16

Nous voulons !

C’est le cri qui a traversé la nuit brûlante du 13 au

14 juillet 1789.

Et dans l’aube déjà étouffante, des bandes parcourent les rues. Les hommes sont armés de broches, de piques, de fusils. Certains sont « presque nus ». « Vile populace », murmurent les bourgeois.

Des groupes se forment devant les portes des maisons cossues, celles d’ennemis de la nation et donc du tiers état.

Des hommes exigent qu’on leur ouvre les portes :

« On veut à boire, à manger, de l’argent, des armes. »

Dans la nuit, ils ont pillé le garde-meuble où sont entreposées des armes et des armures de collection. Ils brandissent des sabres, des coutelas, des lances.

Mais ce sont des armes de guerre qu’ils veulent.


« Des armes, des armes, nous voulons des armes », crient-ils devant les Invalides.

Ils sont près de cinquante mille, qui ne se soucient guère des canons qui menacent mais qui sont servis par des invalides, et ceux-ci ne voudront pas tirer sur le peuple !

La foule piétine devant les fossés qui entourent les bâtiments.

Des hommes apparaissent, portant au sommet d’une pique la tête tranchée au coutelas de Flesselles, le prévôt des marchands, président de l’Assemblée des électeurs parisiens, qu’on accuse d’avoir trompé le peuple, en l’envoyant chercher des armes là où elles ne sont pas, à l’Arsenal, aux Chartreux, aux Quinze-Vingts.

On s’y est précipité, on n’a rien trouvé, on a arraché Flesselles à son fauteuil.

« Vous voilà donc, Monsieur le Prévôt, toujours traître à la patrie ! »

On l’a tué d’un coup de pistolet, puis on lui a coupé la tête, et elle dodeline, sanglante, au bout d’une pique.

« Nous voulons des armes ! »


On entend ce cri, au Champ-de-Mars, où sont rassemblés des régiments d’infanterie, de cavalerie, d’artillerie, suisses pour la plupart, commandés par le général baron de Besenval, suisse lui aussi.

Il attend des ordres, hésite, consulte ses chefs de corps : les soldats sont-ils prêts à tirer sur les émeutiers ? Tous répondent par la négative. Et le général baron de Besenval choisit de ne pas faire marcher ses troupes vers les Invalides.

Il se demande s’il ne vient pas de décider du sort de cette journée.


« Des armes, des armes. »

La foule escalade les fossés, défonce les grilles, se précipite dans les caves, guidée par des invalides qui éclairent avec des torches les fusils entassés, dont on s’empare, qu’on se passe de main en main.

On traîne douze pièces de canon, un mortier.

On brandit les fusils.

« Nous voulons de la poudre et des balles », crie-t-on maintenant.

Il y en aurait à la Bastille, la vieille forteresse où le roi enterre sur une simple lettre de cachet ceux qui lui déplaisent.

« À la Bastille ! »

Et ce n’est plus le poing qu’on brandit mais le fusil.


On court à l’Hôtel de Ville où siègent les représentants des électeurs parisiens.

Un millier de personnes envahit la salle où ils délibèrent. Ils sont pressés, menacés. Les baïonnettes effleurent leurs poitrines, et dehors des dizaines de milliers de voix crient : « À la Bastille ! »

Les « électeurs » décident d’envoyer une délégation au gouverneur de la forteresse, le marquis de Launay, afin qu’il distribue de la poudre et des balles aux Parisiens qui doivent armer leur milice bourgeoise.


La garnison de la Bastille compte 82 invalides et 32 soldats suisses. Elle dispose de quelques canons.

Et autour de la forteresse avec ses fossés et ses ponts-levis, et dans les rues voisines, se rassemblent au moins cent mille Parisiens, auxquels se mêlent des gardes françaises, tirant cinq canons.


Il y a la foule spectatrice : elle crie, elle regarde, elle attend, elle se tient à bonne distance, pour éviter les coups de feu s’ils partent des tours hautes de quarante pieds, mais pour l’heure, en cette fin de matinée du mardi 14 juillet, on ne tire pas.

Le gouverneur reçoit des délégations des « électeurs ».

Il ne veut pas donner de munitions, il n’a pas reçu d’ordre, mais il négocie. Il invite les représentants des Parisiens à déjeuner, après leur avoir fait visiter toute la forteresse.

Les députations se succéderont jusqu’à trois heures de l’après-midi.

Mais la situation s’est tendue.


Il y a huit à neuf cents hommes qui veulent conquérir la forteresse. C’est parmi eux qu’on trouve les deux citoyens qui, par le toit d’une boutique proche, parviennent au poste de garde, vide. Ils peuvent actionner la machinerie du premier pont-levis.

Launay a eu beau montrer à la « députation » qu’il fait reculer les canons, boucher les meurtrières, on l’accuse de trahison, d’avoir laissé baisser le pont-levis pour que les « patriotes » s’engouffrent dans la première cour, et là, pris dans la nasse, se fassent mitrailler.

On commence à échanger des coups de feu de part et d’autre. Le millier d’hommes décidés à partir à l’assaut est d’autant plus déterminé qu’il sent derrière lui cette foule qui l’observe, et l’encourage.

Il y a même parmi ces curieux « nombre de femmes élégantes et de fort bon air qui avaient laissé leurs voitures à quelque distance ».

Ces hommes, fer de lance de la foule, sont ouvriers ou boutiquiers du faubourg, tailleurs, charrons, merciers, marchands de vin. Et parmi eux, soixante et un gardes françaises, et le sergent Hulin qui fait mettre les cinq canons en batterie, contre les portes et ponts-levis de la Bastille.

Les ponts-levis s’abaissent. La Bastille capitule. On a promis la vie sauve à la garnison.

La foule déferle.

On brise. On tire.

Il y aura quatre-vingt-dix-huit morts et soixante-treize blessés, mais combien durant le siège et l’assaut, et combien après la capitulation dans le désordre que personne ne contrôle ?

Les gardes françaises – Hulin, Élie, entré le premier –, les vrais combattants – Maillard, un ancien soldat, le brasseur du faubourg Saint-Antoine Santerre –, ne peuvent faire respecter les « lois de la guerre ».

C’est Élie qui a donné sa parole d’officier français qu’il « ne serait fait aucun mal à personne ».

Mais comment pourrait-il arrêter le torrent, contenir le désir de se venger, d’abattre ces officiers, ces soldats, ce marquis de Launay ? Plusieurs seront écharpés, dépecés.

Le gouverneur de Launay a reçu un coup d’épée à l’épaule droite. Arrivé dans la rue Saint-Antoine, « tout le monde lui arrachait des cheveux, et lui donnait des coups ».

« On hurle qu’il faut lui couper le cou, le pendre, l’attacher à la queue d’un cheval. »

« Qu’on me donne la mort », crie-t-il. Il se débat, lance un coup de pied dans le bas-ventre de l’un de ceux qui l’entourent. Aussitôt il est percé de coups de baïonnette, traîné, déchiqueté.

« C’est un galeux et un monstre qui nous a trahis : la nation demande sa tête pour la montrer au peuple. »

C’est l’homme qui a reçu le coup de pied, un garçon cuisinier du nom de Desnot, qui est « allé à la Bastille pour voir ce qui s’y passait », qui croit mériter une médaille en « détruisant un monstre ». Avec son petit couteau à manche noir, et son expérience d’homme qui « sait travailler les viandes », Desnot tranche la tête de Launay. On enfonce cette tête au bout d’une fourche à trois branches et on se met en marche.

Rue Saint-Honoré, on accroche à la tête deux inscriptions, pour qu’on sache à qui elle était.

Et sur le Pont-Neuf, on l’incline devant la statue d’Henri IV, en criant : « Marquis, salue ton maître. »


Dans les jardins du Palais-Royal, où l’on a planté les têtes de Flesselles, de Launay et de quelques autres défenseurs de la Bastille, sous les acclamations de la foule, on a dressé des listes de proscription : le comte d’Artois, le maréchal de Broglie, le prince de Lambesc, le baron de Besenval…

Une récompense est promise à qui disposera leurs têtes au café du Caveau.

On porte en triomphe jusqu’à l’Hôtel de Ville les sept prisonniers qu’on a libérés de la Bastille – quatre faussaires, deux fous et un débauché – et déjà, on commence à arracher des pierres à la forteresse.

Elle était dans Paris le visage menaçant de l’ordre et de la force monarchique. Elle doit être détruite, pierre après pierre.


Mais le pouvoir du roi renversé, c’est le désordre qui règne à Paris.

« Nous faisions une triste figure, dit un bourgeois, membre de la milice. Nous ne pouvions contenir la fureur du peuple. Si nous l’eussions trop brusqué, il nous aurait exterminés. Ce n’est pas le moment de lui parler raison. »

Alors les bourgeois mettent la cocarde « bleu et rouge » à leur chapeau, et patrouillent, arrêtant les voitures des nobles qui s’enfuient à la campagne.

« On les visite, on les fouille, on renvoie les nobles dans leurs hôtels. On ne souffre pas qu’ils sortent de la ville. La bourgeoisie ne quittera pas les armes que la Constitution ne soit faite. »


Louis, en cette fin de mardi 14 juillet, n’imagine pas la gravité de ce qui vient de se produire à Paris.

Il est cependant si préoccupé, qu’il n’a pas chassé. Et il a écrit à la date du 14 juillet, sur le carnet où il note ses exploits cynégétiques, le mot « Rien ».

Au même instant à Paris, le libraire Ruault écrit :

« La journée de mardi a tué le pouvoir du roi. Le voilà à la merci du peuple pour avoir suivi les perfides conseils de sa femme et de son frère Charles d’Artois. Ce début de grande révolution annonce des suites incalculables pour les plus prévoyants. »


Louis veut croire qu’il ne s’agit que de l’une de ces émeutes parisiennes, de ces frondes que les rois ont toujours su écraser, ou désarmer.

Et cependant l’inquiétude le ronge, et il la fuit, en se contentant de répondre à une délégation de l’Assemblée qui veut lui faire part de ce qu’elle vient d’apprendre des événements parisiens :

« J’ai donné l’ordre que mes troupes qui sont au Champ-de-Mars se retirassent. »

Puis il bâille, s’enfonce dans ce sommeil où tout se dissout.


Mais à l’aube du mercredi 15 juillet, le grand maître de la Garde-Robe le réveille, et chaque mot que prononce le duc de La Rochefoucauld-Liancourt arrache douloureusement Louis XVI à la somnolence protectrice.

La Bastille est tombée. On a promené des têtes au bout des piques en poussant des cris de cannibales.

« C’est une révolte », balbutie Louis XVI d’une voix sourde.

« Non, Sire, c’est une révolution. »

Louis a l’impression qu’il ne pourra jamais soulever son corps.

Il se redresse lentement.

Il doit bouger, agir.

Il faut se rendre à l’Assemblée, répéter qu’on a pris la décision d’éloigner les troupes de Paris et de Versailles.

« Je compte sur l’amour et la fidélité de mes sujets, dit Louis. Je ne suis qu’un avec ma nation, c’est moi qui me fie à vous. Aidez-moi dans cette circonstance à assurer le salut de l’État… Je ne me refuserai jamais à vous entendre et la communication entre l’Assemblée et moi sera toujours libre… »

Il se retire en compagnie de ses frères, rentre à pied au château, accompagné par les députés des trois ordres.

La foule accourt, crie : « Vive le roi ! »

Louis se rassure, malgré les avertissements de la reine, du comte d’Artois. Il faut, disent-ils, effacer par une victoire et un châtiment exemplaire la révolte de Paris, la prise de la Bastille, la tuerie sauvage qui a suivi.

Il faut imposer partout dans le royaume l’autorité du roi.


Le soir de ce mercredi 15 juillet, Louis écoute le récit de la réception faite par Paris à la députation de l’Assemblée nationale qui s’y est rendue dans l’après-midi.

Plus de cent mille Parisiens, souvent armés, l’ont accueillie. On a crié « Vive la nation ! Vive les députés ! » mais aussi « Vive le roi ! ». Le marquis de La Fayette, président de la députation, a déclaré : « Le roi était trompé, il ne l’est plus. Il est venu aujourd’hui au milieu de nous, sans troupes, sans armes, sans cet appareil inutile aux bons rois. »

Le comte de Lally-Tollendal a ajouté :

« Ce bon, ce vertueux roi, on l’avait environné de terreurs. Mais il a dit qu’il se fiait à nous, c’est-à-dire à vous… »

« Tout doit être oublié, a conclu le comte de Clermont-Tonnerre. Il n’y a pas de pardon à demander où il n’y a pas de coupable… Le peuple français hait les agents du despotisme mais il adore son roi… »

Les acclamations ont déferlé en hautes vagues.

On a proclamé le marquis de La Fayette commandant la milice parisienne, cette « garde nationale », et Bailly, désigné prévôt des marchands, a préféré le titre de maire qui lui a été accordé par acclamation.

L’archevêque de Paris a conduit la députation à Notre-Dame, où l’on a chanté un Te Deum.

La cathédrale était pleine.

À la sortie, le peuple a crié qu’il voulait le rappel de Necker. Les députés ont approuvé, affirmé que le vœu du peuple serait exaucé.


Louis sait, le jeudi 16 juillet, qu’il va devoir décider. À l’Assemblée nationale, qui vient de se réunir, le comte Lally-Tollendal a dit sous les acclamations :

« Ce vœu bien prononcé nous l’avons entendu hier à Paris. Nous l’avons entendu dans les places, dans les rues, dans les carrefours. Il n’y avait qu’un cri : “Monsieur Necker, Monsieur Necker, le rappel de Monsieur

Necker.” Tout ce peuple immense nous priait de redemander Monsieur Necker au Roi. Les prières du peuple sont des ordres. Il faut donc que nous demandions le rappel de Monsieur Necker. »


Un roi doit-il obéir aux ordres du peuple et de l’Assemblée ?

Louis écoute au Conseil qu’il réunit le 16 juillet ses frères et la reine s’indigner de cette injonction, lui demander de refuser le rappel de Necker.

Et puisque les troupes ne sont plus sûres, au dire du maréchal de Broglie, et incapables de reconquérir Paris et de briser cette révolte, cette révolution, il faut quitter Versailles, gagner une place forte, proche de la frontière.

Broglie n’est pas sûr, dit-il, d’assurer la sécurité de la famille royale pendant ce voyage, puis concède qu’on peut se rendre à Metz, mais « qu’y ferons-nous ? ».

Le comte de Provence est de l’avis qu’il faut rester à Versailles.


Louis a l’impression qu’il glisse sur une pente, et qu’au bout il y a le gouffre.

Il devrait se mouvoir, s’agripper, échapper à ce destin.

Il voudrait partir avec la reine, ses enfants, ses proches.

Il sait que Marie-Antoinette attend, espère qu’il fera ce choix. Elle a déjà brûlé des lettres, placé tous ses bijoux dans un coffre qu’elle emportera avec elle.

Mais il ne peut pas.

Il consulte du regard les ministres qui participent au Conseil. Certains lui annoncent qu’ils démissionnent. Breteuil au contraire veut conserver son poste.

Louis détourne la tête, dit qu’il va rappeler Necker, renvoyer les régiments dans leurs garnisons.

Il voit, il sent le désespoir de la reine.

Mais il n’a pas la force de choisir le départ, c’est-à-dire le combat. Ce choix de rester est celui de la soumission au destin, à la volonté des autres.

Lui aussi, comme l’Assemblée, il est aux ordres du peuple.

Et, par instants, il pense même que c’est son devoir de roi.

Il transmet ses décisions à l’Assemblée qui se félicite de la sagesse du roi, du départ des troupes et du rappel attendu par toute la nation de Necker.

Mais le peuple veut voir, entendre le roi.

Louis se rendra donc à Paris, demain vendredi 17 juillet 1789.

Peut-être sera-ce le jour de sa mort ?

Il s’y prépare, donne à son frère, comte de Provence, le titre de lieutenant général du royaume.

Puis il parcourt le château de Versailles, que les courtisans ont déserté. Beaucoup, comme le comte d’Artois et sa famille, les Polignac, Breteuil, Broglie, Lambesc, le prince de Condé et les siens, tous ceux qui savent qu’ils sont inscrits sur les listes de proscription, ont choisi d’émigrer. Ils ont déjà quitté Versailles.

Les pas de Louis résonnent dans les galeries désertes.

Louis regagne ses appartements. Il va dormir.


C’est le vendredi 17 juillet. Il roule vers Paris.

Il n’est accompagné que de quelques nobles – les ducs de Villeroy et de Villequier, le comte d’Estaing -et de trente-deux députés tirés au sort.

Les gardes du corps sont sans armes.

Mais la milice bourgeoise de Versailles qui accompagne le carrosse royal jusqu’à Sèvres, comme la milice bourgeoise de Paris qui le reçoit, sont sous les armes.

Le peuple à la porte de Paris crie « Vive la nation ! ».

Et Bailly le maire, en remettant les clés à Louis, déclare :

« J’apporte à Votre Majesté les clés de sa bonne ville de Paris. Ce sont les mêmes qui ont été présentées à Henri IV. Il avait reconquis son peuple, ici c’est le peuple qui a reconquis son roi… Sire, ni votre peuple ni Votre Majesté n’oublieront jamais ce grand jour, c’est le plus beau de la monarchie, c’est l’époque d’une alliance auguste, éternelle, entre le monarque et le peuple. Ce trait est unique, il immortalise Votre Majesté… »


On traverse Paris.

Le peuple en armes ne crie pas « Vive le Roi ! ».

Louis voit tous ces visages, ces piques, ces fusils.

Il entre dans l’Hôtel de Ville sous une voûte d’épées entrelacées.

On lui remet la nouvelle cocarde où le blanc de la monarchie est serré entre le bleu et le rouge de Paris.

On l’accroche à son chapeau.

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