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Louis, depuis que cette année 1789 a commencé de s’écouler, vit dans une angoisse qui le paralyse.

La mort est là, qui s’approche.

Il ne peut rien contre elle. Elle a choisi sa proie et même un roi ne peut la lui disputer.

Et cet agonisant c’est un enfant de huit ans, Louis-Joseph, le dauphin, dont la naissance avait été pour Louis une flambée de joie, l’assurance donnée par Dieu que la dynastie allait se prolonger, légitime et éternellement renouvelée.

Mais ce fils n’est plus qu’un corps souffrant, déformé.

Il a murmuré à Louis et à Marie-Antoinette que sa mort sera prochaine, qu’il attend cette délivrance, qu’il l’espère même.

Louis et Marie-Antoinette ont pleuré. Mais les larmes n’empêchent pas la mort de se saisir d’un enfant, fût-il fils de roi.

Louis voudrait se recroqueviller sur cette douleur, ce désespoir. Mais à chaque minute, il est arraché à son angoisse intime par ces événements qui se succèdent, qui font de la quinzième année de son règne une année cruciale.

Et une autre angoisse, politique, nourrie de l’angoisse intime, le saisit.

Il s’interroge : et si la mort annoncée du dauphin était le présage noir de la mort de la monarchie ?

Il tente de se persuader que son fils cadet, âgé de quatre ans, vigoureux, est désormais le successeur désigné. Mais l’aîné avait porté l’espoir.

Et il va mourir.

Pour Louis, c’est comme si un voile de deuil couvrait tout le royaume. Et que le roi était aussi impuissant que le père.

Et pourtant, il a accordé ce que l’opinion réclamait.

Les élections pour les représentants aux États généraux vont se dérouler dans tous les bailliages.

Scrutin à un tour pour la noblesse et le clergé, à deux ou trois degrés pour les paysans et dans les villes.

À Paris, un régime particulier exige que l’électeur possède soit un office ou une maîtrise, soit un grade universitaire, ou paie un impôt de capitation de six livres, ce qui limitera le nombre d’électeurs à cinquante mille sur six cent mille habitants.

On se défie de la capitale.

On a vu entrer, venant de toute l’Île-de-France, « un nombre effrayant d’hommes mal vêtus, et d’une figure sinistre », paysans affamés, chassés par la disette, vagabonds déguenillés, armés de grands bâtons.

Ils côtoient les dizaines de milliers d’ouvriers, sans emploi, jetés à la rue par la fermeture des ateliers.

Le pain est si cher qu’il dévore tout l’argent d’une famille, qui ne peut plus acheter autre chose, ni chaussures, ni vêtements, ni meubles. Et les échoppes, les ateliers périclitent.

On compte cent vingt mille indigents à Paris.

Et cette situation fait craindre des violences.

Et la disette, qui fait de Paris, en ce début d’année 1789, une ville affamée, frappe tout le pays.

L’hiver 1789, après une année de sécheresse et des averses soudaines de grêle, qui ont saccagé les récoltes, est d’une rigueur extrême : 18 degrés au-dessous de zéro au mois de janvier 1789. La Seine gèle à Paris et au Havre.

Et on manque partout de grain.

Les foules se rassemblent devant les boulangeries.

« Chaque boutique est environnée d’une foule à qui l’on distribue le pain avec la plus grande parcimonie. Ce pain est en général noirâtre, terreux, amer, donne des inflammations de la gorge et cause des douleurs d’entrailles », écrit un témoin.

Les autorités ne peuvent maîtriser la situation.

Les convois de grain sont attaqués par des bandes menées par des femmes, qui sont en tête de toutes ces manifestations qui tournent au pillage, au saccage des maisons des riches, des châteaux ou même des couvents soupçonnés de receler du grain.

Necker avoue qu’il est terrorisé chaque nuit à l’idée – un cauchemar – que Paris pourrait manquer de pain pendant vingt-quatre heures. Et il imagine ce qui peut se produire, alors même que les troupes chargées de maintenir l’ordre sont elles-mêmes mal nourries.

Le pain manque aussi aux soldats, et il est aussi terreux que celui vendu si cher dans les boulangeries.

Necker ne cache pas au roi, au vu des dépêches qu’il reçoit des intendants et des subdélégués qui les assistent, « qu’il n’y a plus d’obéissance nulle part, et qu’on n’est pas même sûr des troupes ».

Les villageois forcent, ici et là, les laboureurs et les fermiers qui ont apporté des grains au marché à les vendre à bas prix.

Toutes les provinces du royaume sont touchées par cette épidémie de révolte. La Bretagne, la Normandie, le Languedoc, la Provence.

« Je renouvelle à Monsieur Necker, écrit le commandant militaire des provinces du centre, un tableau de l’affreuse situation de la Touraine et de l’Orléanais. Chaque lettre que je reçois de ces deux provinces est le détail de trois ou quatre émeutes à grand-peine contenues par les troupes et la maréchaussée. »

Des villes créent des « milices bourgeoises » pour tenter de protéger marchés, boutiques, demeures des représentants de l’autorité.

Personne n’échappe à cette colère accumulée, comme si la révolte était devenue universelle, comme l’avait été durant des siècles la résignation.

À Manosque, l’évêque qui visite le séminaire est accusé de favoriser un accapareur.

On le lapide. On lui crie :

« Nous sommes pauvres, vous êtes riche, nous voulons tout votre bien. »

Dans certaines localités, on installe une municipalité « insurrectionnelle », qui met à contribution tous les gens aisés.

C’est la faim, la disette, la peur de la famine qui sont la « poudre » de ces explosions, mais l’étincelle est politique.

La convocation des États généraux, le doublement du nombre des députés du tiers état, semblent ouvrir enfin devant les « infortunés » une brèche, dans laquelle ils ont le sentiment que le roi les invite à s’engouffrer.

On pille, on saccage les boulangeries, les domiciles des « riches », des « gros », au cri de « Vive la Liberté ! Vive le Roi ! ».

Avec effroi, Louis prend conscience de cette situation, dont la reine, le comte d’Artois, les aristocrates affirment qu’elle est provoquée par cette concession faite aux revendications du tiers état, à ce droit de vote quasi universel institué pour la désignation des représentants aux États généraux.

Ils critiquent ces assemblées électorales, où tout le monde intervient, où l’on adopte des « cahiers de doléances », dont les modèles sont écrits à Paris, dans les clubs.

Et c’est bien le roi qui a accepté ce débat national. Et, tête baissée, Louis doit reconnaître que le règlement fixant les conditions de la campagne pour les États généraux, publié le 24 janvier, outre qu’il fixe à vingt-cinq ans l’âge auquel on peut voter, précise :

« Sa Majesté a désiré que des extrémités de son royaume et des habitations les moins connues chacun fût assuré de faire parvenir jusqu’à Elle ses vœux et ses réclamations. »

Et, voici que les sujets qui ne se rebellaient que par saccades, séparées les unes des autres dans l’espace et le temps, s’emparent dans un mouvement d’ensemble de la parole.

La campagne pour les élections aux États généraux unifie la révolte en même temps que le royaume.

Et l’idée prévaut que le roi lui-même justifie cette révolte.

Louis s’en inquiète.

Les mots qu’il a laissé prononcer par Necker, ceux qu’il a approuvés en organisant les élections, se sont transformés en pierres lancées contre les privilégiés et donc aussi contre lui.

Necker avait dit :

« Le vœu du tiers état, quand il est unanime, quand il est conforme aux principes d’équité, s’appellera toujours le vœu national. Le temps le consacrera, le jugement de l’Europe l’encouragera et le souverain ne peut que régler dans sa justice ou devancer dans sa sagesse, ce que les circonstances et les opinions doivent amener d’elles-mêmes. »

C’était accorder au tiers état un rôle éminent, exprimant « le vœu national », et donc, réduire en fait la place des ordres privilégiés !

Cela a pu apparaître comme une manœuvre habile destinée à affaiblir les aristocrates et le haut clergé hostile aux réformes.

Mais à la lueur de l’incendie allumé par les révoltes, Louis a la gorge serrée par l’angoisse, la crainte de s’être laissé entraîner trop loin.

Il lit l’article écrit dès janvier 1789 par le publiciste protestant Mallet du Pan, qui s’est réfugié en France après la révolution genevoise de 1782.

« Le débat public, écrit Mallet du Pan, a changé de face. Il ne s’agit plus que très secondairement du roi, du despotisme et de la Constitution, c’est une guerre entre le tiers état et les deux autres ordres, contre lesquels la Cour a soulevé les villes. »

Mais si le tiers état l’emporte, Louis a la conviction que son pouvoir sera réduit, peut-être même annihilé.

Et Louis s’affole quand il lit encore – et son entourage lui rapporte des informations convergentes – dans les dépêches des intendants « qu’ici c’est une espèce de guerre déclarée aux propriétaires et à la propriété ». « Dans les villes comme dans les campagnes, le peuple continue de déclarer qu’il ne veut rien payer, ni impôts, ni droits, ni dettes. »

L’analyse des événements faite par un commandant des troupes est encore plus inquiétante et accroît le désarroi de Louis.

« Ce n’est pas une émeute isolée comme d’ordinaire, écrit l’officier. Les mêmes erreurs sont répandues dans tous les esprits… Les principes donnés au peuple sont que le roi veut que tout soit égal, qu’il ne veut plus de seigneurs et d’évêques, plus de rang, point de dîmes et de droits seigneuriaux. Ainsi ces gens égarés croient user de leur droit et suivre la volonté du roi. »

Louis a le sentiment qu’on l’a utilisé, trompé, et qu’on a déformé sa pensée.

Comment, à quel moment, à quelle occasion, faire entendre ce qu’il souhaite vraiment, même s’il est écartelé entre des orientations nombreuses ?

Il veut bien que ses sujets espèrent que les États généraux vont opérer « la régénération du royaume ».

Mais il récuse l’idée selon laquelle « l’époque de la convocation des États généraux doit être celle d’un changement entier et absolu dans les conditions et dans les fortunes ».

Et comment ne serait-il pas effrayé, bouleversé, par les conséquences de ce mensonge, de cette illusion, qui est « une insurrection aussi vive que générale contre la noblesse et le clergé » ?

Louis et les aristocrates mettent en cause ces membres des clubs, des loges maçonniques, des sociétés de pensée, qui publient des centaines de pamphlets, s’agglutinent dans les cafés, les librairies.

« Chaque heure produit sa brochure, constate l’Anglais Arthur Young qui parcourt la France dans cette année 1789. Il en a paru treize aujourd’hui, seize hier et quatre-vingt-douze la semaine dernière. Dix-neuf sur vingt sont en faveur de la liberté. » « La fermentation passe toute conception », ajoute Young.

À Mirabeau, Volney, Brissot, Camille Desmoulins, s’ajoutent de nouveaux publicistes, tel Marat.

Les candidats aux États généraux s’adressent à leurs électeurs. Mirabeau lance un Appel à la Nation provençale, et Robespierre s’adresse à la Nation artésienne.

Et dans ou devant les cafés, les orateurs interpellent la foule qui se presse, ainsi sous les arcades du Palais-Royal :

« Puisque la bête est dans le piège, s’écrie Camille Desmoulins, qu’on l’assomme… Jamais plus riche proie n’aura été offerte aux vainqueurs. Quarante mille palais, hôtels, châteaux, les deux cinquièmes des biens de la France seront le prix de la valeur. Ceux qui se prétendent conquérants seront conquis à leur tour. La nation sera purgée. »

Cette violence, les cahiers de doléances ne l’expriment pas.

On veut la « régénération du royaume ».

On veut la justice, l’égalité, la liberté.

On respecte le roi. Mais on condamne le despotisme. On réclame une Constitution.

Plus d’intendants, de subdélégués, ces agents du despotisme, ces leveurs d’impôts !

Plus de privilèges. « La nation et le roi. »

Ces assemblées ont élu 1139 députés : 291 du clergé (parmi lesquels 208 curés et l’évêque d’Autun Talleyrand) ; 270 de la noblesse – mais 90 sont des libéraux » : le duc de La Rochefoucauld, La Fayette –, dont 154 militaires ! Et 578 du tiers état, dont la moitié sont avocats – ainsi Robespierre –, hommes de loi, notaires, des savants et écrivains – Bailly, Volney –, 11 sont nobles tel Mirabeau, et 3 prêtres tel Sieyès…

Parmi les nobles, au grand scandale de Louis et de Marie-Antoinette un prince du sang s’est fait élire : le duc Philippe d’Orléans.

Le roi, Necker, les aristocrates, les patriotes examinent ce millier d’élus dont la plupart sont des inconnus.

La majorité d’entre eux – si l’on ajoute aux députés du tiers les nobles libéraux et les curés – sont favorables aux réformes, influencés par les idées du parti patriote.

Mais cette majorité pourra-t-elle se manifester ?

Il faudrait que les mille cent trente-neuf députés délibèrent dans la même salle, forment une assemblée unique, et votent par « tête » et non par ordre.

Et ces hommes seront soumis au grand vent des événements, des émotions et des révoltes dans les campagnes et les rues.

Et à la fin du mois d’avril, la tempête souffle à Paris.

La ville est parcourue depuis des semaines par des bandes de pauvres, de vagabonds, d’artisans et de compagnons sans emploi.

Les « mouches » rapportent des propos inquiétants de femmes qui ne peuvent plus acheter le pain trop cher.

« Il est indigne de faire mourir de faim le pauvre, dit l’une. On devrait aller mettre le feu aux quatre coins du château de Versailles. »

Un agent du lieutenant général de police souligne que « la maréchaussée est découragée, la résolution du peuple est étonnante ; je suis effrayé de ce que j’ai vu et entendu… Le peuple affamé n’est pas loin de risquer la vie pour la vie ».

Et ce qui se passe à Paris est comme l’exacerbation de ce qui a lieu dans les provinces.

Ici, « les laquais eux-mêmes dévorent les pamphlets à la porte des palais », et « le peuple s’est follement persuadé qu’il était tout et qu’il pouvait tout, vu la prétendue volonté du roi sur l’égalité des rangs ».

Et il suffit, rue du Faubourg-Saint-Antoine, le samedi 25 avril, que la rumeur se répande que Reveillon, électeur, patriote, fabricant de papier peint a dit : « Un ouvrier ayant femme et enfant peut vivre avec quinze sous par jour », pour qu’on le brûle en effigie. On crie qu’il faut « mettre tout à feu et à sang chez lui ». Et l’on s’en prend aussi à Henriot, fabricant de salpêtre, qui aurait approuvé ce propos.

Peu importe que Reveillon soit un ancien ouvrier, qu’il donne vingt-cinq sous par jour à ses trois cent cinquante ouvriers, qu’il les paie même en période de chômage, la révolte déborde.

La foule se rassemble faubourg Saint-Antoine, faubourg Saint-Marceau.

On brise, on pille, on incendie la maison d’Henriot, parce que la maison de Reveillon est protégée.

Le mardi 28, les manifestants sont des milliers, menaçants, retenant les carrosses, insultant leurs occupants, les contraignant à crier : « Vive le tiers état ! » Le carrosse de Philippe d’Orléans est arrêté. Le duc, acclamé, offre sa bourse, et lance :

« Allons mes amis du calme, de la paix, nous touchons au bonheur. »

Mais la maison de Reveillon est envahie, saccagée par un millier de pillards, qui détruisent et volent, sous les regards d’une foule de cent mille personnes, qui gênent les mouvements des troupes, cavaliers du Royal-Cravate, gardes françaises, gardes suisses, accueillis par des volées de tuiles, de pavés.

Les incendiaires résistent, entraînent la foule dans leurs affrontements avec les troupes, qui chargent, ouvrent le feu. On relève plusieurs centaines de blessés, et l’on dénombre près de trois cents morts, certains témoins évoquent neuf cents victimes. Et les rapports du lieutenant général de police, vingt-cinq.

En cette fin du mois d’avril 1789, à la veille de l’ouverture des États généraux, Paris est ensanglanté. Et le dauphin va mourir.

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