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Qui l’emportera de ces « deux opinions politiques entre lesquelles les Français se partagent », en cet été brûlant de 1791 ?
Louis, qui supporte de plus en plus mal son enfermement – son « emprisonnement », disent les royalistes -dans les appartements royaux des Tuileries, observe, écoute, lit.
Il est prudent, incertain.
Il n’ose croire que le silence auquel sont contraints les « patriotes exaltés », Marat, Hébert, Desmoulins, Danton, dont les journaux ne paraissent plus, puisse durer et que l’Assemblée nationale persiste, aggrave les mesures, les décrets qu’elle a pris.
Au lendemain de la fusillade du Champ-de-Mars, elle a décidé que tous ceux qui tenteraient de renouveler un pareil rassemblement et de faire de nouvelles pétitions contre le roi seraient condamnés aux fers !
Elle a fait placarder dans les rues et aux carrefours le texte du discours de Charles Lameth, président de l’Assemblée, qui annonçait que tous ceux qui critiqueraient La Fayette, parce qu’il avait appliqué la loi martiale, seraient poursuivis.
Louis s’étonne de la rapidité avec laquelle la majorité du parti patriote a changé d’attitude.
Qui aurait pu croire, le mois dernier, que Lameth, Duport, Barnave, tous ces fauteurs de révolution, en soient à se rapprocher de Malouet, des royalistes, et même de l’abbé Maury ou de l’abbé Royou et de son Ami du roi ?
Il sait que Marie-Antoinette écrit à Lameth et à Barnave, qu’ils lui conseillent d’approuver la Constitution, telle que l’Assemblée va la réviser.
Le texte confiera au roi des pouvoirs importants. Il marquera que la révolution est achevée. La France reste un royaume, changé de fond en comble, certes, et c’est l’œuvre gigantesque accomplie en deux ans par l’Assemblée nationale « constituante », mais la nation va retrouver l’ordre, la paix, la sûreté des personnes et des propriétés.
Les électeurs et les élus devront être des citoyens actifs, et les élus seront choisis parmi les plus riches d’entre eux, parce qu’on est d’autant plus soucieux de la chose publique, que les intérêts personnels, particuliers, vous lient à elle.
Et cependant, Louis hésite à approuver cette Constitution dont il sait bien qu’elle tourne le dos aux lois fondamentales et sacrées du royaume.
Le roi n’est plus de droit divin. Il est le roi des Français. Et Louis partage les sentiments de Marie-Antoinette qui déteste cette Constitution dont elle dit qu’elle n’est qu’un « tissu d’absurdités impraticables ».
Mais Louis veut agir avec prudence.
Il s’inquiète de la correspondance secrète que la reine entretient avec son frère, l’empereur Léopold II, et dont il connaît la teneur.
Marie-Antoinette est au diapason des émigrés, les deux frères de Louis, le comte d’Artois et le comte de Provence, ou le baron de Breteuil, qui tous invitent les souverains à se soucier de cet « esprit d’insubordination et de révolte » qui à partir de la France peut gagner toute l’Europe.
Et Louis a reçu une lettre d’Edmund Burke qui l’invite à ne pas reconnaître cette Constitution, à ne pas suivre les conseils de Barnave et de Lameth, de ces gens qui, comme dit Rivarol, « après avoir été incendiaires viennent s’offrir pour être pompiers ».
« Votre situation intéresse le genre humain, écrit Burke. Votre salut consiste dans le silence, la patience, le refus. »
Mais Marie-Antoinette s’impatiente, anxieuse, humiliée.
Louis sait qu’elle juge sévèrement ses hésitations.
Elle a écrit à Mercy-Argenteau, le 29 juillet :
« Vous connaissez la personne à laquelle j’ai affaire. Au moment où on la croit persuadée, un mot, un raisonnement la fait changer sans qu’elle s’en doute, c’est aussi pour cela que mille choses ne sont point à entreprendre. »
Louis tente de se justifier auprès de la reine.
Elle est imprudente. Les émigrés, en appelant les souverains étrangers à intervenir, mettent en danger la famille royale.
Marie-Antoinette s’obstine.
« La force armée a tout détruit, il n’y a que la force armée qui puisse tout réparer », a-t-elle écrit à l’empereur Léopold II.
Elle est encore plus précise lorsqu’elle ajoute :
« En tout état de cause, les puissances étrangères peuvent seules nous sauver ; l’armée est perdue, l’argent n’existe plus ; aucun lien, aucun frein ne peut retenir la populace armée de toute part. »
Et Louis dénonce l’inconscience de l’abbé Royou qui, dans L’Ami du roi, reprend mot à mot les propos de la reine.
Il ne la cite pas, mais chacun comprend qu’il exprime la pensée de la famille royale.
« Nous n’avons plus de ressources que dans les puissances étrangères, écrit-il. Il faut à tout prix qu’elles viennent à notre secours, mais c’est à l’empereur de se mettre à la tête de tous et à régler tout. »
Comment s’étonner qu’autour des Tuileries, on crie avec une sorte de fureur : « Vive la nation ! », « À bas l’Autrichienne ! ».
Et que l’opinion se persuade, quand, le 27 août 1791 au château de Pillnitz, en Saxe, Léopold II et le roi de Prusse Frédéric-Guillaume II se réunissent et déclarent qu’ils considèrent « la situation du roi de France comme un objet d’intérêt commun », que les armées autrichiennes et prussiennes vont franchir les frontières.
On sait que le marquis de Bouillé a conçu, fort de sa connaissance des forteresses françaises, un plan d’invasion.
La vérité, au contraire, est que l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse ont bien pris garde de ne s’engager que s’il y a unanimité de toutes les puissances.
« Alors et dans ce cas »… écrivent-ils, renvoyant à une date indéterminée une invasion… improbable dans ces conditions.
Mais Louis sait que ce jeu est dangereux pour la famille royale. Que les émigrés, les royalistes, en saluant l’empereur et le roi de Prusse comme des sauveurs, excitent la haine des « enragés du Palais-Royal ». Qu’Artois et Provence se conduisent en Caïn.
Et Louis craint cette politique du pire, dont lui, la reine, ses enfants paieraient le prix.
Et elle n’a pour résultat que de renforcer le club des Jacobins, qui même s’ils ont perdu tous les députés ralliés au club des Feuillants, ont gardé la plupart de leurs simples adhérents, et Maximilien Robespierre est l’homme que l’on écoute, que l’on suit.
Robespierre s’est installé chez Maurice Duplay.
Cet entrepreneur de menuiserie vit dans sa maison de la rue Saint-Honoré, entouré de sa femme, de ses trois filles et de son fils.
« Nous aimons Maximilien comme notre frère », dit l’une d’elles, Élisabeth.
En fait, on l’admire, on le vénère. Un député du tiers état, La Révellière-Lépaux, qui lui rend visite, s’étonne.
« Robespierre recevait des hommages, chez les Duplay, tels ceux qu’on rend à une divinité… Lui-même, bien peigné et poudré, vêtu d’une robe de chambre des plus propres s’étalait dans un grand fauteuil devant une table chargée des plus beaux fruits, de beurre frais, de lait pur et de café embaumé. Toute la famille, père, mère et enfants cherchaient à deviner dans ses yeux tous ses désirs pour les prévenir à l’instant. »
Mais Maximilien n’est pas resté caché dans la maison des Duplay.
Alors que Danton, Camille Desmoulins, Marat, bien d’autres ont quitté Paris ou se terrent, Robespierre s’est rendu à l’Assemblée dès le 22 juillet, « le teint pâle, les yeux enfoncés, le regard incertain et farouche ».
Et au début du mois d’août il rédige une Adresse au Peuple français.
Dans les jours qui suivent, il bénéficie de la reparution des journaux – comme Le Patriote français de Brissot – qui le soutiennent.
Car après la peur et la crainte de voir l’Assemblée poursuivre avec détermination les « républicains », ceux-ci constatent qu’elle hésite.
Elle a besoin, pour obtenir du roi qu’il approuve la Constitution révisée, des « patriotes exaltés » qui menacent le souverain.
Le ciment de l’alliance Barnave – La Fayette -Louis XVI, c’est la crainte de la « populace », des partageux », des « enragés, du Palais-Royal », peu respectueux des lois.
Mais Robespierre est prudent comme un chat, et l’on commence à le comparer à ce félin.
« Nous ne sommes pas des facétieux, dit-il. Si quelqu’un a osé soutenir qu’il m’a entendu conseiller réellement la désobéissance aux lois, même les plus contraires à mes principes, je le déclare le plus impudent et le plus lâche de tous les calomniateurs. »
Mais il est implacable lorsqu’il intervient à la tribune de l’Assemblée pour dénoncer ceux – Duport, Barnave – qui, pour obtenir l’accord du roi, acceptent de réviser la Constitution de manière à satisfaire, en partie, le souverain.
Les mots de Robespierre cinglent ces Feuillants qui, il y a quelques semaines seulement, étaient encore membres des Jacobins.
« Je ne présume pas, commence Maximilien, qu’il existe dans cette Assemblée un homme assez lâche pour transiger avec la Cour, un homme assez perfide, assez ennemi de la patrie, assez imprudent pour oser avouer aux yeux de la nation qu’il n’a cherché dans la révolution qu’un moyen de s’agrandir lui-même. »
Le « peuple » des tribunes l’acclame, bravant les règlements qui, depuis quelques jours, interdisent toute manifestation dans l’enceinte de l’Assemblée.
Et les approbations redoublent quand, pointant son doigt, Robespierre ajoute :
« Si, pour avoir le droit de se faire entendre dans cette Assemblée, il faut attaquer les individus, je déclare, moi, que j’attaque personnellement Monsieur Barnave et Monsieur Lameth. »
Il les accuse de refuser l’abolition de l’esclavage. Alors qu’à Saint-Domingue, les esclaves se révoltent. Ces députés qui ont rédigé, imposé la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, refusent ces mêmes droits à des hommes voués à la servitude.
La parole de Robespierre est de plus en plus entendue. Mais le désir de voir le pays s’apaiser est immense. On rêve d’une entente entre l’ancien et le nouveau régime, entre le roi et les députés. On souhaite que l’ordre se rétablisse. Et les intérêts de la Cour et des modérés sont complémentaires. Le roi accepte donc de prêter serment à la Constitution de 1791.
Le 3 septembre 1791, soixante députés précédés de porteurs de torches sont venus à pied, depuis la salle du Manège, jusqu’au château des Tuileries pour présenter au roi la Constitution révisée. Et dès le lendemain, le roi et la famille royale sont autorisés à sortir de leurs appartements.
Louis et Marie-Antoinette peuvent enfin se rendre à la chapelle du château pour y entendre la messe.
L’émotion étreint Louis qui ne peut retenir ses larmes, cependant que la foule toujours hostile martèle : « Vive la nation ! Vive la Constitution ! »
Louis, qui au fond de lui ne peut admettre ce texte, va l’approuver. Mais est-ce mentir ? Il est le roi. Ses devoirs relèvent d’autres lois que celles des hommes.
Le 13 septembre, il donne son accord, et les députés manifestent leur enthousiasme, décident de mettre en liberté tous ceux qui avaient participé, aidé à sa fuite, à son « enlèvement », le 20 juin.
Louis répond à la députation venue le saluer que sa femme et ses enfants partagent ses sentiments.
Mais le lendemain, à l’Assemblée, il pâlit d’humiliation quand il constate que les députés se sont assis, alors qu’il est debout, et qu’ils sont restés couverts.
« Ces gens-là, murmure la reine, ne veulent pas de souverains.
« Nous succomberons à leur tactique perfide et très bien suivie. Ils démolissent la monarchie pierre par pierre. »
Louis pense à la Bastille dont il ne reste plus rien, qu’un tracé sur le sol.
Le dimanche 18 septembre, à l’Hôtel de Ville, la Constitution est proclamée. Et, « peuple mobile et frivole », Paris danse et chante.
Louis apaisé va des Tuileries à Maillot, et on l’applaudit, on crie « Vive le roi ! ». On reprend en chœur des couplets de Richard Cœur de Lion, où l’on a changé le prénom du roi :
Ô Louis, ô mon roi
Tes amis t’environnent
Notre amour t’environne.
La reine elle-même est applaudie.
Mais quand les souverains repartent en carrosse, un homme du peuple bondit, s’accroche à la portière, et tout en gesticulant hurle à ceux qui crient « Vive le roi ! » : « Non, ne les croyez pas ! Vive la nation ! »
Le 30 septembre, c’est la dernière séance de l’Assemblée nationale constituante.
Le roi s’y rend.
Les députés sont découverts et debout puisque le roi a prêté serment, et qu’il est donc roi des Français, monarque constitutionnel.
Ils scandent « Vive le roi ! », « Vive la nation ! ».
Louis répond qu’il a « besoin d’être aimé de ses sujets ».
Il a écrit sur une pancarte placée près de son siège, qui n’est qu’un fauteuil et non un trône :
« Le terme de la révolution est arrivé ; que la nation reprenne son heureux caractère ! »
Lorsque les députés sortent de la salle, une foule de citoyens entoure et acclame Pétion et Maximilien Robespierre.
On dit qu’ils sont les deux « députés-vierges », les « législateurs incorruptibles ».
On les coiffe d’une « couronne de chêne civique On veut dételer leur fiacre et le tirer.
Ils s’y opposent.
« Quand je vois… » commence Robespierre.
Il s’interrompt puis reprend :
« Je ne crois pas que la Révolution soit finie. »