26
Louis hausse les épaules, puis se voûte et reste ainsi les yeux mi-clos, comme écrasé.
Il avait pensé que, en acceptant la Constitution révisée, il regagnerait l’amour du peuple, et que les députés élus à l’Assemblée nationale législative, dont la première session s’est tenue le samedi 1er octobre 1791, seraient prêts à reconnaître les pouvoirs qui lui étaient concédés.
Ils étaient sept cent quarante-cinq, et seulement cent trente-six inscrits au club des Jacobins, deux cent soixante-quatre adhérents au club des Feuillants, et trois cent quarante-cinq formant à eux seuls presque une majorité indépendante qui vote au gré des événements, des acclamations des tribunes du public, de ses sentiments.
Et dès le 5 octobre, après avoir entendu un discours de Couthon, un député inconnu, homme de loi à Clermont-Ferrand, paralytique, qu’on dit Jacobin et affilié au club des Cordeliers, un « exagéré » donc, l’Assemblée décrète que le roi ne sera plus appelé « Sire » et « Majesté », qu’il disposera non d’un trône mais d’un siège quelconque, et que les députés pourront être assis en sa présence.
Peu importe que, le lendemain, la même Assemblée ait annulé sa décision de la veille, et que des députés aient crié : « Vive le roi ! »
Louis ne s’en satisfait pas.
Ces votes contradictoires montrent que l’Assemblée est à l’image du pays, divisée, et que la Révolution que Louis avait voulu croire parvenue à son terme continue.
Louis a lu ce qu’écrit Mallet du Pan, dans le Mercure de France, et que confirment les courriers que Louis reçoit de toutes les provinces – il bute sur le mot de département – du royaume.
« Où la Constitution est-elle appliquée ? s’interroge Mallet du Pan.
« Est-ce à Toulon au milieu des morts et des blessés qui se sont fusillés à la face de la municipalité ébahie ? Est-ce à Marseille où deux particuliers ont été assommés et massacrés comme aristocrates, sous prétexte qu’ils vendaient aux petits enfants des dragées empoisonnées pour commencer la contre-révolution ?… Est-ce à Arles, à Toulouse, à Nîmes, en Dauphiné, où rixes et émeutes sont fréquentes ? Ou à Avignon ? Là, à la nouvelle du décret d’annexion à la France, les “aristocrates”, dans l’église des Cordeliers, en présence d’une foule immense, persuadée qu’un miracle s’accomplit, que la Madone pleure, massacrent sur l’autel le maire patriote après l’avoir mutilé. En représailles, les “patriotes” remplirent d’aristocrates le Palais des Papes, et en tueront au moins une soixantaine. »
Et partout en France les émeutes dans les marchés n’ont pas cessé. Les fermes sont envahies par des bandes de vagabonds.
À Rochefort, à Lille, violences, refus de changer son argent en assignats, cette monnaie de fait qui chaque jour perd de sa valeur.
Impossibilité pour les municipalités de déployer le drapeau rouge de la loi martiale.
À Paris, sur six cent mille habitants, on compte cent mille pauvres, des dizaines de milliers d’indigents, qu’on a renvoyés des ateliers nationaux.
Partout l’on désobéit. On pille. On demande la taxation des denrées.
Louis n’a pas répondu à Marie-Antoinette quand elle a dit :
« Il n’y a que le prix du pain qui les occupe. »
C’est bien plus que cela dont il s’agit ! Louis le pressent.
Il a décidé de se promener souvent à cheval dans les divers quartiers de Paris.
N’a-t-il pas accepté d’être le roi des Français, et monarque constitutionnel ?
Il veut savoir quel accueil le peuple lui réserve.
Et il a durement ressenti l’indifférence, presque méprisante, de ce peuple qui lève à peine la tête lorsque passe le roi.
Et rue Montmartre les marchandes d’herbes et de marée ont crié « Le gros sot ! », « Le gros sot ! ».
On dit que les Jacobins avaient payé ces harengères.
Elles ont insulté le roi, voilà ce que Louis retient.
Et il comprend, sans l’approuver, Marie-Antoinette lorsqu’elle dit : « Tous les dangers possibles plutôt que de vivre plus longtemps dans l’état d’avilissement et de malheur où je suis. »
Mais Louis craint cette « guerre civile » qui conduit comme à Avignon, à Rouen ou à Caen à des affrontements sauvages, qui rappellent ceux des guerres de religion.
En Vendée, les prêtres réfractaires persuadent les fidèles que les mariages et les baptêmes célébrés par des prêtres constitutionnels sont nuls et sans valeur, qu’il faut donc se remarier, se rebaptiser. Et le trouble, le désarroi, et la colère saisissent les familles.
Louis est blessé dans sa foi par cette atteinte à la religion du royaume.
Il sait que plusieurs des nouveaux députés – Brissot, Vergniaud, journalistes, avocats (quatre cents inscrits au barreau) dont un grand nombre ont moins de trente ans – ont fréquenté les clubs, les sociétés de pensée, les assemblées populaires, les loges maçonniques, et sont athées. Leurs prédécesseurs à l’Assemblée nationale constituante – ainsi Robespierre – étaient déistes, croyaient à l’Être suprême.
Et Louis ne peut accepter de sanctionner le décret qui déclare suspects de révolte tous les prêtres qui refuseront le serment et leur retire leur pension, les éloigne ou les punit de deux ans de détention, et interdit le partage des églises entre les réfractaires et les constitutionnels. Louis usera de son droit de veto.
Et il fera de même contre un décret qui exige le retour en France des émigrés – et des dizaines de milliers ont quitté le royaume – dans un délai de deux mois, sinon ils seront poursuivis comme conjurés et punis de confiscation des biens et de mort.
Louis a certes demandé à son frère comte de Provence de rentrer, tout en sachant bien que celui-ci refusera.
Mais c’est manière de tenter de montrer qu’il n’est pas complice des émigrés rassemblés en une « armée » à Coblence.
Et il n’a fait qu’appliquer la Constitution en utilisant ce droit de veto qu’on lui a attribué.
Mais au Palais-Royal, on l’accuse de trahison. Ce veto, écrivent les journaux patriotes, « est un boulet que l’Assemblée nationale s’est condamnée à traîner avec elle ».
Et Brissot, à la tribune de l’Assemblée, déclare qu’il faut sommer les souverains étrangers d’expulser les émigrés.
« Il est temps, dit-il, de donner à la France une attitude imposante, d’inspirer aux autres peuples le respect pour elle et pour sa Constitution. »
Louis relit ce discours de Brissot, ces mots qui tonnent, que reprend un autre député, Isnard, en condamnant les « endormeurs ».
Louis est fasciné et révulsé par la violence des articles du Père Duchesne pour qui les prêtres réfractaires ne sont qu’une vermine, « des monstres plus cruels et plus féroces que des tigres et dont il faut enfin purger la terre ».
« … Il n’y a qu’à un beau jour me foutre tous ces bougres-là sur des navires et les amener à Cayenne… foutre il faut trancher dans le vif ! »
Louis se souvient des têtes au bout des piques, de cet homme égorgé dans un fossé, non loin de Châlons-sur-Marne, lors du retour de Varennes. Ce ne sont donc pas seulement les prêtres réfractaires qui sont condamnés. Le Père Duchesne désigne aussi à la haine les émigrés.
« Je veux, foutre, qu’on n’épargne pas davantage toute la foutue canaille des ci-devant.
« Il faut nous emparer de leurs femmes et de leurs enfants et les foutre à la gueule du canon. Nous verrons, foutre, s’ils sont assez scélérats pour tirer sur ce qu’ils ont de plus cher et pour se frayer un chemin sur leurs cadavres. »
Comment Louis, lié à cette noblesse qui est l’ossature du royaume, lui qui en est l’incarnation et l’expression, qui est leur roi, comment, monarque de droit divin, pourrait-il accepter de se plier à cette volonté de détruire et la noblesse et le clergé ?
D’ailleurs, même s’il a prêté serment à la Constitution, on l’accuse de « grimace et de tartuferie » !
Chaque camp hait l’autre, et craint d’être massacré.
Le Parisien par l’émigré et l’étranger, le noble par le révolutionnaire enragé !
Le risque est celui de la guerre civile : « Fous contre fous, enragés contre enragés, oh la belle opposition ! Quelle maladie grand Dieu. »
Louis murmure :
« L’esprit infernal a pris le dessus en France, le don de Dieu s’est retiré de nous. »
Et Louis partage le sentiment de Suleau, ce journaliste royaliste, qui écrit : « Les esprits sont aigris, les cœurs ulcérés, les vues sont divergentes, les intentions se croisent… La France est désorganisée dans toutes ses parties. Il est donc urgent de repolicer par des lois exécutables ce malheureux pays que la simple déclaration des droits de l’homme a plus décivilisé que ne l’aurait fait une irruption de tous les sauvages du nord de l’Amérique. »
Il faut agir, accepter, et même susciter la guerre avec les souverains étrangers. Et puisque, parmi les Jacobins, Brissot, Vergniaud, la majorité veulent l’affrontement, dans l’espoir, comme le dit Brissot, d’accuser la Cour de complicité avec l’ennemi, il faut aller dans leur sens.
Brissot dit : « Les grandes trahisons ne seront funestes qu’aux traîtres. Nous avons besoin de grandes trahisons. »
Soutenons-le.
Prenons garde à Robespierre qui se méfie de la guerre : « Domptons nos ennemis intérieurs et ensuite marchons contre nos ennemis étrangers », dit-il.
Retournons le plan de Brissot qui répète : « Voulez-vous détruire d’un seul coup l’aristocratie, les réfractaires, les mécontents ? Détruisez Coblence, le chef de la nation sera forcé de régner par la Constitution. »
Et si au contraire la guerre rendait au roi toute sa puissance ? Et balayait la Constitution ?
Louis écoute Marie-Antoinette, elle-même conseillée par Fersen. Sa décision est précise : il va se présenter à l’Assemblée nationale le 24 décembre, dire qu’il est prêt à sommer l’électeur de Trêves de disperser, avant le 15 janvier 1792, les émigrés qui se rassemblent dans l’électorat.
N’est-il pas un bon défenseur de la Constitution et de la nation ?
Mais Louis prend la plume et adresse un courrier à Breteuil, qui dans l’émigration est son représentant.
Il écrit d’une main qui ne tremble pas, pour exposer ses objectifs : « Au lieu d’une guerre civile ce sera une guerre politique, et les choses en seront bien meilleures. L’état physique et moral de la France fait qu’il lui est impossible de soutenir une demi-campagne… Il faut que ma conduite soit telle que dans le malheur, la Nation ne voie de ressources qu’en se jetant dans mes bras. »
Louis est heureux de l’intimité et de la complicité que la situation, les malheurs, ont fait naître entre lui et Marie-Antoinette.
C’est elle qui lui demande d’écrire au roi de Prusse. Et le canevas de la lettre a été préparé par Fersen.
« Un congrès des principales puissances de l’Europe appuyé d’une force armée serait la meilleure manière pour arrêter ici les factieux, donner les moyens de rétablir un ordre plus désirable et empêcher que le mal qui nous travaille puisse gagner les autres États de l’Europe. »
Mais Louis est inquiet. Il craint l’un de ces sursauts du peuple qui l’ont tant surpris depuis trois ans.
Ce Robespierre a été élu accusateur public à Paris. Pétion a été, lui, élu maire de Paris. Il est vrai par six mille sept cent vingt-huit voix pour un corps électoral de quatre-vingt-deux mille citoyens actifs et une population parisienne de plus de six cent mille habitants !
De quoi est capable ce peuple immense, et dont les citoyens les plus éclairés, les plus aisés, au lieu de choisir des Feuillants élisent des Jacobins ?
Louis lit avec attention ces prophéties de Robespierre :
« Malheur à ceux qui n’immoleront pas au salut public l’esprit de parti, leurs passions et leurs préjugés même… Car nous touchons à une crise décisive pour notre révolution. »
Louis partage ce sentiment.
Il a choisi – mais y avait-il une autre route ? – de soutenir la marche à la guerre, mais l’affrontement n’existait-il pas déjà à l’intérieur des frontières ?
« Guerre politique au lieu de guerre civile », a-t-il écrit. C’était le seul parti possible à moins d’être lâchement soumis à l’Assemblée ; aux enragés du Palais-Royal.
Et cela il ne le peut pas.
Il reste à espérer.
Il a pris connaissance de la lettre que Marie-Antoinette vient, ce 9 décembre 1791, de faire parvenir à Fersen : « Je crois, écrit la reine, que nous allons déclarer la guerre non pas à une puissance qui aurait les moyens contre nous, nous sommes trop lâches pour cela, mais aux électeurs et à quelques princes d’Allemagne, dans l’espoir qu’ils ne pourront pas se défendre. Les imbéciles ne voient pas que, s’ils font une telle chose, c’est nous servir, parce que enfin il faudra bien, si nous commençons, que toutes les puissances s’en mêlent pour défendre les droits de chacun. »