Il doit être midi. La porte de ma cellule-placard s’ouvre et un soldat me tend une gamelle de soupe. Faut une fameuse dose d’imagination pour appeler soupe cet infâme brouet. En vérité il s’agit d’eau chaude à la surface de laquelle flotte une mélancolique carotte. Dans l’état où je me trouve, je n’exige pas un repas de chez Larue… J’avale cette eau de vaisselle et je fais quelques mouvements pour me désankyloser…
À peine ai-je achevé cette sommaire culture physique que Karl fait son apparition.
Il fulmine. Je me dis qu’il va reprendre sa série de démonstration des tortures chinoises, mais il n’en est pas question pour le moment.
— Nous avons perquisitionné rue Joubert, éclate-t-il, et en fait d’ampoule, savez-vous ce que nous avons trouvé ?
« Un cadavre !
Si je lisais les révélations de San-Antonio j’aurais pas plus envie de me bidonner qu’à cette minute précise. Je n’avais plus pensé au gars Farous dit Tifs-en-Brosse, que j’ai refroidi dans l’appartement de mon sosie. Mieux ! j’ai complètement oublié, avant-hier, de signaler la chose à Guillaume… Cet oubli va peut-être sauver la mise ; en effet, ce cadavre donne de la vraisemblance à mon soi-disant aveu.
— Malédiction ! m’écrié-je. La bande des kangourous a remis la main dessus.
Je profite de la confusion qui règne dans l’esprit de Karl pour demander :
— Vous ne les avez donc pas tous abattus, l’autre soir, au Vésinet ?
Notez que cette question est risquée car elle peut donner à Renard l’idée d’interroger les rescapés, s’il y en a. Et ainsi il saura que Farous a été tué par moi, bien avant ma capture…
— Hélas, non ! répond Karl. Trois de ces crapules ont pu s’enfuir. Les autres étaient mortes…
Tiens, tiens, tiens ! Il y a des kangourous en liberté : voilà qui m’ouvre des horizons sur la disparition de l’ampoule, en tout cas, Karl vient de m’offrir sans le savoir une porte de sortie.
— Quel malheur ! fais-je. L’autre nuit, avant que vous n’arriviez ils venaient de me faire avouer où se trouvait l’ampoule… Ils ont dû se précipiter à l’adresse indiquée pour la prendre et ils se sont battus pour se l’approprier… Il ne vous reste plus qu’à mettre la main sur les fugitifs.
Karl médite.
— Nous allons voir ça.
« Venez avec moi ! ordonne-t-il.
J’ai la frousse qu’il ne me mette un pruneau dans la nuque ; en somme je ne sers plus à rien désormais puisque je suis dépouillé de l’invention. Il ne faut pas trop compter sur la clémence de Renard.
Nous pénétrons dans une sorte de salle à manger où des officiers dégustent des liqueurs en fumant des cigares gros comme des mâts de misaine. J’aperçois des femmes parmi l’honorable société, dont Greta.
Y a pas à dire, elle est bath, cette gosse, et on a beau être son ennemi intime, on ne peut se défendre de l’admirer. Elle porte un tailleur noir avec un corsage blanc et un collier d’ivoire. Elle fume, en prenant une pose languissante, une longue cigarette à bout doré.
— Voilà le commissaire de mon cœur, murmure-t-elle. Venez donc vous asseoir près de moi, commissaire.
Je suis ahuri par cet accueil, auquel j’étais loin de m’attendre. Vous savez que je suis l’homme qui s’adapte à toutes les situations. Sans sourciller, je m’assieds à ses côtés.
— Vous prendrez bien un verre d’alcool ?
— Vous voulez dire que j’en prendrais une pleine bonbonne, baronne…
Elle rit et me verse du cognac.
Ah ! ils se soignent, ces chimpanzés ! Pour être du bon cognac, c’est du bon cognac… Si je m’écoutais je prendais une petite biture gentillette, dans cette ambiance distinguée.
— Alors, je lui demande, comme ça, ma chère tendre amie, vous avez campo aux abattoirs aujourd’hui ?
— Mon Dieu, oui.
Elle a l’air bien décidée à ne pas se fâcher. Les autres nous écoutent, impassibles.
— Vous savez que vous êtes en beauté ?
— Pas possible !
— Comment, m’exclamé-je en feignant la surprise. Y a pas un de ces arracheurs d’ongles qui vous l’ait dit ! Ah ! chère Greta, la bonne vieille galanterie allemande se perd !
Elle se penche pour arrêter une maille qui file à son bas. Machinalement je respire son parfum et jette un coup d’œil à ses roberts. C’est une habitude qui est presque un réflexe chez moi. Seulement je suis de la revue parce que son corsage est fermé très haut par une broche. Je regarde donc la broche et je me mets à baver de surprise. Il y a une inscription sur ce bijou, une inscription qui m’en rappelle une autre…
Personne ne s’aperçoit de mon trouble ; c’est heureux…
— Vous avez devant vous, mesdemoiselles et messieurs, le fameux commissaire San-Antonio, des services secrets français, déclare Karl. C’est un garçon qui nous a causé bien des misères avant-guerre. Et qui continue ! Entre autres prouesses, il a réussi à prendre à ces crapules de kangourous notre B Z 22 ; il est à noter toutefois que ces derniers ne sont pas restés sur cette défaite et qu’ils ont réussi à s’approprier de nouveau notre invention.
Karl saisit un verre de cherry et se le téléphone dans le cornet. Après quoi il clape de la langue avec une réelle satisfaction et poursuit :
— Normalement, ce bon commissaire n’étant plus en cause, il ne nous resterait plus qu’à l’adosser contre un mur et à lui donner les douze balles auxquelles il a droit…
Il prend un temps.
— Mais, enchaîne-t-il, il m’est venu une autre idée : pourquoi n’utiliserions-nous pas les merveilleuses qualités de cet homme ? Il a réussi déjà une fois à mettre la main sur l’ampoule de B Z 22 ; il n’y a pas de raisons pour qu’il ne renouvelle pas le même exploit…
Ces messieurs hochent du chef d’une façon dubitative. L’un d’eux dégoise un truc en allemand, mais Karl l’interrompt :
— Soyons fair-play, mon cher commandant, dit-il. Je préfère que cet homme suive notre conversation…
— Eh bien, reprend le commandant avec un accent aussi épais que du goudron, il me paraît, monsieur le colonel, que ce serait dangereux de libérer le commissaire… Rien ne nous donne l’assurance qu’une fois hors d’ici il ne cherchera pas à passer en Angleterre… Si avant de partir, il parvenait à remettre la main sur le B Z 22, ce serait une vilaine affaire. Évidemment nous avons toutes facilités pour le surveiller de très près, mais, de votre affirmation personnelle, il ressort que nous avons à faire à un être rusé…
Karl sourit.
— Rassurez-vous, von Schtibbe, si j’ouvre les portes de cette prison à San-Antonio, c’est que j’ai un argument de valeur pour le tenir à la raison.
— Peut-on connaître cet argument, monsieur le colonel ?
— C’est un rat.
Je comprends son raisonnement.
— Nous gardons sa bien-aimée, comme otage, explique Karl.
« Nous avons la preuve qu’il lui est très attaché. Il ne voudrait pas qu’il lui arrivât de gros, gros malheurs, n’est-ce pas, cher commissaire ?
Faut-il vous dire, bandes de tocards, que cette proposition me botte vachement ? Tout est préférable à la détention dans cet abominable réduit. Une fois à l’air libre, je trouverai certainement une combine pour tirer Gisèle de là. Vous allez me trouver exagérément optimiste, mais je m’en tamponne l’abdomen avec un fer à friser ; une de mes devises favorites, c’est : « Tant qu’y a de la vie, y a de la joie. »
Je finis mon glass et je réponds gracieusement à Karl :
— Ça me paraît faisable. Seulement, je voudrais savoir ce qui se passera après les résultats que j’aurai obtenus.
« Est-ce que vous allez me transformer en engrais azoté ou me balancer la Croix de fer ?
Karl remplit mon verre.
— Entre ces deux solutions, ne croyez-vous pas qu’il y a une compromission possible ? Vous savez, ma proposition d’hier tient toujours. Vous avez ma parole d’officier que si vous me remettez l’ampoule vous aurez la vie sauve, vous et votre amie. Je donnerai même des instructions pour que votre internement s’effectue dans les meilleures conditions possibles pour vous.
— Vous êtes gentil.
— Je ne voudrais pas trop faire de projets, dit-il encore, mais peut-être pourrons-nous envisager, si vous nous donnez satisfaction, une plus ample collaboration. Notre gouvernement se plaît à utiliser toutes les énergies…
Ce que je peux avoir envie de me boyauter, c’est rien de le dire. Ce Karl est décidément un rigolo. À l’en croire il peut me fournir un petit emploi de gauleiter !
— Alors ? demande-t-il. Quelle est votre réponse ?
— Mon Dieu, il me semble que je n’ai pas le choix… Seulement je mets à mon acceptation deux… je n’ose pas dire conditions ; mettons que je formule deux vœux.
— Je vous écoute.
— Eh bien, je voudrais que vous ne me jetiez pas dans les jambes une compagnie de panzers sous prétexte que je ne suis libéré que sous condition. La partie que je vais avoir à jouer sera délicate, je ne tiens pas à ce que ma liberté d’action soit entravée par quelques anges gardiens. Vous me comprenez ? Je vous parle franchement ; sans la moindre arrière-pensée…
— Et le second vœu ?
— Il est modeste : en ce moment, le rêve de ma vie serait de me taper un sandwich… Depuis deux jours je n’ai absorbé qu’une carotte et un bol d’eau chaude…
Karl sonne un larbin et lui ordonne de me servir un repas froid.
— À la bonne heure ! dis-je, je préfère discuter dans une ambiance cordiale.
Je me mets à croquer en évitant de me laisser aller à la gloutonnerie. Je ne veux pas que ces pignofles aillent raconter que San-Antonio s’est conduit comme un chien affamé. Je lève le petit doigt en mangeant et je tâche de mettre à profit toutes les recettes de ce guide des bonnes manières que j’avais trouvé dans le tiroir de la table de nuit d’un faux baron.
Tandis que je me restaure, ces messieurs dames reprennent leur conversation en chleu.
Je me tourne vers Greta.
— Dites, ma princesse lointaine, vous ne savez peut-être pas que malgré nos petits différends et même malgré qu’il vous arrive de prendre ma joue pour un cendrier, j’en pince terriblement pour votre carrosserie. Je crois vous avoir prouvé antérieurement que votre ligne ne me laisserait pas insensible… Si vous vouliez, on signerait un petit armistice tous les deux, hein ?
Elle me regarde derrière la fumée de sa cigarette. Ses yeux sont presque verts… Entre ses lèvres sensuelles j’aperçois ses dents éclatantes.
— Si je vous filais un petit ranque pour demain, vous viendriez ?
— Ce serait à voir.
— Notez, poursuis-je, afin de dissiper ses hésitations, que si la chose se savait par ici, ça n’aurait aucune importance. Vous pourriez dire que vous me faites du charme afin de mieux me surveiller. Le plus marrant c’est que ça doit être vrai. Mais tant pis ; j’ai trop envie de vous serrer dans mes bras pour analyser les raisons qui vous poussent à m’accorder certaines faveurs.
— D’accord, chuchote-t-elle.
— Rendez-vous au Pam-Pam de l’Opéra ?
— Si vous voulez…
— On dit quatre heures de l’après-midi ?
— On le dit.
Satisfait par ce résultat, je morfille un steak-cresson. Bon, les choses se mettent au beau fixe.
Dans le milieu de l’après-midi, rasé de frais, je quitte les sulfatés. Karl m’a fait rendre une partie de mon pognon. Avant que je sorte il me montre la cage à oiseau où le pauvre rat tourne en rond inlassablement.
— N’oubliez pas cette petite bête, surtout…
— N’ayez pas peur.
— Voici notre numéro téléphonique. Au cas ou vous auriez besoin de renfort, n’hésitez pas.
— Entendu.
— Une dernière mise au point, déclare le faux Renard, je vous donne huit jours pour réussir. Ce délai passé, le rat aura de quoi se satisfaire…
Je ne réponds que par un geste vague. Et je sors.
À un de ces quatre !