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« Assemblée nationale ».
Louis répète ces mots, relit ces récits, ces pamphlets qu’on pose devant lui, et il a l’impression d’être saisi par le vertige comme s’il se trouvait au bord d’un abîme, qu’il était prêt à y être précipité, et il ne peut s’empêcher d’osciller, d’avant en arrière, comme si son corps voulait exprimer l’hésitation et en même temps la frayeur qui ont fondu sur lui.
Les députés du tiers, ces roturiers, ont osé le défier, alors qu’ils n’existent que par lui, qui a bien voulu organiser les élections, réunir les États généraux.
Ses frères, la reine, les princes du sang, les aristocrates, ceux que le peuple appelle les aristocranes, exigent qu’on brise ces rebelles, qu’on dissolve même les États généraux.
Le garde des Sceaux Barentin insiste pour que le roi oblige le tiers état à se soumettre :
« Pourquoi tant de complaisance, tant de considération ? dit Barentin au Conseil royal réuni le 19 juin. Il faut du nerf et du caractère, ne pas sévir c’est dégrader la dignité du trône, opposer la modération à l’injure, la faiblesse à la violence, c’est autoriser la violence. »
Louis partage ce sentiment, mais il écoute Necker, qui propose un plan de réformes : le vote par tête, l’égalité devant l’impôt, l’admissibilité de tous les Français aux fonctions publiques, la création d’une Chambre haute, le pouvoir exécutif confié au roi avec droit de veto…
C’est capituler, disent les frères du roi, la reine, le garde des Sceaux.
Louis se tait.
Ont-ils tous oublié que l’ancien garde des Sceaux Lamoignon s’est brûlé la cervelle dans le parc de sa demeure ?
Ne savent-ils pas que dans les rues de Versailles, des bandes venues de Paris pourchassent les députés de la noblesse et du clergé hostiles à la « réunion » avec ceux du tiers ?
L’archevêque de Paris a été poursuivi à coups de pierres. On lui a jeté de la boue, on a injurié l’abbé Maury. On les a insultés en les qualifiant d’aristocranes.
À Paris, au Palais-Royal, un orateur a proposé de « brûler la maison de Monsieur d’Esprémesnil, sa femme, ses enfants, son mobilier et sa personne », parce qu’il est hostile à la réunion avec le tiers.
La foule a piétiné, battu, fouetté, tous ceux qui osaient ne pas crier « Vive le tiers état ! », « Vive l’Assemblée nationale ! ».
Une femme qui a proféré des « injures au buste de Necker, a été troussée, frappée jusqu’au sang par les poissardes », dit un espion de police.
On s’en prend aux « uniformes suspects ». Dès que paraît un hussard, on crie : « Voilà Polichinelle, et les tailleurs de pierre le lapident. Hier au soir, deux officiers de hussards, MM. de Sombreuil et de Polignac sont venus au Palais-Royal, on leur a jeté des chaises, et ils auraient été assommés, s’ils n’avaient pris la fuite… »
Et lorsqu’un espion de police a été démasqué : « On l’a baigné dans le bassin, on l’a forcé comme on force un cerf, on l’a harassé, on lui jetait des pierres, on lui donnait des coups de canne, on lui a mis un œil hors de l’orbite, enfin malgré ses prières et qu’il criait merci on l’a jeté une seconde fois dans le bassin. Son supplice a duré depuis midi jusqu’à cinq heures et demie et il y avait bien dix mille bourreaux. »
Parmi cette foule, des gardes françaises, qu’on entoure, qui crient « Vive le tiers état ! ».
« Tous les patriotes s’accrochent à eux. »
Ils ont quitté leurs casernes bien qu’ils y aient été consignés. Le Palais-Royal est un lieu qu’ils ont l’habitude de fréquenter. C’est le rendez-vous des filles, et maintenant celui des patriotes.
« On leur paie des glaces, du vin. On les débauche à la barbe de leurs officiers. »
Que faire, s’interroge Louis, quand on ne dispose plus de la force ?
Quand l’Assemblée du tiers, cette Assemblée qui se veut nationale, délibère de l’aveu même de Bailly, son doyen, sous la surveillance de plus de 600 « spectateurs » qui votent les motions comme des élus, applaudissent, contestent, menacent les quelques rares députés du tiers qui n’ont pas rallié la majorité. Leurs noms sont relevés et la foule les attend à la sortie de la salle.
Que faire ?
Ce 9 juin, Louis ne se prononce pas sur les propositions de Necker.
Mais l’abîme est là devant lui, qui l’effraie et le fascine.
Il apprend que le clergé, par cent quarante-neuf voix contre cent trente-sept, a décidé de rallier le tiers état.
Certains prélats ont donc rejoint les curés qui, avaient-ils dit, « précédés du flambeau de la raison, conduits par l’amour du bien public et le cri de notre conscience, venons nous placer avec nos concitoyens et nos frères ».
Les députés du tiers et ceux du clergé se sont embrassés en pleurant, et la foule crie « Vive les bons évêques ! ».
L’ordre de la noblesse, au contraire, maintient son refus de la réunion.
Les princes du sang royal, la reine, les frères du roi ne cessent de l’inciter à défendre « sa » noblesse qui lui reste fidèle.
Louis voit ce gouffre devant lui, où tout son monde peut s’engloutir.
Il entend ses proches, au Conseil royal du 20 juin, dire que les réformes de Necker vont « ébranler les lois fondamentales de l’État ».
La reine insiste pour que le roi mette fin à cette « révolte ».
Et Louis en convient. Il ne peut pas accepter que la monarchie dont il a hérité sombre.
Qu’on agisse, murmure-t-il, qu’on fasse un premier pas, qu’on donne un signe. Et il ajoute qu’il faut être mesuré et sage.
Il a choisi de faire fermer la grande salle commune aux États généraux où se réunissent les députés du tiers.
Il attend, angoissé, leurs réactions.
Ils trouvent les portes closes, puisque, leur dit-on, les huissiers doivent aménager la salle, pour une séance générale – séance royale pour les trois ordres – prévue pour le 23 juin.
On a, autour du roi, où tout le monde est pour la fermeté et pour la noblesse, critiqué à mots couverts cette mesure équivoque, qui n’ose pas s’avouer pour ce qu’elle est, une tentative d’empêcher l’Assemblée nationale de délibérer.
Le désarroi est grand parmi les députés.
Ils n’osent forcer les portes.
L’un d’eux crie : « Au jeu de paume. »
La salle est proche. On l’occupe. On entoure Bailly. Sieyès propose de se transporter à Paris. L’émotion est extrême ; le roi, dit-on, prépare un coup d’État contre l’Assemblée.
Il faut avertir le peuple, lancent certains.
Mounier, le député de Grenoble, invite à prêter serment « de ne jamais se séparer et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeraient, jusqu’à ce que la Constitution fût établie et affermie sur des fondements solides ».
Dans la salle, c’est l’enthousiasme. On acclame Bailly. On prête serment. On signe à l’unanimité moins une voix, celle du député Martin d’Auch.
On le dénonce au peuple, « attroupé à l’entrée de la salle, et il est obligé de se sauver par une porte dérobée pour éviter d’être mis en pièces ».
Les députés se dispersent dans Versailles, répandent la nouvelle du « coup d’État royal » et du « serment du Jeu de paume ». On les acclame. On se rend à Paris au Palais-Royal.
On insulte les aristocrates, la reine et les princes.
Devant Louis, l’abîme s’est élargi et creusé.
Ses frères et la reine, le garde des Sceaux répètent qu’on ne peut reculer, qu’il faut relever le défi lancé par les députés du tiers état.
Le comte d’Artois fera fermer, demain, la salle du Jeu de paume, au prétexte qu’il doit y jouer sa partie.
Et Louis, d’une voix sourde, annonce au Conseil royal du 21 juin qu’il rejette le plan proposé par Necker, et que la séance royale se tiendra le 23 juin.
Il se redresse, dit fermement qu’elle sera un lit de justice, et qu’il imposera sa volonté.
Et l’inquiétude qui le tenaille est plus douloureuse encore.
Il apprend le 22 juin que l’Assemblée s’est réunie à l’église Saint-Louis dont le curé a ouvert les portes « à la nation ».
Et cent quarante-huit membres du clergé et deux nobles ont rejoint l’Assemblée.
La séance royale du 23 juin s’annonce décisive. Il ne peut pas y renoncer, malgré les propos de Necker, qui refuse d’y participer.
« Elle irritera la nation au lieu de la mettre pour soi », dit le directeur général des Finances.
La grande salle est gardée par de nombreux soldats lorsque les députés y pénètrent, appelés par ordre.
Et le comte d’Artois regarde avec arrogance ces élus du tiers état que la pluie a trempés.
Le roi, aux côtés de son frère, paraît triste et morne.
Mais quand il se met à parler, sa voix, d’abord « tremblante et altérée », se durcit, autoritaire, lorsqu’il déclare que les délibérations tenues par le tiers état, qui prétend être une Assemblée nationale, sont « nulles, illégales, inconstitutionnelles ».
Il avait dit à une députation de la noblesse :
« Je ne permettrai jamais qu’on altère l’autorité qui m’est confiée. »
Et devant les trois ordres, il reste fidèle à cette promesse même s’il consent à l’égalité devant l’impôt, à la liberté individuelle, à la liberté de la presse, à la création d’états provinciaux.
Il accepte le vote par tête mais préserve le vote par ordre quand il est question des « droits antiques et constitutionnels des trois ordres ».
Quant à l’égalité fiscale, il s’en remet « à la volonté généreuse des deux premiers ordres ».
Donc point d’Assemblée nationale, point de Constitution.
Et le roi menace :
« Si vous m’abandonniez dans une si belle entreprise, seul je ferai le bonheur de mes peuples. »
Est-ce l’annonce de la dissolution des États généraux ?
« Je vous ordonne de vous séparer tout de suite et de vous rendre demain matin, chacun, dans vos salles affectées à votre ordre pour y reprendre vos délibérations. »
Le roi se lève, sort. Les fanfares jouent cependant qu’il monte dans son carrosse.
Toute la noblesse le suit, et la majorité l’imite.
Reste la masse noire du tiers état, silencieuse.
Le destin hésite, et Louis ne l’ignore pas.
Le grand maître des cérémonies, le marquis de Dreux-Brézé, s’avance, superbe dans son costume chamarré :
« Sa Majesté, dit-il, prie les députés du tiers de se retirer. »
Un piquet de gardes françaises et de gardes suisses l’a accompagné jusqu’à la porte. On voit luire leurs baïonnettes.
Bailly, pâle, répond que « l’Assemblée en allait délibérer, mais que la nation assemblée ne peut recevoir d’ordres ».
Mirabeau s’approche, tel un lutteur qui va agripper son adversaire :
« Monsieur, lance-t-il, allez dire à votre Maître qu’il n’y a que les baïonnettes qui puissent nous faire sortir d’ici. »
C’est l’épreuve de force.
« Le roi et la reine ressentent une frayeur mortelle, avait noté la veille l’Américain Morris. J’en tire la conclusion qu’on va encore reculer. »
Louis écoute Dreux-Brézé qui raconte d’abord qu’il a dû traverser la cour du palais pour se rendre auprès du roi. Il a vu et entendu la foule, anxieuse, mais déterminée, acclamant le tiers état, et Necker qui annonce qu’il ne démissionnera pas.
La foule a crié : « Monsieur Necker, notre père. Ne nous abandonnez pas. »
« Non, non mes amis, je resterai avec vous », a répondu le ministre.
« La populace qui se permet tout, exige qu’on illumine la ville en l’honneur de cet événement. »
Puis Dreux-Brézé rapporte les propos de Bailly et Mirabeau.
Le roi baisse la tête, bougonne.
« Ils veulent rester, eh bien foutre, qu’ils restent. »
Il est épuisé.
Que peut-il faire puisque « les gardes françaises ont assuré qu’elles étaient tiers état, et ne tireraient que sur les nobles et les ecclésiastiques ; les officiers ne sont plus les maîtres, l’un d’eux a reçu un soufflet d’un soldat ».
Le tiers état reprend donc ses délibérations.
Le 24 juin, la majorité des membres du clergé le rejoint.
Le lendemain, quarante-sept nobles les imitent, et parmi eux Philippe, duc d’Orléans.
On pleure, on s’embrasse, on acclame le cousin du roi, bon patriote.
La réunion du tiers état, du clergé et de ces nobles apparaît être de plus en plus l’Assemblée nationale.
Et le défi qui est lancé au roi est redoublé.
Alors même que le souverain sort affaibli de l’échec de sa première tentative de coup de force.
Que faire ?
Demander à trois régiments d’infanterie et trois régiments de cavalerie de quitter les frontières et de se diriger vers Paris, où ils devront arriver au plus tard le
13 juillet. Et dans l’attente, dissimuler ses intentions.
Louis donne l’ordre à son « fidèle clergé et à sa fidèle noblesse » de se réunir à l’assemblée du tiers état.
On illumine à Versailles, au Palais-Royal.
« La révolution est finie », écrit-on.
Mirabeau, devant l’Assemblée, déclare :
« L’histoire n’a trop souvent raconté les actions que de bêtes féroces, parmi lesquelles on distingue de loin en loin des héros. Il nous est permis d’espérer que nous commençons l’histoire des hommes. »