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Comme Mirabeau, Louis voudrait « espérer ».
Et durant quelques instants, il a cru en effet que le peuple satisfait allait se rassembler autour de lui.
Ce soir du 27 juin, la foule réunie dans la cour du château de Versailles a crié « Vive le roi ! », « Vive le tiers état ! », « Vive l’Assemblée ! », et Louis a décidé de s’avancer en compagnie de la reine, sur le balcon.
Il a vu cette foule joyeuse, qui le remerciait d’avoir invité le clergé et la noblesse à se réunir au tiers état, et Louis a été ému aux larmes, embrassant la reine qui pleurait aussi. Et la foule les a acclamés.
Puis Louis est rentré dans le palais et il a été aussitôt entouré par ses proches. La reine a cessé de pleurer et, comme le comte d’Artois et le comte de Provence, elle adjure le roi de rassembler de nouvelles troupes autour de Versailles, et de Paris.
Foulon de Doué, chargé d’approvisionner ces troupes qui arrivent de Metz, de Nancy, de Montmédy, et qui représenteront bientôt trente mille hommes, rapporte que leur présence est d’autant plus nécessaire que les gardes françaises n’obéissent plus aux ordres.
Des compagnies se rebellent, se mêlent au peuple, crient :
« Nous sommes les soldats de la nation, Vive le tiers état ! »
Certains ajoutent :
« Les troupes sont à la nation qui les paie et non au roi qui voudrait les commander. »
Et quand les soldats rentrent dans leur casernement, ils lancent à la foule : « Soyez tranquilles, faites ce qu’il vous plaira ! »
Louis n’a même plus, en écoutant ses frères, la reine, Foulon, le souvenir de ce bref moment d’espoir qu’il a vécu.
Les dépêches qui se succèdent en ce début du mois de juillet sont inquiétantes.
Paris, écrasé par une chaleur extrême, bouillonne. Au Palais-Royal, à toutes les portes de la ville, dans les faubourgs on se rassemble, on manifeste, on roue de coups tous ceux qui refusent d’acclamer le tiers état.
Le duc du Châtelet, colonel commandant des gardes françaises, a fait enfermer dans la prison de l’Abbaye onze soldats, qui ont tenu des propos séditieux, refusé d’obéir.
Et aussitôt plusieurs centaines de personnes ont encerclé l’Abbaye, brisé à coups de pique et de marteau les portes de la prison, libéré non seulement les onze gardes françaises mais tous les autres militaires prisonniers. Les dragons, les cavaliers, les hussards qu’on a envoyés à l’Abbaye pour disperser la foule ont refusé de charger, ont rengainé leurs sabres, ont trinqué avec le peuple, qui criait « À la santé du roi et du tiers état ».
Ils ont répondu en lançant : « Vive la nation ! »
Les dragons disent à l’officier qui les conduit à Versailles : « Nous vous obéissons mais quand nous serons arrivés, annoncez aux ministres que si l’on nous commande la moindre violence contre nos concitoyens, le premier coup de feu sera pour vous. »
Ces soldats comme le peuple se défient des régiments étrangers.
À Versailles, des gardes françaises et des hommes du peuple ont écharpé des hussards parlant allemand au cri de :
« Assommons ces polichinelles, qu’il n’en reste pas un ici. »
On s’indigne en apprenant que le Conseil de guerre suisse a fait pendre deux gardes suisses qui avaient manifesté leur sympathie pour les sentiments patriotiques français.
On constate des désertions parmi les troupes qui ont établi leur camp au Champ-de-Mars.
Et au Palais-Royal, on note la présence aux côtés des gardes françaises d’artilleurs eux aussi acclamés par les femmes, des ouvriers.
Un sergent a lu une « adresse au public » dans laquelle il l’assurait « qu’il n’avait rien à craindre des troupes nationales, que jamais la baïonnette et le fusil ne serviraient à répandre le sang des Français, de leurs frères et de leurs amis ».
Louis après avoir lu ces dépêches a l’impression que son corps est une masse lourde qui l’écrase.
Comme pour l’accabler, on lui a rapporté ces conclusions d’un libraire parisien qui, le 8 juillet, a écrit à son frère :
« On avait cru jusqu’ici que la révolution se ferait sans effusion de sang, mais aujourd’hui on s’attend à quelques coups de violence de la part de la Cour : ces préparatifs, tout cet appareil militaire l’indiquent. On y ripostera sans doute avec autant et encore plus de violence. »
Mais comment éviter cet affrontement, alors que Louis veut préserver l’ordre monarchique qu’on lui a transmis et dont il est le garant ?
Or cet ordre est dans tout le royaume remis en cause.
Les émeutes, les pillages continuent de se produire dans toutes les provinces, en ce début du mois de juillet d’une chaleur qui augmente jour après jour, et avec elle la nervosité, l’inquiétude, la colère contre le prix élevé du pain, sa rareté, contre les menaces que la « cabale » des aristocranes ferait peser sur le tiers état.
On a faim. On a peur.
On craint l’arrivée de nouveaux régiments étrangers. Ils prendraient position sur les collines dominant Paris, prêts à bombarder les quartiers de la capitale, le Palais-Royal, les faubourgs.
On assure que le roi est entre les mains de la « cabale », dont le comte d’Artois et la reine sont les animateurs, avec certains ministres, et Foulon qui aurait déclaré, évoquant les plaintes des Parisiens et des paysans : « Ils ne valent pas mieux que mes chevaux et s’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent du foin. »
Louis n’ignore pas ces rumeurs et ces peurs qui troublent le pays, et le dressent contre la monarchie. Mais le roi ne peut croire que ce peuple qui lui a si souvent manifesté son affection, et le 27 juin encore, soit profondément atteint par cette « fermentation », cette « gangrène » des esprits.
Il faut que le roi lui montre sa détermination. Et Louis approuve les propositions de ses frères et de la reine.
Il doit d’abord ressaisir le glaive, concentrer les troupes étrangères autour de la capitale, afin qu’elles puissent intervenir si nécessaire.
Et briser cette Assemblée nationale qui, le 9 juillet, s’est proclamée Assemblée constituante, et qui la veille a voté une proposition de Mirabeau, demandant au roi d’éloigner les troupes étrangères de la capitale et de Versailles.
Il faut dissimuler ses intentions, répondre que ces régiments suisses et allemands sont là pour protéger l’Assemblée, qu’on pourrait d’ailleurs transférer à Noyon ou à Soissons, où elle serait à l’abri des bandes qui troublent l’ordre à Paris et à Versailles.
Louis ment, mais, pense-t-il, il en a le droit puisqu’il s’agit du bien du royaume dont Dieu lui a confié la charge.
Le moment est proche où le roi abattra sa carte maîtresse : le renvoi de Necker qui sera remplacé par le baron de Breteuil, l’armée étant confiée au duc de Broglie, vieux maréchal de la guerre de Sept Ans, qui sera ministre de la Guerre.
Lors du Conseil des dépêches du samedi 11 juillet, Louis ne révèle rien de ses intentions.
Mais le Conseil clos, il charge le ministre de la Marine, le comte de La Luzerne, de porter à Necker l’ordre de sa démission.
Lettre tranchante demandant à Necker de quitter le royaume. Louis imagine bien en effet que la démission de celui que la foule appelle « notre père » provoquera des troubles.
Mais il ne peut pas penser avec précision au-delà de sa décision.
Il n’est pas capable de prévoir les mesures à prendre.
Ces jours d’angoisse et de choix l’ont épuisé.
L’un des ministres renvoyés avec Necker, le comte de Saint-Priest, notera :
« Le roi était dans une anxiété d’esprit qu’il déguisa en affectant plus de sommeil qu’à l’ordinaire, car il faut savoir qu’il s’endormait fréquemment pendant la tenue des Conseils, et ronflait à grand bruit. »
Le lendemain, dimanche 12 juillet 1789, Paris et la France vont réveiller brutalement le roi Louis XVI.