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Louis sait ce que l’ambassadeur d’Espagne pense du royaume de France.
Et il n’ignore rien de ce que les courtisans, les autres diplomates, et les membres de la famille royale, écrivent dans leurs missives, chuchotent entre eux.
Le compte rendu de leurs propos, la copie de leurs lettres, viennent d’être déposés, là, sur la table, par le directeur de ce « cabinet noir » chargé de recueillir les conversations, d’ouvrir les correspondances, et d’en faire rapport quotidien au roi.
Ainsi l’avaient voulu Louis XIV, puis Louis XV, et Louis a pris leur suite, fasciné en même temps qu’effrayé par ce qu’il découvre, avide désormais de connaître ainsi la réalité cachée de ce royaume dont il a la charge, et de percer à jour les intentions de ses proches.
Louis se convainc que ce ne sont point les apparences qui comptent, que les propos publics ne sont le plus souvent que le masque d’intentions et de projets différents.
Il avait depuis l’enfance dissimulé ses pensées, adolescent solitaire et silencieux. Il se persuade qu’on ne peut gouverner ce royaume, agir sur les hommes, qu’en jouant une partie secrète, dont il ne faut livrer les ressorts à quiconque, même au plus proche des conseillers, même à la reine.
Comment d’ailleurs pourrait-on agir autrement, quand on est celui qui doit, en dernier recours, décider du sort de ces vingt-cinq millions de sujets qui constituent le royaume le plus peuplé d’Europe ?
Quand, à Paris, on dénombre au moins six cent mille habitants.
Qu’il faut se soucier de ces philosophes, qui règnent sur les esprits, qui ont diffusé à plusieurs milliers d’exemplaires, les dix-sept volumes de leur Encyclopédie.
Et Louis se défie de ces hommes « éclairés » de cet esprit des Lumières, de ce Voltaire qui, habile, retors, sait à la fois louer le roi sacré à Reims, et conduire la guerre contre l’Église. Voilà un homme qui avance caché, qui publie des libelles violents sous des noms d’emprunt, mais qui n’a qu’un but : « Écraser l’infâme », cette religion apostolique et romaine qui est le socle même de la monarchie.
Or Louis se veut être le Roi Très Chrétien de la fille aînée de l’Église.
Elle compte près de cent trente mille clercs et moniales, dont cent quarante-trois évêques. Ces derniers font tous partie de cette noblesse, forte de trois cent cinquante mille personnes, dont quatre mille vivent à la Cour.
Privilégiés, certes, mais Louis sait que nombreux sont ceux qui, tout en étant fidèles à la monarchie, jalousent le roi. À commencer par ce Louis-Philippe d’Orléans, son cousin, grand maître de la Maçonnerie, cette secte condamnée par l’Église mais tolérée, alors qu’en 1764 – victoire du parti philosophique – les Jésuites ont été expulsés du royaume.
Et il y a ces « frondeurs » de parlementaires, exilés par Louis XV et le chancelier Maupeou, mais qui harcèlent Louis, pour obtenir l’annulation de la réforme, leur retour à Paris, avec tous leurs privilèges.
Et puis, le « peuple », ces millions de sujets, le « tiers état ». La crête en est constituée par deux à trois millions de « bourgeois », négociants, médecins, chirurgiens, avocats, lettrés, se retrouvant souvent dans des sociétés de pensée, loges maçonniques, où ils côtoient certains nobles, tous pénétrés par l’esprit des Lumières, lecteurs de Montesquieu, de Rousseau et d’abord de Voltaire. Au-dessous d’eux, la masse paysanne représente plus de vingt millions de sujets, dont un million et demi sont encore serfs, et les autres, petits propriétaires ou fermiers et métayers, sont écrasés d’impôts, royaux, seigneuriaux, féodaux, et doivent même la dîme à l’Eglise !
Voilà donc ce royaume que Louis doit gouverner.
Il sait que l’on s’interroge en ces premières semaines de règne sur ses capacités.
« Louis XVI aura-t-il ou n’aura-t-il pas le talent des choix et celui d’être la décision ? » se demande un abbé de cour, Véri.
C’est anodin mais Louis découvre dans la copie d’une lettre de l’ambassadeur d’Autriche Mercy-Argenteau à l’impératrice Marie-Thérèse que le diplomate le trouve « bien peu aimable. Son extérieur est rude. Les affaires pourraient même lui donner des moments d’humeur. » Et l’Autrichien se demande si ce roi « impénétrable aux yeux les plus attentifs » doit cette « façon d’être » à une « grande dissimulation » ou à une « grande timidité ».
L’ambassadeur rapporte une exclamation de Marie-Antoinette : « Que voulez-vous qu’on puisse faire auprès d’un homme des bois ? »
Comment, quand on apprend cela, ne pas se renfermer, refuser de donner sa confiance, tenir son jeu secret ? Hésiter à choisir, sachant qu’on est à tout instant guetté ?
Faut-il revenir sur la réforme Maupeou ?
Nommer au contrôle général des Finances cet Anne Robert Turgot, intendant du Limousin, qu’on dit « physiocrate », économiste donc, adepte du laissez faire, laissez passer, voulant briser les corporations de métier, décréter la libre circulation des grains, imaginant que ces libertés favoriseront le commerce, permettront de réduire voire d’effacer ce déficit, cette tumeur maligne de la monarchie, ce mot que Louis entend plusieurs fois par jour associé à ceux de banqueroute, d’économies, d’impôts, de réformes, de privilèges.
Louis se sent harcelé. Son mentor, ce vieil homme de Maurepas, le somme de se décider à nommer Turgot, de répondre à de nombreuses autres questions pressantes à propos de la réforme Maupeou, de la politique étrangère.
Faut-il préparer, entreprendre une guerre contre l’Angleterre, la grande bénéficiaire du traité de Paris, et profiter des difficultés que Londres rencontre dans ses colonies d’Amérique ?
Et cela suppose de donner encore plus de poids à l’alliance avec l’Autriche, et c’est naturellement ce que veut Marie-Antoinette, guidée par l’ambassadeur Mercy-Argenteau.
Mais où est l’intérêt du royaume ?
Louis hésite.
« Que voulez-vous, dit-il à Maurepas, je suis accablé d’affaires et je n’ai que vingt ans. Tout cela me trouble. »
« Ce n’est que par la décision que ce trouble cessera, répond Maurepas. Les délais accumulent les affaires et les gâtent même, sans les terminer. Le jour même que vous en aurez décidé une, il en naîtra une autre. C’est un moulin perpétuel qui sera votre partage jusqu’à votre dernier soupir. »
La seule manière d’échapper à cette meule des affaires qu’il faut trancher et qui tourne sans fin, et ne cessera qu’avec la mort, c’est de s’enfuir, de chevaucher dans les bois, de traquer le cerf et le sanglier, de se rendre jusqu’à Versailles ou à Marly. Louis rêve du jour où, enfin, il pourra s’installer à Versailles.
Il envisage déjà d’aménager des appartements privés, avec une salle de géographie, où il rassemblerait ses cartes et ses plans, un étage serait consacré à la menuiserie. Au-dessus se trouverait la bibliothèque, et enfin, au dernier étage, il placerait la forge, des enclumes et des outils pour travailler le fer.
Un belvédère lui permettrait de pénétrer, grâce au télescope, tous les secrets des bosquets de Versailles et des bâtiments du château.
Il gardera ces lieux fermés, car il a déjà surpris les commentaires ironiques ou méprisants, avec lesquels on juge ses goûts d’artisan, de forgeron, de serrurier, de menuisier.
Un roi, un gentilhomme jouent aux cartes, ou au trictrac, ils apprécient les courses, ils chassent, mais ils ne se livrent pas aux activités d’un roturier, d’un compagnon de métier !
Cela n’est pas digne d’un roi.
Mais ce sera un moyen pour lui de se retirer, d’échapper aux regards, aux harcèlements, aux décisions.
C’est si simple quand on n’agit que pour soi !
Ainsi, alors qu’on le met en garde, qu’on trouve l’initiative téméraire, Louis accepte de se faire inoculer, à la demande de la reine et de ses frères, la variole, et c’était encore une pratique jugée dangereuse, venue de cette terre hérétique et philosophique d’Angleterre, si vantée par Voltaire et le parti philosophique, afin d’être vacciné contre cette maladie qui avait fait des hécatombes dans la famille royale.
Lorsqu’on apprend qu’on a passé des fils dans le gros bouton purulent d’un enfant de trois ans, puis qu’on les a introduits dans les bras du roi et de ses frères, on s’inquiète.
« À quoi bon risquer sur la même carte ces trois vies si précieuses à la nation et quand nous n’avons pas encore d’héritier ? » interroge-t-on.
On pense même que « c’est vouloir livrer la France aux Orléans ».
Mais la vaccination, administrée aux trois frères installés au château de Marly, est bien supportée.
On dit que Louis XVI, pendant les quinze jours d’isolement, a, malgré les malaises et la fièvre, continué de travailler. Et Voltaire, qui exprime l’opinion éclairée, déclare :
« L’Histoire n’omettra pas que le roi, le comte de Provence et le comte d’Artois, tous trois dans une grande jeunesse, apprirent aux Français en se faisant inoculer qu’il faut braver le danger pour éviter la mort. La nation fut touchée et instruite. »
Louis accueille ces louanges avec un sentiment d’euphorie.
Il lit et relit ces vers que l’on publie, que l’on récite :
Poursuis, et sur nos cœurs exerce un doux empire
La France a dans son sein vingt millions d’enfants
Quelle gloire pour toi si bientôt tu peux dire
Je les rends tous heureux et je n’ai que vingt ans.
Les gazettes, souvent réservées, chantent elles aussi ce jeune souverain « occupé du soin du trône avec l’adorable princesse qui y est arrivée avec lui ; tout ce qu’on apprend à chaque instant ajoute à l’amour qu’on leur porte. S’il était possible au Français de ne pas porter jusqu’à l’idolâtrie la tendresse qu’il a pour ses maîtres… ».
Mais Louis pressent qu’on veut faire de lui le « souverain des Lumières », Louis le Juste.
On l’invite pour des raisons d’économie à se faire sacrer non à Reims mais à Paris. Et l’on pourrait aussi, à l’occasion de cette rupture avec la tradition, changer le serment que prête le roi au moment de son sacre et par lequel il s’engage à exterminer les hérétiques ! Et n’y a-t-il pas encore en France, au moins six cent mille protestants ? Et a-t-on oublié cette affaire Calas, qui a vu torturer, exécuter, un protestant dont Voltaire a prouvé l’innocence ?
Louis laisse dire mais résiste.
Il refuse de prendre Malesherbes comme chancelier parce qu’il le juge trop lié au parti philosophique. Et il dit à Maurepas, qui insiste pour que Turgot soit enfin chargé des Finances :
« Il est bien systématique, et il est en liaison avec les encyclopédistes. »
« Aucun de ceux que nous approcherons ne sera jamais exempt de critique, répond Maurepas, ni même de calomnie. Voyez-le, sondez-le sur ses opinions, vous verrez peut-être que ses systèmes se réduisent à des idées que vous trouverez justes. »
Il faut bien écouter Maurepas, puisque l’on dit que ce Turgot, fils d’un conseiller d’État qui fut aussi prévôt des marchands de Paris, serait capable de combler le déficit de quarante-huit millions de livres qui mine l’État royal.
Le 24 août 1774, Louis XVI reçoit Turgot, l’écoute, puis conclut en lui serrant les mains :
« Je vous donne ma parole d’honneur d’avance d’entrer dans toutes vos vues et de vous soutenir toujours dans les partis courageux que vous aurez à prendre. »
C’est un instant d’émotion, mais lorsque Louis lit la lettre dans laquelle Turgot précise les moyens par lesquels il redressera la situation des finances du royaume, le roi mesure les difficultés.
Ce programme implique que l’on coupe dans les dépenses royales, les libéralités des souverains, et qu’on s’attaque à ces fermiers généraux qui prélèvent un pourcentage élevé sur les impôts qu’ils recueillent au nom du roi, faisant l’avance des recettes fiscales au Trésor royal.
Louis approuve, certes, les buts de Turgot : « Point de banqueroute, point d’augmentation d’impôts, point d’emprunts. »
Mais le ton qu’emploie Turgot, cette musique philosophique, « encyclopédique », lui déplaît.
« Il faut, écrit Turgot, vous armer contre votre bonté, de votre bonté même, considérer d’où vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans, et comparer la misère de ceux auxquels on est quelquefois obligé de l’arracher par les exécutions les plus rigoureuses, à la situation des personnes qui ont le plus de titre pour obtenir vos libéralités. »
Turgot semble même oublier qu’un roi est au-dessus des hommes, par essence, lorsqu’il écrit :
« C’est à Votre Majesté, personnellement, à l’honnête homme, à l’homme juste et bon, plutôt qu’au roi, que je m’abandonne… Elle a daigné presser mes mains dans les siennes. Elle soutiendra mon courage. Elle a pour jamais lié mon bonheur personnel avec les intérêts, la gloire et le bonheur de Votre Majesté. » Louis ne répond pas.
Le 1er septembre 1774, il s’installe à Versailles. Il aménage rapidement ses appartements, avec leurs ateliers, leur belvédère.
Il laisse agir Turgot, contrôleur général des Finances, et il a renvoyé les ministres de Louis XV, et le chancelier Maupeou.
Le 12 novembre, il annule la réforme du chancelier et rétablit les parlements dans leurs prérogatives.
Les applaudissements sont unanimes.
Le peuple imagine que les parlementaires, ces privilégiés propriétaires de leur charge, sont ses défenseurs.
L’élite du tiers état, pénétrée par l’esprit des Lumières, voit les parlements comme des remparts contre le despotisme.
Et les aristocrates – tel le duc d’Orléans – espèrent, grâce à eux, limiter l’absolutisme royal et se servir de leur gloire usurpée auprès du peuple pour se constituer une clientèle populaire, parce qu’on rêve toujours d’une nouvelle fronde aristocratique contre le roi et l’État.
« J’avais fait gagner au roi un procès qui durait depuis trois cents ans, dira Maupeou. Il veut le reprendre, il en est le maître. »
Louis, lui, pense que les parlements vont s’assagir.
« Je veux ensevelir dans l’oubli tout ce qui s’est passé, dit-il, et je verrais avec le plus grand contentement les divisions intestines troubler le bon ordre et la tranquillité de mon Parlement. Ne vous occupez que du soin de remplir vos fonctions et de répondre à mes vues pour le bonheur de mes sujets qui sera toujours mon unique objet. »
Il a l’impression qu’il agit avec habileté, nommant Turgot et soutenant ses mesures sur la libre circulation des grains, le contrôle des fermiers généraux, la suppression des corporations, tout en rétablissant les parlements, et en étendant même les privilèges puisque désormais dans l’armée, nul ne pourra devenir officier s’il ne possède quatre quartiers de noblesse !
D’un côté, avec Turgot, il donne l’apparence qu’une nouvelle ère commence – et Voltaire et le parti philosophique le louent –, de l’autre, il conforte les privilégiés sans les satisfaire : dès le 30 décembre 1774, le duc d’Orléans et les parlementaires ont rédigé des remontrances hostiles au pouvoir royal.
Quant aux roturiers ambitieux, qui rêvaient de carrières militaires, ils n’ont plus d’avenir : les grades d’officiers leur sont interdits. Place donc à la colère et au ressentiment !
Plus grave encore, les mesures de Turgot sur le libre commerce des grains interviennent alors que la récolte est mauvaise, entraînant la hausse des prix du blé et du pain.
Et commence la « guerre des Farines ».
Des émeutes éclatent sur les marchés de plusieurs villes de la Brie.
Elles gagnent la Champagne, la Bourgogne et la Normandie, Dijon et Rouen. On s’en prend pour la première fois au roi.
« Quel foutu règne ! » lance-t-on sur les marchés de Paris.
La capitale est si peuplée qu’elle est toujours un chaudron de révolte, parce que la misère s’y entasse et la colère y prend vite feu.
À la Cour, on critique le roi lui-même, toujours hésitant, paraissant souvent absent, indifférent, distrait même : « Il ne se refuse encore à rien, constate Maurepas, mais il ne vient au-devant de rien et ne suit la trace d’une affaire qu’autant qu’on la lui rappelle. »
On attaque Turgot, qui continue d’affirmer qu’on peut combattre la disette par la cherté des grains, et qui maintient toutes ses mesures malgré les émeutes qui se multiplient, la guerre des Farines qui s’étend.
Ses proches sont persuadés qu’une « infernale cabale existe contre lui… la prêtraille, la finance, tout ce qui lui tient, les prêcheurs en eau trouble sont réunis ».
Coup de grâce : le banquier genevois Necker critique les mesures « libérales » prônées par les économistes, les physiocrates, et précisément la liberté du commerce des grains imposée par Turgot. Il faut, dit-il, protéger les plus humbles, et si besoin est, limiter le droit de propriété.
Et il faut surtout agir en tenant compte des circonstances : « Permettez, défendez, modifiez l’exportation de nos grains selon l’abondance de l’année, selon la situation de la politique… »
Et il invoque le souvenir de Colbert, le rôle de l’État protecteur.
On lit Necker.
Le parti philosophique se divise entre ses partisans et ceux restés fidèles à Turgot.
Necker apparaît à beaucoup comme l’homme qui peut remplacer Turgot et proposer une autre politique.
Et ce au moment où les émeutiers, après avoir pillé des convois de blé, dévastent Versailles, imposent leur prix du pain et de la farine aux boulangers, saccagent, volent. On assure que certains sont entrés dans la cour du palais et que leurs cris ont empêché le roi, qui tentait de prendre la parole, de se faire entendre.
Le roi aurait été contraint de regagner ses appartements, en ordonnant qu’on vendît le pain à deux sols la livre.
C’est la rumeur qui se répand – et elle mesure le retentissement de la guerre des Farines – alors qu’en réalité le roi a fait face, mobilisant les troupes, ne cédant pas à la panique qui s’est emparée de beaucoup de courtisans et de la reine.
Le lendemain, alors que les émeutiers ont quitté Versailles, il écrit à Turgot :
« Je ne sors pas aujourd’hui, non par peur, mais pour laisser tranquilliser tout. »
Et lorsqu’il rencontrera le contrôleur général des Finances, il ajoutera :
« Nous avons pour nous notre bonne conscience et avec cela, on est bien fort. »
Mais le mercredi 3 mai 1775, des émeutiers attaquent les boulangeries et les marchés parisiens.
Ces bandes, armées de piques, sont entrées dans Paris en même temps que les paysans qui viennent vendre leurs légumes dans la capitale.
La population parisienne reste spectatrice, s’étonnant de la passivité des gardes françaises et du guet qui libère ceux des émeutiers que l’on a arrêtés.
Quand le calme est rétabli à Paris, la guerre des Farines reprend dans la Beauce et en Brie, en Bourgogne et en Normandie.
La répression cette fois-ci est sévère.
On arrête. On pend, en place de Grève, deux jeunes hommes, l’un de vingt-huit ans, l’autre de seize, qui sont accusés d’avoir dévalisé des boulangeries. Ils crient qu’ils meurent pour le peuple.
C’est Turgot qu’on accuse de « dureté », d’être le responsable d’une injustice. On dit que le roi a demandé qu’on épargne « les gens qui n’ont été qu’entraînés ».
Mais le souverain est atteint.
L’espérance avait accompagné les premiers mois du règne et les débuts de Turgot.
On chantait alors le De Profundis des gens d’affaires, des financiers, des fermiers généraux, collecteurs d’impôts et prêteurs au roi.
Grâce au bon roi qui règne en France
Nous allons voir la poule au pot
Cette poule c’est la finance
Que plumera le bon Turgot.
Pour cuire cette chair maudite
Il faut la Grève pour marmite
Et Maupeou pour fagot.
Le mirage et l’espoir se sont dissipés.
Restent la déception, et, ici et là, la colère, et partout la misère et la disette.
Et ce sentiment insupportable d’impuissance face aux inégalités criantes, aux privilèges provocants.
Et le roi ne peut rien, et peut-être ne veut rien.
On ne fait plus confiance à Turgot :
Est-ce Maupeou tant abhorré
Qui nous rend le blé cher en France
Est-ce le clergé, la finance ?
Des Jésuites est-ce la vengeance ?
Ou de l’Anglais un tour falot ?
Non, ce n’est point là le fin mot
Mais voulez-vous qu’en confidence
Je vous le dise… c’est Turgot.
Et le roi reçoit des menaces.
Pourtant cette situation paraît favorable aux privilégiés, en dressant contre le pouvoir royal réformateur le peuple.
C’est jouer avec le feu, prévoit le marquis de Mirabeau, dont la vie chaotique, mêlant débauche, duels et écrits politiques, a aiguisé la lucidité.
« Rien ne m’étonne, note-t-il, si ce n’est l’atrocité ou la sottise de ceux qui osent apprendre à la populace le prix de sa force. Je ne sais où l’on prend l’opinion qu’on arrêtera la fermentation des têtes. »