On me laisse pourrir pendant vingt-quatre heures dans ce placard, sans m’apporter à briffer. Ces gars-là ont dû entendre parler des méthodes de Louis XI. Quand ils m’ouvrent la porte, je tombe en digue-digue, étourdi par la faiblesse et la lumière. Je suffoque car mes poumons sont anémiés. Je ne me rends plus compte de ce qui se passe autour de moi. On me pousse et je marche… Me revoici dans la salle de classe. Je retrouve Renard et Greta — je me souviens que c’est ce prénom que mon traître a donné à Florence.
Ils sont seuls derrière la table. Lui est vêtu en colonel de la Gestapo. L’uniforme lui sied à ravir.
— Bonjour, monsieur le commissaire !
Je leur fais un petit signe de la main. Ça commence à mieux aller. Le grand air m’a fait du bien. Si je pouvais me taper une entrecôte et un litre de vin, je serais vite en état de marche…
— Alors, questionne Renard, vous êtes revenu à de meilleurs sentiments ?
— Pardon ?
— Vous avez parfaitement entendu ma question.
— De quels sentiments voulez-vous parler ?
— Allons, ne faites pas l’innocent. Dites-nous où vous avez caché l’objet que nous cherchons et vous avez ma parole que je vous envoie en prison jusqu’à la fin des hostilités, vous et votre amie.
Y a pas, son offre est raisonnable, seulement deux raisons majeures m’empêchent de lui donner suite : primo, je n’ai pas plus confiance en ce triste sire qu’en un couple d’ours bruns ; secundo, et c’est un argument sans réplique, j’ignore absolument où se trouve leur sacrée ampoule.
Je dis tout ça à mon interlocuteur, mais il n’a pas l’air de me croire.
— Au cas où vous vous entêteriez à garder le silence, fait-il, je tiens à vous préciser que vous vous exposeriez à un châtiment extrêmement sévère.
— Je crois que nous perdons notre temps, interrompt Greta. Vous devriez employer d’autres arguments, mon cher.
— Soit !
Sur un signe de Karl-Renard, son grand lavement de l’autre jour me ligote sur une chaise. J’ai les mains attachées au dossier et les chevilles entravées.
Greta s’avance ; elle tient une cigarette et l’approche de mon visage. La chair de ma joue grésille ; une atroce douleur me mord le cerveau. Je serre les dents pour ne pas crier…
— Que pensez-vous de ça, cher ami ? questionne-t-elle en riant.
— C’est pas mal, mais tu manques d’imagination ma colombe. Je peux te garantir sur papier timbré que si tu me tombes un jour entre les bras, je te ferais voir des trucs beaucoup plus sensationnels. Sans blague ! le coup de la cigarette c’est vieux comme le sadisme des gonzesses de ton format.
— Karl ! Il me nargue…
Elle halète de rage.
— Ne vous excitez pas, recommande son compagnon ; c’est un garçon très courageux et qui ne cèdera pas tout de suite.
— Écoutez, Fritz, je lui dis. Au Moyen Âge il existait un truc magnifique pour faire avouer les prévenus : on leur travaillait les membres avec des tenailles rougies, ou bien on leur faisait faire trempette dans de l’huile bouillante… Dix fois sur dix les gars se mettaient à table. Ils avouaient tout ce qu’on voulait. On leur aurait demandé qui avait poussé Ève à croquer la pomme, ils auraient juré sur la tête de leur grand-mère que c’était eux. Par la torture, on fait en général avouer n’importe quoi à un type. Seulement on n’a jamais pu faire dire à un mec ce qu’il ignore, vous saisissez ?
— Parfaitement. Parfaitement, mon bon commissaire, seulement, si vous le permettez, je vais tirer la conclusion de votre raisonnement : on n’a certainement jamais pu faire dire à un homme ce qu’il ne sait pas ; mais on peut faire dire à celui qui sait ce qu’il sait. Par exemple, en ce qui vous concerne : ou vous savez où est l’ampoule, ou vous ne le savez pas.
— Tu l’as dit bouffi !
— Si vraiment, et j’en doute, vous l’ignorez, notre… insistance sera vaine, d’accord, mais si vous le savez, vous avouerez. C’est une chance à courir. Je risque de triompher, dans le cas contraire, vous souffrirez en pure perte. C’est très regrettable mais je dois vous imposer cette épreuve…
Je hausse les épaules.
— Tais-toi donc, tu me fais pleurer.
Renard me balance un coup de poing en pleine poire.
— Ceci pour vous apprendre la politesse, fait-il.
Je pique une crise de rage, mais je suis vite calmé par le lavement qui m’assaisonne aux petits oignons.
Je suis dans de beaux draps ! Avec quelle volupté je viderais mon magasin de quincaillerie dans les tripes de ce joli monde ! Ils me font pour commencer une séance de sac de sable, mais je la boucle toujours. Je suis trop bourré de haine pour sentir des coups de poing.
Ensuite, ils me tambourinent le cervelet avec une matraque en caoutchouc. Je crois devenir fou. Y a des types qu’on a enfermés pour moins que ça. J’ai l’impression qu’on fait courir le Grand Prix de Longchamp dans ma tête. Des éclairs rouges zèbrent mon regard, les objets dansent devant mes yeux…
— Parlerez-vous ? demande Karl.
Cette voix ! C’est elle, je crois bien qui me fait le plus souffrir. Je vis une sorte de terrible cauchemar.
— Parlerez-vous ?
— Et ta sœur ?
Ils stoppent la séance.
Renard ordonne quelque chose à ses archers. L’un d’eux quitte la salle et revient avec Gisèle.
— Puisque vous êtes aussi têtu, nous allons tenter notre chance sur mademoiselle…
— Bande de lâches !
Ils ligotent Gisèle comme ils l’ont fait pour moi. Au bout de deux gifles, elle éclate en sanglots.
— Courage, ma chérie ! je lui hurle.
Du courage, elle en a une bonne provision, cette gosseline, moi je vous le dis. À sa place, pas une pépée ne supporterait ce qu’elle supporte. Elle est toute bleue de coups et elle se tait. Je lui tire mon chapeau !
— Ces damnés bougres sont en marbre ! s’exclame Karl.
— Employez les grands moyens, les super grands moyens ! conseille l’infâme Greta.
Karl hausse les épaules et se dirige vers un placard dont il ouvre la porte. Il en sort une minuscule cage à oiseau dans laquelle remue quelque chose de sombre. Il apporte la cage sur la table et, la désignant du doigt, questionne :
— Vous voyez ce que contient cette cage ?
Nous regardons : un rat !
— Oui, c’est un rat ! murmure Karl. Un bon vieux rat d’espère ordinaire. Je vais vous expliquer son rôle, car il en a un à jouer. C’est une petite recette qui vient de Chine. Les Chinois sont des gens pleins d’imagination et de psychologie…
Il s’arrête pour regarder l’effet que ses paroles produit sur nous. Nous faisons bon visage. Cette cage et ce rat apportent comme une détente dans la pièce.
— Ce rat, reprend Renard, est affamé. Nous allons appliquer la cage sur une certaine partie du corps de mademoiselle ; nous l’arrimerons au moyen de courroies et nous ôterons la porte de la cage, laquelle porte coulisse. Ce qui se passera alors, je vous laisse le soin de l’imaginer…
Gisèle pousse un grand cri et s’évanouit.
Je contiens ma colère de mon mieux et je m’adresse à Karl :
— Dites donc, colonel, vous êtes un officier ou un sadique ? Un humain ou un fauve raffiné ?
Il hausse les épaules.
— Seuls comptent les résultats…
Je le sens déterminé. Comment éviter cette ignominie ? Si je savais où se trouve l’ampoule, je crois bien que je le dirais. Et si… Mais oui, c’est la seule solution…
— C’est bon, fais-je d’un air accablé, je vais tout vous dire, l’ampoule est cachée rue Joubert, au 14, troisième étage, porte de gauche.
— Pourquoi ne l’aviez-vous pas prise ? interroge Karl, plein de méfiance.
— Parce que je voulais au préalable négocier sa vente en Angleterre.
Mon truc a pris. Je vois s’éclairer le visage de nos tortionnaires.
— Où est-elle cachée ?
— Elle est placée après le lustre de la salle à manger…
— Nous allons vérifier…
On nous reconduit à nos cellules respectives… Je me demande comment tout ça va finir…