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Louis, en ces dernières semaines du mois d’octobre 1789, parcourt le palais des Tuileries où il doit vivre désormais. Il sort, fait quelques pas sur les terrasses qui surplombent les jardins.

Marie-Antoinette et le dauphin s’y trouvent déjà. Les femmes, des gardes nationaux, des artisans, tout peuple avide et curieux, les ont réclamés. Il s’exclame et gronde, injurie, puis les femmes demandent à la reine qu’elle leur donne les rubans et les fleurs de son chapeau. La reine s’exécute.

Il en est chaque jour ainsi.

Le peuple ne se lasse pas. Il veut voir, surveiller, interpeller, menacer, acclamer aussi. Et Louis a le sentiment que ce palais est comme un navire échoué, une épave autour de laquelle viennent rôder les naufrageurs.

Les gardes du corps ont été remplacés par des gardes nationaux. Louis ne craint pas pour sa personne, mais pour la reine et le dauphin.

Il a vu l’enfant se cacher dans les bras de sa mère. Il entendu dire : « C’est bien vilain ici, maman. » Et

Marie-Antoinette a répondu : « Louis XIV y vivait bien. » Mais le Grand Roi avait voulu échapper au Paris de la Fronde, s’éloigner de la multitude, il avait construit Versailles.

Et Marat, dans L’Ami du peuple, a bien mesuré la révolution dans la Révolution que représentent le retour du roi à Paris et l’installation de l’Assemblée nationale dans cette salle du Manège du palais. Il a écrit : « C’est une fête pour les Parisiens de posséder enfin leur roi. »

« Posséder », ce mot comme un carcan, un joug : le roi est devenu le sujet de ses sujets, qui ont refusé de le rester.

Ils sont là, autour du palais, prêts à piller l’épave.

Ils remplissent les tribunes de la salle des séances de l’Assemblée. Ils interviennent dans les discussions. On dit même que des « bandes soudoyées » sont payées, endoctrinées dans les cafés du Palais-Royal, pour empêcher le vote de telle ou telle motion, applaudir tel orateur.

Ces quelques centaines d’hommes et de femmes imposent ainsi leur loi aux députés réunis dans cette salle du Manège.

« Les députés sont au Manège, plaisante-t-on, mais les écuyers sont au Palais-Royal. »

Et dans les tribunes on se dresse, on proteste, dès que l’Assemblée veut condamner des actes de violence.

Or des voitures de grains sont encore pillées, le 20 octobre, faubourg Saint-Antoine, et une émeute éclate à Senlis, faisant vingt-quatre morts.

Brissot rapporte dans Le Patriote français : « On a encore l’affligeant spectacle de boulangers assiégés par une foule considérable de peuple. »

Le 21 octobre, un boulanger du quartier de Notre-Dame, François, qui chaque jour fait plus de six fournées, est accusé de cacher du pain, de préparer des petits pains frais pour les députés. La foule l’arrache aux gardes nationaux, qui tentent de le protéger.

Une femme crie au procureur de l’Hôtel de Ville : « Vous faites toujours esquiver nos ennemis mais votre tête répond de la sienne. »

On entraîne François. On le pend, à la lanterne, place de Grève, et sa tête est tranchée, et promenée par les rues au bout d’une pique.

Bailly, au nom de la Commune de Paris, obtient de l’Assemblée qu’elle vote une loi martiale permettant de disperser les attroupements.

Des drapeaux rouges seront portés dans toutes les rues, et aux carrefours. L’un d’eux sera suspendu à la principale fenêtre de l’Hôtel de Ville.

« À ce signal tous les attroupements, avec ou sans armes, deviendront criminels et devront être dispersés par la force. »

Robespierre est intervenu pour s’opposer à cette loi. « Quand le peuple meurt de faim, il s’attroupe, dit-il. Il faut donc remonter à la cause des émeutes pour les apaiser. »

Il parle d’un complot pour affamer Paris. Il condamne la loi martiale qui risque d’étouffer la liberté.

Marat s’indigne :

« Insensés, s’écrie-t-il, croyez-vous que c’est un bout de toile rouge qui vous mettra à couvert des effets de l’indignation publique ? »

Dans ce numéro des 10 et 11 novembre 1789 de L’Ami du peuple, Marat justifie l’émeute, la violence, les morts qu’elles provoquent.

« Est-il quelque comparaison à faire entre un petit nombre de victimes que le peuple immole à la justice dans une insurrection et la foule innombrable de sujets qu’un despote réduit à la misère ou qu’il sacrifie à sa fureur ?… Que sont quelques gouttes de sang que la populace a fait couler dans la révolution actuelle pour recouvrer sa liberté… auprès des torrents qu’en a fait répandre la coupable ambition d’un Louis XIV ? »

Il ajoute :

« La philosophie a préparé, commenté, favorisé, la révolution actuelle, cela est incontestable. Mais des écrits ne suffisent pas. Il faut des actions. C’est donc aux émeutes que nous devons tout… »

Il se moque des « cœurs sensibles qui ne voient que l’infortune de quelques individus victimes d’une émeute passagère » et qui oublient « la foule opprimée, massacrée pendant des siècles entiers ».

Il veut « verser de l’eau-forte dans les blessures », « afin de réveiller le peuple contre ceux qui lui donnent de l’opium ».

Et la loi martiale ne peut avoir été proposée que par « un ennemi du bien public… ».

Cette apologie de l’émeute choque, scandalise, inquiète Bailly, certains districts de la Commune de Paris.

Bailly fait saisir les presses sur lesquelles on imprime L’Ami du peuple. Marat est même arrêté, mais relâché presque aussitôt sur intervention de La Fayette.

C’est que les oppositions politiques se sont exacerbées, et les ambitions des uns et des autres avivées, parce que chacun comprend qu’on est entré dans une nouvelle période. Il s’agit d’organiser le nouveau régime et non plus de se contenter de la Déclaration des droits de l’homme, et des articles principaux d’une Constitution.

Et sur chaque question évoquée à l’Assemblée, les opinions des députés divergent.

On craint Mirabeau. On sait qu’il a rencontré La Fayette. Qu’il voudrait être ministre, conseiller le roi, la reine, ou devenir le mentor de Monsieur, comte de Provence, frère du roi.

L’Assemblée vote une disposition selon laquelle un député ne peut être ministre, façon d’écarter Mirabeau !

Et Marie-Antoinette dit, hautaine, au comte de La Marck qui lui propose une fois de plus un « plan » de Mirabeau pour sauver la famille royale en préparant leur fuite :

« Nous ne serons jamais assez malheureux, je pense, pour être réduits à la pénible extrémité de recourir à Mirabeau ! »

Autre débat, quand l’Assemblée décide que ne pourront voter que les citoyens actifs qui paient une contribution directe et ont plus de vingt-cinq ans, et ne sont pas domestiques… Quant aux autres, les passifs, ils sont exclus du vote.

« Il n’y a certainement de vrais citoyens que les propriétaires », dit un constituant.

Le suffrage sera à plusieurs degrés et ne pourront être élus à l’Assemblée que ceux qui paient une contribution de un marc d’argent.

Robespierre s’insurge : « Cela revient à déclarer, dit-il, que l’homme qui a cent mille livres de rente est cent mille fois plus citoyen que l’homme qui n’a rien ! »

On l’accuse de susciter le désordre, et même d’être, affirme la presse royaliste – L’Ami du roi, Les Actes des apôtres –, le neveu du… régicide Damiens !

Nouvelle opposition lors du vote sur la proposition de l’évêque d’Autun, Talleyrand, de la mise à la disposition de la nation des biens du clergé – l’État prenant à sa charge le salaire des membres du clergé : nouvelles fractures dans le pays.

Le haut clergé s’arc-boute, refuse de laisser déposséder l’Église de ses biens.

« Vénérables cultivateurs, écrit l’évêque de Tréguier, si aujourd’hui on envahit les propriétés des premiers ordres de l’État, qui vous garantit les vôtres pour l’avenir ? »

Mais l’État a besoin d’argent : les biens de l’Église devenus biens nationaux serviront à gager les assignats – bons du Trésor – avec lesquels l’État paiera ses dettes.

Le royaume est ainsi bouleversé de fond en comble en quelques mois.

Les parlements, les provinces disparaissent. On crée les départements, administrés par un Conseil général élu, et de même, chaque ville, bourg, paroisse, soit quarante mille communautés d’habitants, aura une municipalité.

Louis a l’impression que le sol de son royaume se dérobe sous ses pas.

Une nation surgit, différente, violente, rétive, enthousiaste aussi, faite d’assemblées multiples qui débattent, discutent, contestent, s’attroupent, et la loi martiale n’y fait rien.

Il observe, écoute. Il s’enferme en lui-même devant ces bouleversements, désorienté, comme si tout le paysage en place depuis des siècles bougeait.

Il préfère se taire, muet face à ceux qui l’interrogent, espérant des réponses qu’il ne sait pas, ne veut pas, ne peut pas donner.

« Quand on parle d’affaires à cet être inerte, dit l’un de ses ministres, il semble qu’on lui parle de choses relatives à l’empereur de Chine. »

Et ce qui arrive en effet, lui paraît étrange, incompréhensible et – de là naît l’angoisse – inéluctable.

Qui sont, que pensent ces députés qui se réunissent rue Saint-Honoré, non loin des Tuileries, dans l’ancien couvent des Jacobins ? Ils se regroupent sous le nom de Société des Amis de la Constitution, qu’on appelle bientôt club des Jacobins, qui a de nombreuses filiales en province et où l’on rencontre aussi bien Sieyès que Mirabeau, La Fayette, Barnave que Robespierre, et c’est ce dernier qui, le 31 mars 1791, en sera élu président.

Mais il existe aussi dans le quartier des Écoles, place du Théâtre-Français, autour de l’avocat Danton, le club des Cordeliers.

Louis a le sentiment que dans cette « machinerie » nouvelle, ni lui ni ses partisans ne peuvent trouver leur place.

On lui rapporte que dans l’Assemblée, les monarchistes « n’écoutent pas, rient, parlent haut », interviennent peu souvent, et maladroitement, s’inquiètent des menaces que depuis les tribunes on leur lance.

« Nous vous recommanderons dans vos départements », leur crie-t-on. Et en effet l’on s’attaque à leurs châteaux et leurs propriétés.

L’Américain Morris écrit de ces « aristocrates » : « Ils sortent de la salle, lorsque le président pose la question, et invitent les députés de leur parti à les suivre, ou leur crient de ne point délibérer, par cet abandon, les clubistes devenus la majorité décrètent tout ce qu’ils veulent. »

« Impossible, confie Mounier, qui a été élu président de l’Assemblée, avant de se retirer en Dauphiné puis d’émigrer, que ces députés de la noblesse et du clergé retardassent l’heure de leur repas. »

Ils quittent l’Assemblée vers cinq heures, et les députés « patriotes » font passer aux « chandelles » les motions qu’ils désirent, assurés d’avoir la majorité.

Louis ne sait ainsi comment agir. Tout change si vite. Il ne se confie pas. Il ne donne pas sa confiance, sinon à la reine, dont il mesure l’amour qu’elle porte à ses deux enfants, l’attachement qu’elle lui manifeste, la résolution qu’elle montre.

« Quand elle lui parle, raconte le général Besenval, dans les yeux et le maintien du roi il se manifeste une action, un empressement que rarement la maîtresse la plus chérie fait naître. »

À qui d’autre pourrait-il se fier ?

Son frère, le comte d’Artois, a émigré à Turin, et rassemble autour de lui les nobles qui veulent détruire ce nouveau régime, et rétablir la monarchie dans tous ses droits sacrés.

Son cousin le duc d’Orléans a lui aussi émigré, mais à Londres, et il mène sa politique, continue d’entretenir des liens avec La Fayette. Quant au comte de Provence, Louis sait que ce frère est dévoré d’ambition.

Le comte de Provence complote, finance l’un de ses proches, le marquis de Favras, qui a recruté des gardes nationaux « soldés », en les payant, pour qu’ils assassinent La Fayette, Bailly et Necker, la nuit de Noël 1789.

Favras est démasqué, arrêté, mais le comte de Provence réussit, en se présentant à l’Hôtel de Ville, à détourner les soupçons.

Mirabeau l’a conseillé, mais est aussi déçu. Le comte est d’une prudence lâche, égoïste, soucieux non de la monarchie et du royaume, mais de son destin personnel.

« La reine le cajole et le déjoue, confie Mirabeau. Elle le traite comme un petit poulet qu’on aime bien à caresser à travers les barreaux d’une mue, mais qu’on se garde d’en laisser sortir et lui se laisse traiter ainsi. »

Le comte abandonne le marquis de Favras qui, condamné à mort, ne livrera aucun secret.

On conduira Favras à Notre-Dame pour faire amende honorable. Il sera accueilli place de Grève par des insultes et des cris. Et lorsqu’on lui passe la corde au cou, la foule hurle : « Saute, marquis ! »

L’arrestation puis l’exécution de Favras, pour crime de « lèse-nation », justifient les inquiétudes et les soupçons.

Les journaux monarchistes, L’Ami du roi, Les Actes des apôtres, le talent de l’un de leurs journalistes, Rivarol, la violence de leurs propos exaspèrent les « patriotes ».

« Les aristocrates ne paraissent point battus, comme après le 14 juillet, on croit qu’il se trame encore quelque infamie », note Madame Roland, épouse patriote d’un inspecteur général du commerce et des manufactures, qui tient salon patriotique.

On a arrêté un fermier général, Augeard, proche de la reine, accusé d’avoir préparé la fuite du roi, à Metz. On s’est scandalisé de son acquittement comme de celui du général Besenval.

Dans les provinces on signale des attroupements d’« aristocrates », les protestations des membres des parlements, du haut clergé.

« La guerre civile est dans les cerveaux. Dieu veuille qu’elle n’aille pas plus loin », écrit le libraire Ruault.

Et la misère et la peur de la disette accablent toujours le « bas peuple », ces citoyens passifs qui dans les villes forment souvent soixante pour cent de la population masculine, et qui sont exclus de la vie de la cité, et ont le sentiment de n’être que des « machines de travail », ainsi que les qualifie Sieyès.

Il y a ces heurts, dans l’armée et la marine, entre les officiers « aristocrates » et les soldats de plus en plus rétifs.

À Toulon, l’amiral d’Albert de Rioms ordonne le châtiment des marins qui portent la cocarde tricolore, et les menace de faire tirer la troupe contre eux. C’est l’émeute, et l’amiral sera emprisonné.

Robespierre condamne cet amiral qui a voulu « armer les soldats contre les défenseurs de la patrie ».

Et le Conseil général de Toulon le félicite : « Continuez bon citoyen à éclairer la nation sur ses véritables droits. Bravez l’opinion de ces hommes vils et ignorants… »

Ainsi, en cette fin d’année 1789, des affrontements ont lieu chaque jour.

Le 5 décembre, les bois de Vincennes et de Boulogne sont dévastés et pillés par des paysans des villages proches de Paris qui manquent de bois.

La répression est sévère.

Mais certains crient à l’injustice, dénoncent l’inégalité des conditions, et Marat attise le feu, menace :

« Si les peuples ont brisé le joug de la noblesse, ils briseront de même celui de l’opulence. Le grand point est de les éclairer, de leur faire sentir leurs droits, de les en pénétrer et la révolution s’opérera infailliblement sans qu’aucune puissance humaine puisse s’y opposer. »

Ces propos inquiètent les patriotes, respectueux du droit de propriété, qui composent la majorité qui a séparé les citoyens actifs des citoyens passifs.

Ils sont partisans de l’égalité des droits, non des fortunes. Mais ils restent des patriotes, préoccupés des « complots aristocratiques ».

Et aux Tuileries, la reine est anxieuse. Axel Fersen chaque fois qu’il la rencontre la met en garde sur les dangers que court la famille royale.

Et Marie-Antoinette fait part au roi de ses craintes, de l’angoisse qu’elle éprouve, du sentiment qu’elle a d’être ici, dans ce palais des Tuileries, au cœur de

Paris, surveillée par le peuple comme une prisonnière.

Elle dit :

« Il faudra bien s’enfuir : on ne sait pas jusqu’où iront les factieux ; le danger augmente de jour en jour. »

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