15

Dimanche 12 juillet-Lundi 13 juillet


Louis, à Versailles, et les députés aux États généraux sont encore ensommeillés quand ce dimanche

12 juillet 1789, la nouvelle du renvoi de Necker se répand dans Paris.

Il est autour de neuf heures.

La foule est déjà dans la rue, parce que la chaleur stagne dans les soupentes, dans les logis surpeuplés, et les vagabonds, les indigents et les paysans réfugiés dans la ville ont dormi à la belle étoile. Et puis c’est dimanche, le jour où l’on traîne, du Palais-Royal aux Tuileries, des portes de Paris au faubourg Saint-Antoine.

On a chaud. On a soif. On parle fort. On boit dans les estaminets. Et tout à coup, cette rumeur qui court : Necker, le « père du peuple », a été chassé par les aristocrates, la reine, le comte d’Artois, cette cabale qui gouverne le roi.


Ils veulent donc étouffer le peuple, le massacrer, dissoudre l’Assemblée nationale.

Ils vont donner l’ordre aux régiments étrangers qui campent au Champ-de-Mars et sur les collines de tirer sur le peuple, de bombarder la ville comme on le craint depuis près de dix jours.

On avait raison. Ils ont trahi le peuple.


À la fin de la matinée, on se presse au Palais-Royal, place Louis-XV, aux Tuileries.

Des bandes d’« infortunés », de déguenillés dont les visages et les propos attirent et effraient, parcourent les rues.

Au Palais-Royal, vers midi, un homme jeune, un avocat, un journaliste, bondit sur une chaise, lève le bras, commence à parler d’une voix enflammée.

On répète son nom, Camille Desmoulins.

Ils sont plus de dix mille à l’écouter.

Depuis plusieurs heures déjà cette foule s’échauffe, brandit les poings, des piques, ces faux dont on a redressé la lame.

On a fustigé ce comte d’Artois pour qui Necker, aurait-il dit, n’est qu’« un foutu bougre d’étranger ».

Et des agents soldés du duc d’Orléans ont répété dans la foule que ce sont les « abominables conseillers du roi qui ont obtenu le renvoi de Necker ».

Ils veulent « purger » la ville.

Et Desmoulins lance :


« Aux armes ! Pas un moment à perdre ! J’arrive de Versailles : le renvoi de Necker est le tocsin d’une Saint-Barthélemy des patriotes. Ce soir, tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger ! Il ne nous reste qu’une ressource, c’est de courir aux armes ! »

« Aux armes ! » reprend-on.

Camille Desmoulins arrache des feuilles de marronnier, les accroche à son chapeau.

Cette cocarde verte sera le signe de ralliement de tous ceux qui veulent empêcher le massacre des patriotes.

« Aux armes ! Aux armes ! » crie-t-on en s’élançant.

On se rend au cabinet de cire de Curtius. On lui emprunte les bustes de Necker et du duc d’Orléans. Un cortège se forme, d’hommes et de femmes qui arborent la cocarde verte et se dirigent vers les Tuileries.

Place Vendôme, ils lapident un détachement du Royal-Allemand qu’ils refoulent, et, en brandissant les deux bustes, en criant « Aux armes ! », ils arrivent place Louis-XV.

Le cortège s’arrête, face à des dragons du Royal-Allemand, commandés par le prince de Lambesc.

Les cavaliers commencent à avancer vers la foule qui hésite, reflue vers les terrasses des Tuileries, trouve là des pierres, des blocs déposés en vue de la construction d’un pont sur la Seine.

On s’abrite, on lance des cailloux sur les dragons.

Lambesc charge, blesse d’un coup de sabre un vieillard.

Fureur, rage contre « le sanguinaire Lambesc ». On résiste aux charges.

On pousse des cris de joie quand les gardes françaises arrivent place Louis-XV et tirent sur les dragons.

Un dragon est renversé, fait prisonnier, malmené.

Lambesc hésite, craint qu’on ne relève le pont tournant, l’empêchant ainsi de reculer, de passer sur la rive gauche.

Il se dégage, en chargeant, puis évacue la place.


On exulte. On crie qu’il faut se saisir du prince de Lambesc, qu’il faut « l’écarteler sur-le-champ ».

On retourne au Palais-Royal. On pille les armureries, on bouscule, frappe les passants qui n’arborent pas la cocarde verte.

On s’arrête devant les guinguettes, les estaminets, les cabarets.

On raconte « la bataille » contre le Royal-Allemand. Les victimes (un blessé !) dans les récits se multiplient, font naître l’effroi et la fureur. Et quand on voit surgir des cavaliers du Royal-Allemand qui patrouillent dans les faubourgs et le long des boulevards, les gardes françaises présents dans les cortèges les attaquent, les tuent.


À Versailles aussi le peuple est dans la rue, et les députés protestent contre le renvoi de Necker.

Il « fallait en châtier les auteurs », « de quelque état qu’ils puissent être », dit l’abbé Grégoire, et l’archevêque de Vienne lui-même, au nom de l’Assemblée, déclare au roi « que l’Assemblée ne cesserait de regretter l’ancien ministre et qu’elle n’aurait jamais confiance dans les nouveaux ».

Louis répond avec une fermeté qui surprend le prélat.

« C’est à moi seul, dit-il, à juger de la nécessité des mesures à prendre. Et je ne puis à cet égard apporter aucun changement. »

Quant à la présence de troupes dans Paris, il ajoute :

« L’étendue de la capitale ne permet pas qu’elle se garde elle-même. »

Louis a appris que, commandés par le baron de Besenval, les régiments suisses ont quitté le Champ-de-Mars, et, après un long détour par le pont de Sèvres, atteint les Champs-Elysées. Ils n’ont pas rencontré de manifestants et ont regagné leurs campements.

Louis peut s’abandonner à ce sommeil qui l’envahit.


Mais Paris ne dort pas.

« Toutes les barrières depuis le faubourg Saint-Antoine jusqu’au faubourg Saint-Honoré, outre celles des faubourgs Saint-Marcel et Saint-Jacques, sont forcées et incendiées » dans la nuit du 12 au 13 juillet. Les émeutiers espèrent que la destruction des octrois fera baisser le prix du grain et du pain, qui est à son niveau le plus élevé du siècle.

La ville est ainsi « ouverte », et « la multitude y entre » dès le début de la matinée du lundi 13 juillet.

Les hommes (des « brigands », disent les bourgeois qui se sont calfeutrés chez eux) armés de piques et de bâtons pillent les maisons, crient qu’ils veulent « des armes et du pain ».

Ils dévalisent les boulangeries, les marchands de vin, dévastent le couvent de Saint-Lazare, brisent la bibliothèque, les armoires, les tableaux, le cabinet de physique et dans les caves défoncent les tonneaux, trouvent du grain dans les réserves. Ils obligent les passants à boire.

On découvrira dans les caves du couvent une trentaine de pillards, noyés dans le vin.


Les « bourgeois » – qui furent les électeurs aux États généraux – veulent faire cesser ce pillage, craignent le désordre, la destruction de tous les biens.

Ils se réunissent, décident de créer une garde nationale, milice bourgeoise de 48 000 hommes qui défendra Paris contre les pillards, les brigands et les régiments étrangers.

Le prévôt des marchands Flesselles est désigné pour présider une Assemblée générale de la Commune.

Il faut des armes pour la milice. « Paris, dit Bailly qui sera maire de la ville, court le risque d’être pillé. » « En pleine rue, des créatures arrachaient aux femmes leurs boucles d’oreilles et de souliers. »

La milice s’organise, se donne une cocarde aux couleurs de Paris, rouge et bleu.

On achète aux « vagabonds les armes dont ils se sont emparés ». On arrête et même on pend quelques brigands. Mais au même moment, la foule brise les portes des prisons, libère ceux qui sont détenus pour « dettes, querelles, faits de police… elle y laisse les prévenus de vol, de meurtres et autres crimes ».

Et des gardes françaises livrent leurs armes au peuple, puis défilent, boivent avec lui « le vin qu’on leur verse aux portes des cabarets ».

Un témoin, le libraire Ruault, note :

« Aucun chef ne se montre dans ce mouvement tumultueux. Ce peuple paraît marcher de lui-même. Il est gai, il rit aux éclats, il chante, il crie “Vive la : nation !”. Et il engage nombre de spectateurs à devenir acteurs avec lui dans le reste de la scène. »

Mais la crainte des pillages, des brigands, de l’attaque des régiments étrangers est de plus en plus forte.

Les représentants des « électeurs parisiens », en cette fin de journée du lundi 13 juillet, s’en vont aux Invalides demander au gouverneur qu’il leur livre les armes de guerre, plusieurs dizaines de milliers de fusils, conservées dans le bâtiment. Il refuse.

Mais le peuple a déjà acquis l’habitude de prendre ce qu’on ne lui donne pas.

Загрузка...