Nous arrivons chez les Renard à la grosse nuit. Un bombardement de la région parisienne nous a mis en retard et j’ai peur que nous rations le coche.
Une voiture stationne devant la porte.
— Entrez vite ! nous dit Renard. Tout est prêt, nous allons nous mettre en route dès que possible.
Je suis un peu gêné de présenter Gisèle à Florence. Je redoute une réflexion ou un mouvement désagréable, mais décidément, la fille de mon hôte est de première. Elle ne sourcille pas et ferme son joli bec. Du reste je présente Gigi comme étant une collaboratrice.
— Nous vous accompagnons tous les quatre, déclare Renard. Les voisins pourraient s’étonner que nous sortions la voiture la nuit pour véhiculer des inconnus. Il faut être d’une grande prudence.
Je l’approuve pleinement. On s’entasse tous dans une vieille Renault et en route !
C’est le fils aîné qui conduit. Renard et son cadet sont devant. Le mec San-Antonio fait son pacha derrière, entre les deux poulettes. Je soupire d’aise. Comme il fait noir dans l’auto, je prends la main à chacune des petites. De cette façon y a pas de jalousie possible. Je me hasarderais bien à leur faire une séance de mimis mouillés, mais elles pourraient ne pas trouver cette distribution collective à leur goût et elles déclencheraient un de ces 14-Juillet carabinés susceptibles de tout faire craquer.
Trois quarts d’heure plus tard, nous stoppons.
— Terminus ! s’écrie Renard.
Je songe seulement à examiner le paysage et je sursaute : nous sommes dans une vaste cour pavée, entourée de hauts murs.
Des silhouettes s’approchent de la voiture et l’entourent.
Je crois rêver : ces silhouettes sont celles de soldats allemands. Et comment ils sont armés les messieurs.
Je ne dis rien parce qu’il est des cas où il vaut mieux se mettre un autobus sur la langue. Gisèle ne sourcille pas non plus. J’examine les Renard et je les vois qui se marrent comme des bossus.
Si le tonnerre me tombait en boule sur la gonfle, je ne serais pas plus surpris.
Je cherche à attraper mon feu mais Florence me dit de sa voix céleste :
— Si c’est ton revolver que tu cherches, j’aime mieux te dire qu’il est dans la poche de mon manteau. Je te l’ai fauché pendant que tu me pelotais.
Avouez que c’est du beau travail… Du cousu main ! Jamais au grand jamais je me suis laissé enchetibé de cette façon. Voilà qui renverse toutes mes idées sur la confiance, la sympathie et autres couenneries !
Y a de quoi s’engager comme asticot dans une tête de mouton daubée. De quoi se faire académicien ! De quoi se faire trépaner les genoux et le reste ! De quoi se frotter le prose sur un morceau de glace jusqu’à ce que ça fasse des étincelles…
— Descendez ! m’ordonne durement Renard.
Je n’ai qu’une pensée : l’ampoule. Il faut sauver l’ampoule. Tant pis pour mes abattis et ceux de la gosse Gisèle, mais il faut pas que les sulfatés récupèrent leur invention. En un cent millième de seconde, j’échafaude cent trente-sept combinaisons… Toutes sont aussi solides qu’une portion de yaourt.
Je suis cuit, Gisèle est cuite, l’ampoule est cuite. Ces vaches vont nous déguster aux petits oignons. J’ai idée que lorsqu’ils auront fini de faire joujou avec nous, nous ressemblerons d’une façon magistrale à de la compote de pommes.
— Descendez ! répète Renard.
Déjà Florence a mis pied à terre et me tient la portière ouverte.
Les soldats s’approchent, mitraillettes en mains. Ils se rendent compte qu’ils n’ont pas à faire à un rosier. Ça me flatte. Je descends, les bras levés. Gisèle me suit. Nous sommes immédiatement entourés.
Renard, ou du moins le salopard qui prétend se nommer ainsi, dit quelque chose aux soldats en allemand. Ils lui font le salut militaire et nous entraînent en direction des bâtiments.
Pour nous faire avancer, ils ne prennent pas de ménagements ! Comme infusion de bottes, ça se pose là. Moi, des coups de pompes, j’en ai dérouillé tant et tant que mon derme ressemble à de la peau de chagrin ; seulement, ce qui me met le foie en trèfle, c’est de voir molester cette pauvre Gisèle… S’il n’y avait pas un corps d’armée pour nous garder, je ferais une petite séance de moulinets massacreurs… Vous ne savez pas ce qu’est le moulinet massacreur ? Je vais vous le dire : c’est une recette qui peut vous être plus utile que celle de la blanquette de veau. Lorsque plusieurs endoffés ont de mauvaises intentions à votre endroit, vous piquez au milieu du lot une sorte de crise d’épilepsie. Seulement, au lieu de vous laisser choir sur le plancher, vous vous accroupissez seulement et billez dans les brioches qui se présentent à vous. Les gars sont déconcertés car la scène à lieu au sous-sol. Ils ne savent pas par quel bout vous empoigner…
C’est très divertissant, je vous le jure !
Mais pour le moment, il y a une forêt de mitraillettes pointées dans nos reins et il vaut mieux attendre les événements.
Les Allemands nous font entrer dans un bâtiment lugubre et nous emmènent dans une salle qui ressemble à une salle de classe. P’t-être même que c’en était une avant-guerre.
Nous attendons chacun à une extrémité de la pièce, sous la surveillance d’une demi-douzaine de soldats. Il fait un froid de canard dans cet endroit… Mais nous n’avons pas le temps de trembler. La trouille nous accroche un petit radiateur portatif au dargeot, tout ce qu’il y a de mignon.
Soudain il se fait un remue-ménage et la porte s’ouvre devant le pseudo-Renard. Ce fumarot est accompagné de sa soi-disant fille, et de deux officiers allemands.
Ce joli monde s’assied à une table et se met à discutailler à voix basse. Puis Renard, qui paraît commander la séance, se tourne vers les soldats et leur ordonne de me fouiller. Un grand blond, qui ressemble à un lavement, vide mes poches. Il sort leur contenu et le porte à ses chefs. Renard ne met pas longtemps pour sauter sur le paquet précieux. Il le déplie fébrilement et ouvre la boîte de carton. Une exclamation jaillit de ses lèvres. La boîte ne contient qu’un verre dont on se sert pour poser les ventouses.
Rappelez-vous que le plus ahuri c’est bibi.
J’ai assisté aux tours de passe-passe de Bénévol, mais ce verre à ventouse occupant la petite boîte de l’ampoule, c’est ce que j’ai vu de mieux jusqu’à présent en matière de prestidigitation. Si vous êtes un tout petit peu plus malin qu’une paire de sabots, essayez de me donner une explication valable, tas de branques ! Moi je suis flic, mais si la magie noire se met de la partie, alors j’aime mieux m’engager dans le corps d’élite des déboucheurs d’éviers…
En attendant, un qui fait une drôle de tronche, c’est Renard. Il est tout pâle et me regarde avec des yeux blancs.
— Approchez ! me dit-il.
Je fais quelques pas en direction de l’aréopage.
— Ainsi vous avez voulu nous jouer ! grince-t-il.
Alors là, je fais un vache barnum :
— Non mais dites donc, qui est-ce qui a joué l’autre ? Sans blague ! Qui est-ce qui fait le bon sauveur, le vieux patriotard, le père de famille qui va dégommer Jeanne d’Arc ? Hein, qui est-ce qui se conduit comme un bougre de fumelard et qui, par la plus tocarde des comédies, attire les pauvres mecs confiants dans un guet-apens ?
« Vois-tu, Toto, à la guerre on peut employer bien des moyens et y a beaucoup de sales coups permis, mais pour utiliser celui-ci, faut avoir un piège à fouine à la place du cœur. Faut être l’enfant d’un loup et d’une vipère rouge… Et je vais te dire une bonne chose : un pays qui s’amuse de la sorte se prépare les pires ennuis ; ses carottes sont cuites…
Renard ne m’a pas interrompu une seule fois. Son visage est aussi impassible qu’un ouvre-boîte.
— Karl, murmure Florence, ne pensez-vous pas que ce garçon mérite une correction ?
Je lui fais un gentil sourire.
— Toi, la grue maison, je vais te flanquer une fessée…
Elle rougit et s’approche de moi, le regard brillant.
Elle me gifle à toute volée. Les soldats sont obligés de me contenir parce que si je suivais mon penchant naturel, cette grognasse, je la transformerais en paillasson…
— Calmez-vous Greta, ordonne Renard.
Il s’approche à son tour et me parle très calmement.
— Mon cher commissaire, je comprends votre indignation ; elle est très naturelle… Avec vous, je reconnais que nous avons usé d’un moyen très particulier. Lorsque nous vous avons découvert l’autre nuit, près du pont de Poissy, accroché à une barque, vous étiez évanoui. Comme nous avions des amis dans la région, nous vous avons conduit chez eux pour vous ranimer car nous tenions à votre petite santé. Vous avez lentement repris connaissance, alors l’idée nous est venue de vous jouer la petite comédie qui a l’air de tant vous déplaire… Nous espérions obtenir par la confiance plus de précieux renseignements que par la force. Il faut croire que j’ai commis une erreur. Seulement, il y a une chose que je ne m’explique pas, monsieur le commissaire : si vous vous étiez rendu compte que nous vous roulions, ou même si aviez eu un doute, vous n’auriez pas risqué votre vie et celle de cette jeune fille en revenant ce soir, n’est-ce pas ? Donc vous aviez pleine confiance ; alors, pourquoi n’avez-vous pas pris l’ampoule avec vous ?
Je réfléchis : « Je suis dans un drôle de pastis, mes pauvres gars, parce qu’il ne faut pas perdre de vue que je suis le premier blousé. Quelqu’un est allé prendre l’ampoule au commissariat de l’Étoile. Comment se fait-il que le brigadier ne m’ait rien dit ? Est-il complice ? Mais surtout, qui, QUI a pu savoir que j’avais planqué l’ampoule à cet endroit ? »
Autant de questions insolubles auxquelles il est vraisemblable que je ne pourrai jamais répondre. J’ai toujours été plutôt optimiste, vous le savez, mais cette fois, je ne me fais pas pour vingt-cinq grammes d’illusions…
— Écoutez bien, dis-je à Renard, j’ignore ce qu’est devenue l’ampoule. Je l’avais planquée chez moi, on a dû l’y prendre. Je n’ai pas songé à vérifier le contenu du paquet…
— C’est tout ce que vous avez à déclarer ?
La question me surprend.
— C’est tout !
— Vous savez parfaitement que vous n’êtes pas allé chez vous…
Aïe ! Je suis le roi des tordus en affirmant ça. Évidemment j’ai été suivi et ils se sont bien rendu compte que je n’ai pas mis les pieds dans ma crèche…
Renard (je continue à lui donner ce nom) ordonne à ses hommes de fouiller Gisèle. Malgré les protestations de la pauvre gosse, elle est palpée sous toutes les coutures.
La fouille, bien entendu, est négative.
Les Frisés se concertent. Pas longtemps. Un officier fait un signe à ses hommes et nous sommes entraînés dans des couloirs glacés. Je voudrais pouvoir murmurer des paroles de réconfort à Gisèle. Mais ces brutes nous séparent à un croisement des couloirs.
Je suis poussé dans un réduit obscur, sans fenêtre, et la porte se ferme derrière moi.