Je n’ai aucune difficulté à trouver le magasin de journaux-papeterie où, paraît-il, se terre le solde des kangourous. Une petite vieille enveloppée dans un fichu me reçoit. Sa boutique est aussi crasseuse qu’elle.
— Salut, mémé, je lui fais, j’aurais deux mots à dire à des messieurs qui ne doivent pas être loin.
Elle prend l’air étonné d’une génisse qui assisterait à la projection d’un film sur les chemins de fer.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Voyons, mémé, ne vous donnez pas la peine de jouer à Cécile Sorel, je suis pas le directeur du Français…
Je suis en renaud parce que cette sacrée Greta a oublié de me donner le mot de passe. Comment vais-je procéder pour convaincre cette vieille toupie ?
— Je veux voir Fred, j’ai un mot pour lui.
— Fred ?
Je sors le message de Greta et le pose sur la banque à journaux.
— Puisque vous doutez de moi, voilà un mot d’introduction. Je vais prendre un peu d’air. Montrez-le à Fred.
Je sors avant qu’elle ait eu le temps de me raconter des boniments.
Ce que les gens sont méfiants à cette époque !
Quand je ramène ma rognure, elle est souriante.
— Venez, me dit-elle.
Elle m’entraîne dans son arrière-boutique. C’est plein de journaux ficelés et de vieux bouquins poussiéreux dans ce coin. La vieille soulève une tenture et un escalier en colimaçon apparaît.
— Je vous laisse descendre seul ? fait-elle.
— Mais bien entendu, mémé, vous cassez pas l’arête dans ce toboggan. Je trouverai bien, allez !
Je m’engage dans l’escalier en tortillon. Il fait un bouzin du diable. On dirait un hippopotame qui se baladerait sur un toit de zinc.
Parvenu au bas des marches, je tire mon briquet car il fait plus noir là-dedans que dans la culotte d’un nègre en grand deuil.
Je l’allume. Juste comme la minuscule flamme s’agrippe à la mèche, j’entends un petit bruit derrière moi. Je me retourne. La seule chose que je vois, c’est un poing. Mais par exemple, je le vois bien. Il m’arrive droit dessus. Je fais un mouvement de côté mais il me photographie salement. Je le prends sur la joue et il me semble qu’il me traverse le bocal. Je parie que ma tête va servir de bracelet à ce puncher inconnu.
Je laisse tomber mon briquet et je me mets à quatre pattes. Moi je n’ai plus besoin de briquet pendant un bon moment ! Le type m’a installé dans le but un de ces éclairages au néon qui ferait siffler tous les chefs d’îlots de Paris et d’ailleurs. J’entends le bruit profond d’une respiration.
— Hé, Fred ! dit une voix. Éclaire ! Je l’ai eu.
Une ampoule électrique jaillit au plafond, corsant mon illumination personnelle. Je vois devant moi le gros caïd qui faisait partie de la bande du Vésinet.
— Alors, c’est toi Tom ?
Il me regarde et paraît ne pas comprendre.
— Tonnerre de Dieu, ce qu’il a la tête dure, ce mec-là ! s’exclame-t-il.
— M’en parle pas, je réponds, pendant qu’elle m’attendait, ma mère ne mangeait que des cailloux…
— C’est ce qu’on va voir !
Il s’avance.
— Laisse-le, ordonne la voix calme du grand Fred.
— Le laisser ! Je vais d’abord lui filer une de ces roustes comme il en a jamais reçue.
— Allons ! intime Fred.
Fred se tient dans l’encadrement d’une porte. Il est élégamment vêtu d’une veste d’intérieur et un foulard de soie jaune enserre son cou.
— Rien à faire ! proteste Tom. Un salaud qui a liquidé Finfin !
Il ajoute :
— Finfin était mon pote, je l’aimais bien, moi, ce puceron !
Je comprends que Finfin était le surnom du nain. Je comprends aussi un tas d’autres choses… Par exemple que la môme Greta m’a eu une fois de plus. Y a pas d’erreur, elle a passé un coup de fil à ces types puisqu’ils savent que j’ai tué le nabot. Ils ne peuvent en effet déduire de son absence que je l’ai tué, d’autant que la presse n’a pas parlé de sa mort pour la bonne raison qu’il est encore dans le placard de ma chambre. Si Greta les a prévenus, c’est sans aucun doute pour donner contre-ordre à son message. Elle a dû charger les deux hommes de me faire avouer où se trouvent les disques compromettants et de me régler mon compte… Pas mal combiné. En tout cas, elle a une promptitude de décision très rare chez une femme…
Je pense ces trucs-là en une fraction de seconde. Je suis pas constipé de la matière grise comme vous l’êtes, tas de tronches ! Seulement le gros Tom ne perd pas son temps. Il retrousse ses manches et m’allonge un taquet. Fred proteste.
— T’excite pas, dis-je à Fred. Puisque ton bull-dog veut se faire étriller, il va être servi… Laisse-moi lui montrer deux ou trois petits trucs marrants qui complèteront son beau physique de vieux chaudron.
Je me mets en garde. J’attends que Tom prenne l’initiative de l’engagement. Il ne traîne pas. Il lance un formidable direct du droit que je contre comme un champion. Il se met en boule et tente une série à la face. Je laisse passer l’orage, bien abrité derrière mes poings. Ce gaillard est costaud comme un bœuf, mais il s’essouffle rapidos. J’attends qu’il se soit un peu fatigué ; alors je recule d’un pas. Le crochet du gauche qu’il balançait va se perdre dans la rampe de l’escalier. Prompt comme l’éclair je lui fais cadeau d’un direct au foie qui le casse en deux. Je le relève avec un gauche-droit sous le menton. Il essaie de reprendre l’initiative, mais il ferait mieux de s’inscrire pour un abonnement à la lecture ! Maintenant il est à moi et je me régale un brin.
Je lui éteins un de ses cocards, puis je lui fends une arcade sourcilière. Le sang coule. En moins de deux il est aveuglé. Ses bras de déménageur font des gestes désordonnés. Je rigole sauvagement.
— Hein, Toto, qu’est-ce que tu dis de ça ? Je suis pas champion, réponds ?
Il me crie une injure. Je lui tire un parpaing de cent kilos dans les badigouinsses ; il crache trois dents sur le plancher et s’écroule.
Je me masse les doigts et je dis à Fred.
— Tu crois que ça ira la démonstration ?
— Ce sera suffisant pour aujourd’hui, reconnaît le grand Fred.
« Allons Tom, relève-toi !
Mais Tom ne répond pas.
— Faudra qu’il aille se faire repaver la gueule s’il veut s’engager comme jeune premier à Hollywood, dis-je à Fred.
— Viens par ici ! ordonne mon interlocuteur.
Nous pénétrons dans une petite pièce sobrement meublée d’un lit, d’une table et de deux chaises dépaillées.
— Alors, tu t’en es tiré, l’autre jour, mon vieux Fred ?
— Tu vois…
— Comment avez-vous fait ?
— Figure-toi qu’il y avait deux hommes en armes de l’autre côté de la brèche. Ils ont ouvert le feu sur nous mais, grâce à Tom, nous nous en sommes tirés. Il a grimpé sur le mur et, de là il a sauté sur un des Frizous, l’a assommé et lui a fauché sa mitraillette. Il a abattu l’autre et nous avons filé… Les autres ont rappliqué, mais le nain, Tom et moi avons eu un pot terrible ; figure-toi que nous avons grimpé sur la passerelle qui enjambe la voie ferrée près de la gare, juste au moment où passait un train de marchandises. Nous avons sauté dans un wagon ouvert. Les Frisés n’y ont vu que du feu…
« Et toi ; comment que t’as fait ?
Je lui raconte la poursuite en bagnole.
— Mes compliments ! s’exclame-t-il.
— Rengaine-les, Fred. C’est pas encore l’heure de se jeter des fleurs en criant au génie. Il y a du boulot.
Il ricane.
— Et quel boulot ?
Je le vois sortir un revolver de sa poche grand comme un canon à longue portée.
— Tu vas à la chasse au chamois ? je lui demande.
— Si tu appartiens à cette sorte de mammifère alors, d’accord, c’est bien à la chasse au chamois que je vais.
Bon, c’est le temps de s’annoncer nos couleurs.
— Eh, Toto, pas de blague ! Avant de jouer au tir au pigeon, laisse-moi monter à la tribune, tu veux ?
Je m’assieds sur le lit et j’attaque :
— Je connais toute l’affaire et toi tu n’en connais pas la moitié ; vous m’avez l’air aussi dégourdis, Tom et toi qu’un plat de spaghetti… Vous vous laissez fabriquer comme des puceaux par une rombière… Y a des petzouilles qui rêvent de voir Naples avant de calancher, moi, mon rêve, ce serait de faire entrer pour cinquante grammes d’intelligence dans votre caboche en ciment armé.
« Vous vous êtes embauchés comme tueurs à la petite semaine dans les pattes de gens que vous ne connaissez pas… Sais-tu seulement que le grand patron n’est autre qu’une femme ? Et une femme qui est de la Gestapo ?
Il paraît prodigieusement intéressé.
— J’ai assez usé de salive aujourd’hui. Je préfère t’affranchir à fond sur la question et te donner les preuves de ce que j’avance.
« Il y a quelques minutes, tu as dû recevoir un coup de fil de la part du grand patron, n’est-ce pas ? Oui ? Bon ! Eh bien c’était la gonzesse qui tient les guides qui t’a parlé ; une souris mon grand, qui n’a pas froid aux châsses… Elle t’a dit que j’allais me pointer avec un mot d’introduction, mais qu’il ne fallait pas tenir compte de celui-ci. Que par n’importe quels moyens vous deviez me faire avouer où sont planqués certains disques, et qu’une fois en possession de ceux-ci il fallait me buter.
— Exact ! murmure-t-il, surpris.
À ce moment la porte s’ouvre et Tom fait son entrée. Il est déguisé en pomme de terre. Il faut un examen approfondi pour se rendre compte de quel côté se trouve son visage. Il fait quelques pas en vacillant et se laisse choir sur une chaise.
— T’es gracieux, je lui dis. On dirait que tu t’es disputé avec un troupeau d’éléphants…
Fred se marre aussi. Tom est groggy.
— C’est la première fois que je prends une danse de cette ampleur reconnaît-il. Comme cogneur, tu te poses là.
J’aime l’entendre parler ainsi. Ces buteurs ne comprennent que la force. Celui-ci a trouvé son maître et il le reconnaît loyalement. Il ne cherche plus à faire des magnes…
— Je suis bien content que tu rentres en piste, dis-je. Je parlais de choses qui t’intéressent aussi…
Alors je leur explique toute l’affaire depuis A jusqu’à la place de la Nation. Ils ouvrent des mirettes en bouches d’égout. Quand j’ai terminé, je leur dis :
— Je vais téléphoner au copain qui détient l’enregistrement pour lui demander de vous le faire entendre. Où se trouve le tubophone ?
Fred me le désigne et je communique avec Bravard.
On grille des cigarettes et on tortille un demi-litre de Negrita en attendant mon copain.
Une heure plus tard, Fred et son acolyte ont auditionné le fameux enregistrement. Ils sont enfin dûment convaincus et ils ne sont pas contents du tout. S’ils pouvaient tenir Greta dans un coin, on assisterait à un très joli spectacle de vivisection.
— Bon, alors vous êtes d’accord avec moi, les enfants ?
Et comment qu’ils le sont ! Si je leur demandais de marcher au plafond, ils le feraient.
— Il n’y a rien à tirer de cette fille. Je vous propose de lui jouer un sale tour. Maintenant il n’est plus question de l’ampoule, donc vous perdez tout espoir de faire du blé avec ce filon. Mais si vous marchez avec moi et consentez à risquer le paquet à mes côtés, foi de San-Antonio, je vous emmène en Angleterre et vous y ferai verser une coquette somme d’argent.
Ils n’hésitent pas.
— Commande, on te suit ! déclare Fred.
— Ça va être du coton…
— Tant pis, de toute façon nous sommes sciés par ici, hein, Tom ?
Tom pousse un grognement de sanglier enrhumé.
— Pour sûr !
— O.K. Alors voici ce que je vous propose : quand Greta va vous téléphoner pour savoir où en sont ses affaires, vous lui direz que vous avez les disques et que je suis mort. Si elle vous demande de les porter quelque part, répondez-lui que vous avez les foies et qu’il vaut mieux qu’elle les fasse prendre.
« C’est trop gros de conséquences pour elle pour qu’elle charge quelqu’un de la commission. Donc elle viendra elle-même, que ça lui plaise ou non ; c’est sa seule chance. Alors nous essaierons de donner une petite sauterie en son honneur.
Un double éclat de rire est la seule réponse.