurs armes et je passe la grille. Bons baisers, à bientôt !

Il pleut des balles sur la carrosserie ; les glaces volent en éclats, mais nous sommes sur la route.

Et la route, n’est-ce pas ? eh ben, c’est presque la liberté.

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