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Louis sent la sueur couler sur son visage.
Il est devant l’une des fenêtres des appartements royaux du château des Tuileries. Il se tient un peu en retrait, pour ne pas être vu des canonniers qui sont derrière leurs pièces dans la cour du château. Et il a entendu ces gardes nationaux crier, en le voyant, « Vive la nation ! », « Vive les sans-culottes ! », « À bas le roi ! », « À bas le Veto ! », et « À bas le gros cochon ! ».
Mais d’autres gardes nationaux, et les deux cents gentilshommes qui sont venus défendre le château, ont répondu : « Vive le roi ! », « Vive Louis XVI ! », « C’est lui qui est notre roi, nous n’en voulons pas d’autre ! », « Nous le voulons ! », « À bas les factieux ! », « À bas les Jacobins ! », « Nous le défendrons jusqu’à la mort, qu’il se mette à notre tête ! », « Vive la nation, la loi, la Constitution et le roi, tout cela ne fait qu’un. »
Il regarde Marie-Antoinette, assise loin de la fenêtre, dans la pénombre, tentant d’échapper ainsi à la chaleur torride de ces premiers jours d’août 1792.
Elle est aussi déterminée que ces gentilshommes, prêts à mourir pour leur roi.
Elle a plusieurs fois dit qu’elle voudrait revoir le roi monter à cheval, prendre la tête des troupes fidèles, de ces neuf cent cinquante Suisses que l’on a fait venir de leurs casernes de Rueil et de Courbevoie. Louis sortirait du château, rallierait à lui les « honnêtes gens », les gardes nationaux des sections qui veulent que la Constitution soit respectée, et dans lesquelles des hommes modérés, comme ce savant, ancien fermier général, Lavoisier, de la section de l’Arsenal, ont de l’influence.
On peut compter sur le marquis de Mandat, commandant en chef de la garde nationale parisienne, et chargé de la défense des Tuileries.
« Il y a ici des forces, a répété Marie-Antoinette, il est temps enfin de savoir qui l’emportera du roi et de la Constitution ou de la faction. »
Louis s’éponge. Peut-être n’est-ce pas la chaleur qui le fait transpirer, mais l’angoisse, l’attente.
L’Assemblée, malgré les protestations des tribunes, les menaces lancées contre les députés, a refusé par quatre cent six voix contre deux cent vingt-quatre de mettre La Fayette en accusation et d’engager des poursuites contre lui.
C’est la preuve que les Girondins sont inquiets. Ils redoutent les projets d’insurrection votés par les sections du faubourg Saint-Antoine et du faubourg Saint-Marceau. Les sans-culottes exigent que l’Assemblée prononce la déchéance du roi, sa mise en accusation pour trahison. Les sections attendront jusqu’au jeudi 9 août, à minuit, le vote de l’Assemblée. Et si celle-ci, avant cette heure fatidique, ne s’est pas prononcée, alors, les sans-culottes feront sonner le tocsin et iront se saisir de la personne du roi, aux Tuileries, et personne, aucune force ne pourra s’opposer à la volonté du peuple.
Les fédérés marseillais sont hébergés par la section du Théâtre-Français, au club des Cordeliers, et Danton, et les sans-culottes les endoctrinent et savent qu’ils peuvent compter sur eux, comme aussi sur les fédérés venus de Brest.
Les tambours battent. On chante des couplets, qu’en quelques jours les sans-culottes parisiens ont appris des Marseillais. « Aux armes, citoyens. » On s’interpelle joyeusement, c’en est fini des titres, de Monsieur ou Madame, on est tous citoyens !
L’échéance est donc fixée aux premières heures du vendredi 10 août.
Les sections du faubourg Saint-Antoine ignorent les appels des Girondins, d’un Condorcet.
Ceux-là se sont servis du peuple, comme d’un dogue, afin d’effrayer le roi.
Et maintenant la peur les saisit. Ils craignent que le dogue ne se débarrasse de sa laisse, leur échappe, n’écoute pas Condorcet qui déclare :
« Un peuple court à sa ruine s’il préfère à des moyens d’action tempérés par la loi, des moyens dont l’illégalité seule serait capable de faire avorter tout le fruit. »
Et la section des Quinze-Vingts répond :
« Si justice et droit n’est pas fait au peuple par le corps législatif jeudi, onze heures du soir, le même jour, à minuit, le tocsin sonnera et la générale battra, et tout se lèvera à la fois. »
Louis n’en doute pas.
Et cependant, il a accepté que l’on verse des dizaines de milliers de livres à Danton, afin qu’il empêche l’insurrection.
Or, cet ancien avocat est le tribun le plus écouté de la section du Théâtre-Français, du club des Cordeliers.
Il fait partie d’un Comité secret composé de vingt-quatre membres, qui se réunit au Pavillon de Charenton et dont le but est de préparer l’attaque du château des Tuileries. Camille Desmoulins, Marat, Billaud-Varenne, l’acteur Collot d’Herbois et Robespierre se retrouvent aux côtés de Danton. Et certains d’entre eux envisagent de constituer une Commune insurrectionnelle, qui prendrait le pouvoir, en lieu et place de la Commune élue.
Soudoyée, elle aussi. Près de sept cent cinquante mille livres ont été versées au maire de Paris et à Santerre lui-même pour ramener les Marseillais dans le parti du roi et donc rendre impossible l’insurrection.
Mais comment se fier à ces hommes ? Ils utilisent sans doute l’argent qu’on leur a versé, soit pour leurs aises et leurs débauches, comme Danton, soit pour préparer cette insurrection qu’ils sont payés pour empêcher !
Et jadis on avait couvert d’or Mirabeau, et cela n’avait en rien entravé le cours de la Révolution.
L’insurrection aura lieu, Louis s’en persuade en découvrant le jardin des Tuileries entièrement désert.
« Il semble que la peste soit dans le château, écrit un journaliste “patriote”. Nul ne veut en approcher. Mais la terrasse des Feuillants est couverte d’hommes, de femmes, de gens de guerre qui vont à l’Assemblée, qui en reviennent, qui s’arrêtent à la porte, aux murs de ce bâtiment, et de l’autre côté, un vaste et superbe jardin désert… Nous sommes ici, disent ceux qui se promènent sur la terrasse des Feuillants, sur la terre de la liberté. Et là-bas c’est Coblence. Cette solitude, ce silence qui régnent dans le jardin où l’on voit seulement courir quelques chiens doivent effrayer le maître du château pour peu qu’il réfléchisse sur lui-même : il n’est pas de bon augure. »
Louis n’est pas effrayé. Et cependant il ne croit pas, comme le réclament les pétitions de certaines sections sans-culottes, qu’on se contentera de sa déchéance, suivie de l’expulsion de la famille royale hors du territoire.
Trop de souffrances, et donc trop de haines, trop de désirs de vengeance se sont sans doute accumulés depuis des siècles et font de Louis le XVIe celui qu’il faut crucifier.
Trop de peurs aussi, d’accusations de trahison conduisent à un verdict impitoyable. Le Manifeste de Brunswick annonce selon les orateurs sans-culottes « une Saint-Barthélemy des patriotes ».
Robespierre, presque chaque jour, au club des Jacobins le répète. La rumeur se répand selon laquelle les habitants de Paris seront conduits dans la plaine Saint-Denis, et décimés sur place dès l’entrée dans la capitale des troupes prussiennes et de l’armée des Princes forte de vingt mille émigrés.
Les patriotes les plus notoires et cinquante poissardes seront roués !
Louis partage le sentiment du journaliste royaliste Du Rosoi qui écrit dans la Gazette de Paris :
« Au moment où vous lisez ces lignes, toutes les hordes, soit celles qui délibèrent, soit celles qui égorgent : républicains, pétitionnistes, novateurs, brissotins, philosophistes, écrivent, discutent, aiguisent des poignards, distribuent des cartouches, donnent des consignes, se heurtent, se croisent, augmentent le tarif des délations, des crimes, des libelles et des poisons… Si ces factieux osent prononcer la déchéance du roi, ils osent le juger ; et s’ils le jugent, il est mort ! Mort ! entendez-vous, lâches et insouciants Parisiens… »
La mort est donc là. Louis la voit. Elle le saisira dans quelques heures, quelques jours, quelques mois. Mais il est depuis si longtemps persuadé que son destin tragique est écrit et qu’il ne peut le changer, que ces dernières heures avant le 10 août ne le surprennent pas.
L’Assemblée erre, hésite, condamne ceux qui pétitionnent pour la déchéance du roi, et plus tard décide que les régiments de Suisses devront quitter Paris pour se rendre aux frontières, ce qui signifie, ouvrir les portes des Tuileries, livrer le roi aux émeutiers.
Et ceux-ci ne sont pas les meilleurs du peuple de Paris. Les purs patriotes se sont enrôlés pour aller combattre les Prussiens : quarante mille jeunes gens en quelques semaines.
Il reste les boutiquiers, les ouvriers, les vagabonds, les artisans fanatiques, ceux qui veulent occuper les places, prendre le pouvoir pour eux-mêmes, laissant faire la guerre aux autres. Ils ne représentent qu’une faible partie du peuple de Paris.
Mais ils sont déterminés. Et les femmes si souvent soumises et humiliées les accompagnent et même les entraînent.
Et cependant, une foule insouciante remplit les Champs-Elysées. Toutes les boutiques sont ouvertes. On vend dans ces journées torrides des rafraîchissements. On chante. On danse. On assiste aux spectacles de pantomimes et de marionnettes.
Cela étonne un voyageur anglais, Moore, qui a vu les canons installés sur le Pont-Neuf afin d’interdire aux cortèges sans-culottes venus de la rive droite et de la rive gauche de se rejoindre.
Mais, à quelques rues seulement de ce qui sera sans doute un lieu de combat : « Tout est tranquille dans Paris. On s’y promène. On cause dans les rues comme à l’ordinaire. Ces gens-là paraissent heureux comme des dieux… le duc de Brunswick est l’homme du monde auquel ils pensent le moins. »
Mais il y a ceux qui s’apprêtent à donner l’assaut aux Tuileries si l’Assemblée législative refuse de proclamer la déchéance du roi.
Et depuis les tribunes de la salle du Manège, ils sont des centaines à insulter les députés, à les menacer, cependant que d’autres les attendent à la sortie de l’Assemblée, les entourent, les frappent.
Et bientôt, il n’y aura plus en séance qu’une minorité de députés – à peine un peu plus de deux cents, sur sept cent quarante-cinq – prêts à soutenir les vœux des sans-culottes.
Le « peuple » – quelques milliers sur plus de six cent mille Parisiens – est trop fort pour se laisser dompter par l’Assemblée, qui, jeudi 9 août, à sept heures du soir, clôt ses travaux, sans s’être prononcée sur la déchéance du roi.
Médiocre et lâche habileté des Girondins.
« Il pleuvra du sang », prévoit un témoin, quand il entend un quart d’heure avant minuit la grosse cloche des Cordeliers battre le tocsin, suivie par les cloches de six autres églises.
Et les tambours commencent à résonner, les sans-culottes à se rassembler.
Demain, vendredi 10 août 1792, ce sera, comme prévu, on l’a préparé, la journée révolutionnaire qui doit achever ce qui a été commencé le 14 juillet 1789.
Courte nuit avant l’aube du vendredi 10 août.
Louis écoute le procureur-syndic du département Rœderer, qui est assis aux côtés de la reine, de Madame Élisabeth, du dauphin, et qui veut, dit-il, par sa présence aux Tuileries protéger le roi et sa famille.
Déjà plusieurs fois, il a affirmé que le salut ne pourrait venir d’une résistance armée aux sans-culottes s’ils tentaient d’attaquer le château.
Il faudrait se réfugier à l’Assemblée, où la majorité des députés étaient modérés, et feraient de leurs corps et de leur légitimité un rempart.
Le maire de Paris, Pétion, souriant, vient à son tour aux Tuileries, puis se retire après quelques instants, et Louis comprend que cet homme-là refusera de prendre parti, s’enfermera chez lui, se laissant « enchaîner avec des rubans », de manière à sauver sa vie.
Vers deux heures et demie du matin, Rœderer lit le rapport qu’on vient de lui remettre.
Les rassemblements de sans-culottes ont de la peine à se former, dit-il. Les citoyens des faubourgs se lassent. Il semble qu’on ne marchera pas.
Et un informateur royaliste qui vient d’arriver, confirme ces informations :
« Le tocsin ne rend pas », répète-t-il.
Louis reste impassible. La journée n’a pas commencé. On vient d’annoncer que sur ordre de Manuel, procureur général de la Commune, on a retiré les canons en batterie sur le Pont-Neuf. Dès lors, les sans-culottes du faubourg Saint-Antoine et ceux du faubourg Saint-Marceau peuvent se rejoindre !
Et Louis approuve et comprend les inquiétudes du marquis de Mandat, d’autant plus que Manuel est un proche de Danton. L’obstacle majeur à l’assaut des Tuileries vient de sauter.
Louis se retire. Il veut dormir, laisser le destin s’écouler selon la pente dessinée par Dieu. Quand il sort de sa chambre, on lui annonce que le marquis de Mandat, sur convocation de la Commune, et sur les conseils de Rœderer, a accepté de se rendre à l’Hôtel de Ville où la Commune veut l’entendre.
Le commandant de la garde nationale, responsable de la défense des Tuileries, est parti seul sans escorte.
Louis ferme les yeux.
Il entend Madame Élisabeth dire à Marie-Antoinette : « Ma sœur, venez donc voir le lever de l’aurore. »
Combien, demain, vivront une aube nouvelle ?
On tue déjà, place Vendôme, devant l’Hôtel de Ville.
Le marquis de Mandat a été mis en état d’arrestation, accusé d’avoir ordonné, si une « colonne d’attroupement s’avançait vers le château, de l’attaquer par-derrière ».
« C’est une infamie, crie-t-on, un prodige de lâcheté et de perfidie. »
On l’entraîne vers la prison de l’Hôtel de Ville. Et dès qu’il apparaît sur les marches, on l’abat : coups de pistolet, coups de pique et de sabre.
Et les membres du Comité secret, les commissaires de chaque section qui avaient été désignés dans la nuit, chassent la Commune légale, au nom du salut public. Elle sera remplacée par une Commune insurrectionnelle, dans laquelle Danton affirme son autorité. Santerre est nommé commandant de la garde nationale à la place de Mandat. Et les cortèges se mettent en mouvement vers le château des Tuileries.
Il n’est pas encore neuf heures.
Place Vendôme, de très jeunes gens jouent avec des têtes, les jetant en l’air et les recevant au bout de leurs bâtons. Ce sont celles du journaliste royaliste Suleau et de trois de ses amis.
Un jeune homme est interpellé dans les Petits-Champs, on l’entoure, on le menace. Il est habillé comme un « monsieur ». On l’oblige à crier « Vive la Nation ! ». Il a un accent étranger.
Il se souviendra qu’il a vu, ce vendredi 10 août, « des groupes d’hommes hideux, que le château a été attaqué par la plus vile canaille ».
Il se nomme Napoléon Bonaparte.
Le « patriote Palloy », l’un des vainqueurs de la Bastille, entrepreneur devenu riche en organisant la démolition – fructueuse – de la citadelle, écrit de ce « peuple » en armes du 10 août :
« Ce sont les sans-culottes, c’est la crapule et la canaille de Paris, et je me fais gloire d’être de cette classe qui a vaincu les soi-disant “honnêtes gens”. »
Ils marchent vers le château. Ils s’emparent des postes qui protègent les bâtiments. Ils approchent des portes. Il faut se réfugier à l’Assemblée, répète Rœderer.
Louis hésite. Il veut passer en revue la garde nationale. Il descend seul au Carrousel. Et à chaque pas qu’il fait devant les compagnies alignées, il est pénétré par une profonde, insurmontable lassitude.
Il répète :
« J’aime la garde nationale. »
Il a l’impression qu’il n’a même plus assez de force pour avancer.
Un groupe de canonniers, les mêmes sans doute que ceux qui l’ont déjà insulté, se met à le suivre en criant :
« À bas le roi ! À bas le gros cochon ! »
Toujours l’insulte.
Il rentre.
Rœderer insiste pour qu’on se place sous la protection de l’Assemblée.
« Sire, le temps presse, dit-il. Votre Majesté n’a pas d’autre parti à prendre. »
Marie-Antoinette s’approche.
« Nous avons des forces, martèle-t-elle. Personne ne peut agir ? Quoi, nous sommes seuls ? »
« Oui, Madame, seuls, répond Rœderer, l’action est inutile, la résistance, impossible, tout dans Paris marche ! »
« Marchons », dit Louis.
On se dirige vers la salle du Manège.
Rœderer guide ce petit cortège, le roi et sa famille. Des feuilles mortes s’amoncellent dans les allées.
Le dauphin joue avec elles.
« Elles tombent de bonne heure cette année », murmure Louis.
On passe au milieu de la foule qui forme deux haies hostiles. Un citoyen lance, en se portant au premier rang :
« Sacredieu, je n’entends pas que ce bougre de roi aille souiller la salle de l’Assemblée ! »
Il faut parlementer. L’officier de la garde nationale qui protège le roi prend le citoyen par la main, le présente à Louis XVI :
« Sire, voilà un galant homme qui ne vous fera pas de mal. »
« Je n’en ai pas peur », répond Louis.
Le citoyen tend la main :
« Touchez là, vous aurez pris la main d’un brave homme, mais je n’entends pas que votre garce de femme aille avec vous à l’Assemblée, nous n’avons pas besoin de cette putain. »
Il est trop tard pour répondre, pour résister.
Louis titube sous l’injure, s’assied près de Vergniaud à la tribune de l’Assemblée.
Les mots du Girondin – « Fermeté de l’Assemblée, ses membres ont juré de mourir en soutenant les droits du peuple et les autorités constituées » – sont comme une rumeur lointaine.
C’est une station du calvaire.
Il dit : « Je suis venu ici pour éviter un grand crime. »
On l’installe avec sa famille dans la loge du logo-graphe, qui prend en note les discours. On y étouffe dans une chaleur moite. Et l’on entend, tout proches, des détonations d’abord isolées, puis des feux de salve, des cris.
Il est à peine passé dix heures et demie.
Les portes du château sont forcées.
Les insurgés se précipitent dans les Tuileries. Les gardes nationaux crient : « Vive la nation ! », rallient les sans-culottes et les fédérés. On interpelle les Suisses. Le patriote Westermann, ancien hussard alsacien, proche de Danton, leur lance en allemand :
« Rendez-vous à la nation. »
Quelques-uns hésitent, sautent par les fenêtres, d’autres répondent qu’ils ne veulent pas se déshonorer. Leurs officiers s’inquiètent. Les insurgés au bas de l’escalier s’impatientent, commencent à insulter ces « gilets rouges ». Des débardeurs armés de crocs en harponnent certains par leur fourniment, les tirent à eux.
Puis un coup de feu, et les salves de part et d’autre. Les Suisses qui s’élancent chassent les insurgés des cours, s’emparent des canons.
« J’ai vu les Suisses, dit un grenadier de la section du Théâtre-Français, François Marie Neveu, peintre, ami de David, tant qu’ils ont été maîtres de la Cour royale, faire jusqu’à six décharges à bout portant sur mes frères d’armes amoncelés derrière un tombereau, ils faisaient sauter la cervelle de mes concitoyens à bout portant. »
Il y a déjà une centaine de morts.
Les fédérés marseillais et brestois contre-attaquent, refoulent les Suisses, dont certains se regroupent près de l’Assemblée.
« Les portes sont forcées, crie un officier de la garde nationale. Il y a des citoyens qui sont près d’être égorgés. À quoi sert ce sang versé ? »
Louis écrit au colonel suisse :
« Le roi ordonne aux Suisses de poser à l’instant leurs armes et de se retirer dans leurs casernes. »
Tous ne peuvent être prévenus. Ils se battront jusqu’à épuisement de leurs munitions. Et ceux-là comme ceux qui cessent le feu sont égorgés.
Point de quartier.
De la fenêtre d’un immeuble du Carrousel, Napoléon Bonaparte a assisté à l’assaut. Puis il parcourt le champ de bataille, où les corps s’entassent. On les brûle par monceaux.
« On tue les blessés, raconte-t-il. On tue les deux chirurgiens suisses qui les pansaient. J’ai vu des femmes bien mises se porter aux dernières indécences sur les cadavres des Suisses. Elles mutilaient les soldats morts puis brandissaient ces sexes sanglants. Vile canaille ! »
Et « coglione » de Louis XVI.
« Si le Roi se fût montré à cheval, la victoire lui fût restée. »
Pillage des Tuileries, saccage. Vols, et on tue les voleurs à coups de sabre et de pique, dans les rues et places proches du château.
« Quelle atroce barbarie ! » s’indigne le libraire patriote Ruault. Il a vu passer au fil de l’épée soixante Suisses qui s’étaient rendus et qu’on avait conduits à l’Hôtel de Ville.
« Et depuis quand égorge-t-on de sang-froid, en Europe, des prisonniers de guerre ? » interroge-t-il.
« Je fus forcé de voir le massacre dans la petite cour intérieure de l’Hôtel de Ville aux pieds mêmes de l’effigie de Louis XVI.
« On les dépouillait nus, on les perçait puis on les tirait par les pieds, et on chargeait leurs corps morts dans des tombereaux… Mais, ô comble de l’horreur ! J’ai vu des cannibales qui chargeaient ces cadavres les mutiler dans leurs parties secrètes et leur donner en ricanant des petits soufflets sur les joues et sur les fesses.
« Il faut dire tout ce que l’on a vu et tout ce que l’on sait de cette abominable journée. »