6

Louis XVI ne s’est pas attardé devant le collège Louis-le-Grand. Il n’a prêté qu’une attention distraite à ce jeune homme agenouillé sous l’averse. À peine si l’on a entendu dans le carrosse sa voix aiguë.

La reine rit aux propos de la princesse de Lamballe sa confidente, son amie, à laquelle elle veut faire attribuer la charge de surintendante de la Maison de la reine.

Turgot s’oppose à cette résurrection, inutile, coûteuse – 150 000 livres de traitement ! – au moment où il tente d’imposer des économies, de mettre fin à ces libéralités royales qui achèvent de creuser le déficit.

Maurepas appuie Turgot, mais comment résister à Marie-Antoinette ?

« Que dire à une reine qui dit à son mari, devant moi, confie Maurepas, que le bonheur de sa vie dépend de cela ? Ce que j’ai pu faire, c’est de leur faire honte en les obligeant de tenir secret tout l’argent qu’il en coûte pour cet arrangement. Le public est en courroux de ce qu’on lui a avoué. On ne lui a pas tout dit… Ce serait bien pis encore si l’on savait à quel point la princesse de Lamballe et son beau-père le duc de Penthièvre ont fait les dédaigneux, et que ce n’est qu’à force d’argent qu’on les a fait consentir. »

Il faut donc céder à la reine, qui intervient de plus en plus dans le jeu politique, pesant sur le roi, hostile aux réformes de Turgot, soucieuse de défendre la politique autrichienne et donc favorable à un affrontement avec l’Angleterre qui se dessine.

On aide les colonies anglaises d’Amérique qui, le 4 juillet 1776, ont proclamé leur indépendance. Et le 24 décembre, leur envoyé, Benjamin Franklin, est à Versailles, délégué de ses Insurgents, pour lesquels les jeunes nobles, tel La Fayette, et naturellement la « secte philosophique », manifestent enthousiasme et solidarité.

Aider les États-Unis d’Amérique, c’est à la fois prendre sa revanche sur l’Angleterre et l’affaiblir, mais aussi renforcer le nouvel État qui, républicain, incarne l’esprit des Lumières.

Mais cela a un coût. Or les caisses sont vides, et le soutien de la cause américaine, la guerre qui se prépare, vont creuser le déficit royal et conduire à la banqueroute.


Louis XVI n’ignore pas les périls, même si le sacre lui a donné confiance.

Il écoute Turgot lui proposer ces réformes – et donc ces édits – qui devraient transformer le royaume, et lui apporter la prospérité, en remplissant les caisses royales.

Il faudrait d’abord introduire l’égalité devant l’impôt : supprimer la corvée d’entretien des chemins, remplacée par un impôt payé par tous.

Louis hésite, puis approuve cette première mesure qui annonce la fin des privilèges.

Il apprend que les paysans donnent, comme l’écrit Voltaire, « des marques d’adoration pour leur souverain ».

On chante dans les villages :

Je n’irons plus aux chemins

Comme à la galère

Travailler soir et matin

Sans aucun salaire

Le Roi, je ne mentons pas

A mis la corvée à bas

Oh ! la bonne affaire.

Louis a l’impression d’être ainsi fidèle à ses intentions profondes : faire le bonheur de son peuple.

Et il soutient de même l’édit, proposé par Turgot, de suppression des jurandes, maîtrises et corporations.

Ici c’est la liberté offerte à chacun de créer un commerce, d’exercer telle profession d’arts et métiers, qui est instaurée.


La « secte philosophique » approuve le roi d’avoir soutenu les édits de Turgot, « ces chefs-d’œuvre de raison et de bonté ».

Et le contrôleur général des Finances va encore plus loin :

« La cause du mal vient de ce que notre nation n’a point de Constitution, dit-il.

« C’est une société composée de différents ordres mal unis et d’un peuple dont les membres n’ont entre eux que très peu de liens sociaux… Votre Majesté est obligée de tout décider par elle-même ou par ses mandataires. On attend vos ordres spéciaux pour contribuer au bien public… »

Et les soutiens de Turgot, adeptes de la « secte philosophique », Dupont de Nemours, Condorcet, de proposer la création de municipalités, couronnées par une Assemblée nationale, représentant la nation.

Au ministère, Turgot a fait entrer Malesherbes, ancien directeur de la Librairie, juriste, philosophe, favorable aux Lumières. Il devient secrétaire d’État à la Maison du roi. Et le comte de Saint-Germain est chargé du ministère de la Guerre. C’est un réformateur, qui soutient la politique de Turgot.

« Voilà notre gouvernement rempli par les philosophes, dit-on.

« C’est le règne de la vertu, de l’amour du bien public, de la liberté, le règne des Platon et des Socrate. »

« Un jour pur nous vient », dit d’Alembert, maître d’œuvre de l’Encyclopédie.


Louis XVI se laisse entraîner par le mouvement.

Il impose les édits de Turgot, au Parlement hostile, à ceux que les philosophes appellent les « fripons », les « reptiles », les « talons rouges », les « bonnets carrés ».

Et en même temps Louis XVI s’inquiète.

Au moment même où il paraît le plus fidèle soutien de Turgot, il s’en écarte.

Turgot lui semble ne pas avoir compris ce que signifie pour le roi le sacre de Reims, la nécessité pour le souverain de respecter les « lois fondamentales » du royaume, qui ne sont pas du même ordre que celles élaborées par une Assemblée nationale et rassemblées dans une Constitution.

Le roi précise :

« On ne doit pas faire des entreprises dangereuses si on n’en voit pas le bout. »

Turgot l’irrite avec cette assurance, cette certitude qu’il a raison en tout.

Une lettre, ouverte par le « cabinet noir », adressée à Turgot par l’un de ses amis, a choqué le roi.

« Je ne croyais pas le roi aussi borné que vous me le représentez », écrit le correspondant du contrôleur général des Finances.

Cela blesse Louis, comme ces libelles qui paraissent, et se moquent de lui qui ne voit pas que l’intention de Turgot est de supprimer la royauté. Louis serait ce roi

Qui se croyant un abus

Ne voudra plus l’être.

Ah qu’il faut aimer le bien

Pour, de Roi, n’être plus rien !

Cette Prophétie turgotine, ainsi que s’intitule ce texte, l’irrite, exacerbe l’inquiétude qu’il a d’être emporté plus loin qu’il ne veut aller et d’être ainsi dupe de ce « parti philosophique », hostile à la monarchie de droit divin, au sacre qui fait obligation au roi, par ses serments devant Dieu et l’Église, de défendre les lois fondamentales du royaume, donc la foi catholique, qui n’est pour les libertins que « l’infâme » qu’il faut écraser.


Louis est sensible au Mémoire que lui remettent les évêques, réunis en assemblée et qui l’invitent à « fermer la bouche à l’erreur ».

« On essaiera en vain, lit-il dans ce Mémoire, d’en imposer à Votre Majesté sous de spécieux prétextes de liberté de conscience… Vous réprouverez ces conseils d’une fausse paix, ces systèmes d’un tolérantisme capable d’ébranler le trône et de plonger la France dans les plus grands malheurs… Ordonnez qu’on dissipe les assemblées schismatiques, excluez les “sectaires”, sans distinction, de toutes les branches de l’administration publique… »

Il relit.

Il veut être le roi sage et mesuré. Il ne veut céder ni aux philosophes ni aux dévots.


Mais Louis a l’impression, angoissante, et qu’il avait crue effacée par le sacre et l’euphorie qui avait suivi, que tout glisse entre ses mains, qu’il subit plus qu’il n’ordonne ou approuve.

Il avait voulu et avait cru faire l’unanimité de ses sujets autour de sa personne et de sa politique, et voici, au contraire, que de la Cour et des salons aux villes et aux villages, et dans les parlements, et au sein même du gouvernement, elles divisent, qu’il a le sentiment de se trouver face à un choix majeur, qui va orienter tout le règne et décider de son sort.


Les réformes de Turgot suscitent des troubles.

Des paysans s’en prennent aux châteaux, aux riches propriétaires puisque l’édit sur la corvée impose aux privilégiés de payer et de ne plus exiger un travail d’entretien de la voirie. Et que certains refusent de l’appliquer.

La réorganisation par Turgot des messageries, la mise en circulation de berlines légères et rapides – les turgotines –, l’installation de nombreux relais de poste entraînent le renvoi de plusieurs milliers d’employés.

On attaque Turgot :

Ministre ivre d’orgueil tranchant du souverain

Toi qui sans t’émouvoir, fais tant de misérables

Puisse ta poste absurde aller un si grand train

Qu’elle te mène à tous les diables !

De leur côté, les artisans se plaignent que leurs compagnons les quittent, créent, au nom de l’édit sur les jurandes, des commerces concurrents.

Réformer, c’est donc, au nom de la liberté et de l’égalité, mécontenter presque tous les sujets du royaume.

Pour les uns, Turgot ne va pas jusqu’au bout de ce qui est nécessaire.

Pour les autres, il va trop loin.


Louis entend les récriminations de ses frères, le comte de Provence et le comte d’Artois, et celles de la reine, que son entourage dresse contre ce Turgot qu’elle voudrait, dit-elle, voir envoyer à la Bastille.

Ne s’en est-il pas pris au comte de Guines, contraint de quitter son ambassade à Londres, et dont elle obtient, camouflet pour Turgot, qu’il soit fait duc ?

Louis a donc cédé, même s’il se méfie des intrigues de Marie-Antoinette.

Il s’inquiète de la réputation de la reine qui, dans l’hiver 1776, entraîne ses courtisans au milieu de la nuit, à parcourir en traîneaux, éclairés par des torches, les rues de Paris enneigées.

Puis, c’est souper, bal, fête, dépenses.

Le roi l’interroge :

« On vous a bien applaudie à Paris ?

« Non, cela a été froid.

« C’est qu’apparemment, Madame, vous n’aviez point assez de plumes.

« Je voudrais vous y voir, Sire, avec votre Saint-Germain et votre Turgot. »

Car la reine désormais se pique de « faire et défaire les ministres ».

Elle s’est rapprochée de Maurepas. Le mentor de Louis XVI est jaloux de Turgot. C’est donc un allié.

« C’est, dit-elle, pour le bien de l’État, pour le bien du roi et par conséquent pour le mien. »

Malesherbes, conscient de l’opposition de la reine, démissionnera. Louis se défie d’elle, mais elle est obstinée, entourée de confidents intéressés, tous hostiles à Turgot, aux réformes, tous défenseurs des privilèges dont ils bénéficient.

Même l’ambassadeur d’Autriche s’inquiète. Il écrit à l’impératrice Marie-Thérèse, qui suit, jour après jour, les manœuvres de sa fille :

« On parvient à piquer son amour-propre, à l’irriter, à noircir ceux qui pour le bien de la chose veulent résister à ses volontés. Tout cela s’opère pendant les courses et autres parties de plaisir. »


Comment Louis pourrait-il résister à la coalition qui rassemble la reine et le comte d’Artois, les évêques et Maurepas, les parlementaires et les maîtres des jurandes et des corporations ?

Le roi tente de fuir pour ne pas avoir à trancher, à choisir.

Il chasse avec une énergie et une violence redoublées. Il active sa forge. Il frappe le métal. Mais la tension autour de lui augmente.

Maurepas le harcèle, veut obtenir le renvoi de Turgot, qui selon le mentor mène le royaume à l’abîme, et qui, de fait, est devenu le premier des ministres.

La reine redouble les avertissements de Maurepas, dépose devant Louis ce pamphlet, intitulé Les Mannequins, inspiré, dit-on, par son frère le comte de

Provence, et qui montre le Roi mannequin entre les mains d’un certain « Togur »…

Les blessures d’amour-propre de Louis s’aggravent.

Elles sont d’autant plus insupportables que Louis ne se reconnaît pas dans les idées de Turgot.

Il est le roi de droit divin et c’est à lui seul de définir ce qu’il entend par égalité, liberté, tolérance, et cela ne relève pas de la décision d’une Assemblée, fût-elle nationale, ou bien de philosophes qui récusent l’Église.


Quand Turgot, au Conseil, formule cette maxime : « Les dépenses du gouvernement ayant pour objet l’intérêt de tous, tous y doivent contribuer, et plus on jouit des avantages de la société plus on doit se tenir honoré d’en partager les charges », le roi comprend que la politique de Turgot est grosse d’un changement radical dans les lois fondamentales du royaume.

Et surtout il sait qu’elle dressera contre elle les parlements, tous les privilégiés, les évêques, et donc la Cour, et naturellement la reine.

Il ne veut pas, il ne peut pas se laisser entraîner dans une opposition, une fronde, une guerre entre lui, le roi, et sa famille, et ceux qui sont les colonnes de la monarchie.

Louis veut le bonheur de ses sujets, mais pas au prix du reniement des serments du sacre, et de tout le passé de la monarchie.

Il ne veut pas de la rupture avec l’Église apostolique et romaine, dont la France est la fille aînée, ni du sacrifice de la noblesse, qui est l’armature millénaire du royaume.

Il ne peut pas concevoir un autre monde, il ne le veut pas. Il faut donc que Turgot s’en aille.

Mais c’est au contrôleur général des Finances de démissionner.

Louis ne veut pas l’affronter, mais il agit de manière que Turgot comprenne qu’il n’a plus la confiance du roi.


C’est fait, au printemps 1776.

Louis ne reçoit plus Turgot, et, lorsqu’ils se croisent, ne lui parle pas, ne le regarde pas.

« Sire, écrit Turgot, je ne veux point dissimuler à Votre Majesté la plaie profonde qu’a faite à mon cœur le cruel silence qu’elle a gardé avec moi… Votre Majesté n’a pas daigné me répondre un mot… »

Louis n’aime pas le ton de cette lettre.

« Vous manquez d’expérience, Sire, continue Turgot… Je vous ai peint tous les maux qu’avait causés la faiblesse du feu roi.

« Je vous ai développé la marche des intrigues qui avaient par degrés avili son autorité… Songez, Sire, que suivant le cours de la nature vous avez cinquante ans à régner et pensez au progrès que peut faire un désordre qui, en vingt ans, est parvenu au point où nous l’avons vu.

« Ô, Sire, n’attendez pas qu’une si fatale expérience vous soit venue et sachez profiter de celle d’autrui… »

Turgot sait qu’il a perdu la partie.

Il confie à l’abbé Véri :

« Je partirai avec le regret d’avoir vu se dissiper un beau rêve et de voir un jeune roi qui méritait un meilleur sort et un royaume entier perdus par celui qui devait les sauver. »

Il veut voir le roi, contraindre Louis à lui dire, face à face, qu’il est congédié.

Mais Louis s’esquive, refuse toute audience, et, quand il croise Turgot, détourne la tête, lui lance en s’éloignant :

« Que voulez-vous ? Je n’ai pas le temps de vous parler. »

Tout le ressentiment accumulé depuis près de deux ans s’exprime, toute l’incapacité humiliante à dominer la situation s’y révèle, comme le refus de réformer en profondeur la monarchie, et la rupture de la confiance du roi envers Turgot, qu’il avait apprécié, et soutenu.

« Mais il n’y a que ses amis qui aient du mérite, il n’y a que ses idées qui soient bonnes », bougonne Louis XVI.


Enfin Turgot démissionne le 12 mai 1776, refuse la pension qu’on lui offre :

« J’ai fait, Sire, ce que j’ai cru de mon devoir ; tout mon désir est que vous puissiez toujours croire que j’avais mal vu… Je souhaite que le temps ne me justifie pas. »

Le parti des réformes est accablé. Le contraste est frappant entre la volonté de soutenir Turgot – contre les parlements – qu’a manifestée Louis XVI, et la manière dont il a abandonné son ministre, passant de l’enthousiasme et de l’appui déterminé à la dérobade et au désaveu.

La réforme de la monarchie est-elle donc impossible ?

« C’est un désastre, écrit Voltaire. Je ne vois plus que la mort devant moi… Ce coup de foudre m’est tombé sur la cervelle et le cœur… Je ne me consolerai jamais d’avoir vu naître et périr l’âge d’or que Monsieur Turgot nous préparait. »

Turgot dans sa lettre à Louis XVI avait écrit – et ces phrases étaient celles qui avaient le plus choqué Louis, comme s’il avait approuvé la prophétie tragique du ministre, tout en se sachant incapable de l’empêcher : « Je ne puis assez répéter à Votre Majesté ce que je prévois, et ce que tout le monde prévoit d’un enchaînement de faiblesse et de malheur si les plans commencés sont abandonnés… Et que sera-ce, Sire, si aux désordres de l’intérieur se joignent les embarras d’une guerre… Comment la main qui n’aura pu tenir le gouvernail dans le calme pourra-t-elle soutenir l’effet des tempêtes ? Comment soutenir une guerre avec cette fluctuation d’idées et de volontés, avec cette habitude d’indiscrétion qui accompagne toujours la faiblesse ? »

Et l’une des phrases de Turgot a bouleversé Louis XVI.

Elle rappelle au roi le temps de Cromwell et le sort souverain d’Angleterre, qui avait effrayé et horrifié toutes les cours d’Europe.

Turgot a écrit :

« N’oubliez jamais, Sire, que c’est la faiblesse qui a mis la tête de Charles Ier sur un billot… »

Загрузка...