Les mariés à la noix sont partis en voyage de noces depuis belle lurette lorsque nous entrons dans le restaurant. Les garçons mettent les chaises sur les tables et commencent à balayer. Celui qui nous a servis me reconnaît et s’avance, la bouche en prose de poule, flairant un pourliche.
— Ces messieurs dames ont oublié quelque chose, tout à l’heure ?
— Je voudrais dire un mot au gérant.
Il s’incline et me conduit aux cuisines. Sur une table, entre des arêtes de poissons et un restant de mayonnaise, le gérant fait ses comptes. Il a un tas impressionnant de biffetons devant lui et il les classe par paquets de dix. La recette a été bonne. Avec tout ce pognozoff on doit avoir les moyens de se payer un porte-avions.
Ma visite n’a pas l’air de lui plaire. Vous pouvez remarquer que les gars qui morfillent, qui lonchent ou qui comptent leur blé, n’aiment pas être dérangés, ceci parce que la table, l’amour et le fricotin sont des choses sacrées pour la majorité des gnaces. Il fronce le sourcil.
— Vous désirez ?
— Vous dire deux mots.
Il a un geste excédé.
— Il est minuit, objecte-t-il.
Je secoue la tête.
— C’est pas pour vous demander l’heure que je suis venu.
— Monsieur, rouscaille-t-il, je ne goûte pas beaucoup ce genre de plaisanterie.
Pour lui filer la traquette, je lui montre ma carte.
Si vous pouviez jeter un coup d’œil sur la physionomie du mec vous rigoleriez tellement qu’on serait obligé de vous amener votre belle-mère ou votre percepteur pour vous faire passer le fou rire. C’est inouï ce qu’il a les flubes, ce pauvre endoffé.
— M-M-M-Monsieur le co-coco, monsieur le commissaire, bégaie-t-il, que se passe-t-il ?
Il jette un regard désespéré à son fric. Puis ses yeux cherchent les miens et me font une muette proposition. Je comprends que si le cœur m’en dit, je n’ai qu’à tendre la paluche ; immédiatement il y pleuvra des billets grand format. Gisèle sourit doucement. Elle s’est aperçue que le gérant me prenait pour un zig du contrôle et ça l’amuse autant qu’un film de Charlie Chaplin.
Je laisse mijoter le copain dans sa pétoche avant de secouer la tête.
— Ne vous cassez pas la nénette ; je ne viens pas ici pour vous emmouscailler, mais simplement pour que vous me passiez un tuyau.
Mon interlocuteur respire. Il s’empresse, il frétille, il bave. S’il continue, va falloir passer la serpillière sous sa chaise.
Il affirme qu’il est prêt à me donner tous les renseignements dont il peut disposer. Si ça pouvait me faire plaisir, ce zigoto me vendrait son vieux et sa vieille et il collerait sa petite sœur par dessus pour faire le bon poids.
Il est cuit à point. C’est le genre de froussard qui se met à table et ouvre grand son usine à jactance sans qu’on ait besoin d’aller chercher un tire-bouchon.
— Tout à l’heure, au dîner… de mariage, il y avait une paire de musiciens. Vous les connaissez ?
Il secoue négativement la tête.
— Dites-donc, baron, je lui fais. Faudrait voir à pas prendre ma hure pour un bocal de poivrons rouges…
— Mais…
— Y a pas de mais. Enfin quoi, pour donner à briffer au populo vous mettez en scène une histoire de noce perpétuelle. Pour entrer dans votre cirque il faut prononcer un mot de passe, et vous voulez me faire croire que deux musicos que vous ne connaissez pas débarquent au milieu du coq au vin, du lapin à la moutarde et du saumon fumé comme ça… Vous interdisez l’entrée de votre boîte à des ministres, s’ils ne sont pas affranchis, et des cloches peuvent y entrer avec leur appareil à transformer le vent en musique sans que vous vous demandiez qui ils sont et d’où ils viennent, sans blague, mon petit père !
Pendant ma péroraison, le gérant a essayé à plusieurs reprises de m’interrompre, mais chaque fois que je lui ai vu ouvrir la bouche, je me suis mis à hurler si fort que la sirène d’un steamer ressemblerait à côté de mes éclats de voix, au grignotement d’une souris.
Le pauvre diable profite de ce que je reprends ma respiration pour s’expliquer.
— Monsieur le commissaire ! Ces hommes avaient le mot de passe. Je les ai laissés jouer car je me méfie des rancunes.
Je me radoucis. Incontestablement cet homme est sincère.
— Et vous ne les aviez jamais vus auparavant ?
— Jamais ! Monsieur le commissaire, vous pouvez interroger mon personnel, vous verrez que je ne vous mens pas.
Gisèle me regarde. Je la regarde. Le type nous regarde. Comme vous le voyez, l’éloquence n’est pas de rigueur. Nous nous sentons assez gourdes tous les trois. Mon enquête foire vachement. Est-ce que je perds la main ou quoi ? En tout cas, pour une fois que je joue au grand mec devant une fille, c’est gagné.
Le gérant qui, maintenant, est sûr que je ne lui chercherai pas de rognes, fait son petit fou.
— Me ferez-vous l’honneur d’accepter une coupe de champagne ?
Je lui fais cet honneur. Le gars donne des ordres et un sommelier s’empresse. Bientôt, nous sommes tous assis autour d’un seau en argent.
— Si par hasard ces musiciens revenaient, faudrait-il vous avertir, monsieur le commissaire ?
Ce serait une bonne idée. Je refile mon adresse au copain et je lui fais des compliments pour son champagne qui est épatant. Si c’est du pareil qu’il offre aux matuches, je comprends pourquoi ils lui fichent la paix avec le mariage quotidien de sa nièce Ernestine.
À la seconde coupe, mon cerveau se remet en mouvement. Au fond, ma centrale manque de carburant. Je suis persuadé que dès que j’aurai repris ma cylindrée normale, tout ira mieux.
En attendant, l’idée qui me travaille n’est pas mauvaise.
— Dis donc, Gisèle, est-ce que vous savez jouer d’un instrument ?
Elle me regarde et s’efforce de ne pas avoir l’air surprise.
— Non, me dit-elle, mais je sais tricoter des pull-overs.
Je fais la moue.
— Pour jouer au détective amateur, ça ne suffit pas. Savez-vous chanter ?
— Ma foi, je ne voudrais pas me vanter.
— Oui, ou non ?
— Ce serait plutôt oui. Oh je ne suis pas Lily Pons.
— Je préfère. Si vous étiez Lily Pons, vous seriez en ce moment au Metropolitan Opera de New York.
Le gérant est de plus en plus ravi. Cette soirée est une des plus belles de sa vie de cloporte. Il est tellement heureux qu’il fait rapporter une autre bouteille. Gisèle s’y met, et comment ! Elle a des dispositions pour ce qui est d’appliquer le principe des vases communicants. Je ne me bilote pas car j’ai la bagnole. Si elle est blindée, je pourrai la ramener chez elle sans avoir recours aux pompiers.
Brusquement, je prends une décision. Je ne sais pas où elle va m’entraîner, mais ce que je sais c’est qu’elle peut avoir des conséquences redoutables.
— Vous avez des musiciens ?
— Rarement.
— S’il s’en présente demain, envoyez-les au bain, compris ?
— Entendu, monsieur le commissaire.
— Par ailleurs, demain soir, je viendrai en compagnie de mademoiselle.
Il feint l’enthousiasme.
— Nous vous garderons une bonne table, monsieur le commissaire. Et vous me permettrez de vous traiter à ma façon…
Je le stoppe net.
— Nous ne viendrons pas pour croquer, mais pour donner un récital. Vous entendrez mademoiselle dans son répertoire, et vous aurez l’honneur et l’avantage d’applaudir un solo de violon de ma composition.
Gisèle pousse un cri. Elle vient de piger. Ses yeux brillent comme des diams.
— Chéri ! s’exclame-t-elle. Chéri ! c’est merveilleux…
Quant au gérant il ne dit rien, mais on comprend que son plus cher désir c’est de se gaver de comprimés d’aspirine.
Ce que j’aurais pu en épater des gens au cours de cette soirée ! Je fais un sort à ma coupe et je me lève.
— Ne soyez pas trop surpris, dis-je à notre hôte, ce que je vous demande fait partie d’un plan d’action important.
— Mais… certainement, monsieur le commissaire. Tout à votre service.
Il nous raccompagne jusqu’à la voiture.
— À demain !
— Bonne nuit, messieurs dames !
J’embraie et nous nous éloignons à fond de ballon. Une patrouille boche nous arrête, boulevard Haussmann.
— Papir !
Je montre nos ausweis. Pas d’anicroche. Deux minutes plus tard je dépose Gisèle devant sa turne.
— Eh bien, me dit-elle, vous ne montez pas ?
— Je ne sais pas si c’est convenable…
Elle hausse les épaules.
— Ça n’est sûrement pas convenable ; mais, comme le dit un homme que j’ai beaucoup aimé : « La raison et moi sommes séparés pour incompatibilité d’humeur. »
Ce qu’elle est choute cette gosseline.
Je la suis dans les escaliers. Parvenu dans son studio, je téléphone à Guillaume pour lui dire d’envoyer chercher la voiture s’il en a besoin. Il me dit que je peux la conserver jusqu’à plus soif. Tout va donc pour le mieux.
— Et maintenant, me dit Gisèle, parlons un peu de ce plan d’action.
Elle a la bouche un tantinet pâteuse. Les mots ont de la peine à sortir. On dirait qu’ils sont englués dans du sirop de pomme.
— Et maintenant, repris-je. On ne parle plus boulot. Du reste, soit dit sans vous vexer, ça se bouscule au portillon. Vous allez me dire où se trouve la chambre d’amis.
— Comme j’ai un petit appartement, elle ne fait qu’une avec la mienne.
— La promiscuité ne vous gêne pas ?
— Non, il n’y a que l’odeur de la pipe qui m’incommode.
— Alors, il n’y a pas d’empêchement à ce que je profite de cette chambre d’amis, car je ne fume que la cigarette.
À ce moment, le poste qu’elle a branché, se met à jouer des machins tellement suaves que les saints du paradis confondraient les trompettes célestes avec celle d’Armstrong s’ils entendaient ce blues.
Je chope Gisèle par la taille et je l’emmène dans la chambre à coucher. C’est un endroit qui vaut la salle d’attente des troisièmes à Saint-Lazare, moi je vous le dis.
Et quand San-Antonio dit quelque chose…