deuxième partie
(1180-1190)
« Avec l’aide de Dieu, je croîtrai en hommes, en âge et en sagesse. »
Philippe Auguste,
1185.
8.
Le 20 septembre 1180, soit deux jours après la mort du roi Très Chrétien Louis VII, Martin de Thorenc, son vassal et mon aïeul, s’en est allé rejoindre son suzerain auprès de Dieu.
J’ai souvent transcrit dans ma chronique ses écrits et propos tels que ses descendants, Eudes, Henri, Denis, les ont conservés et transmis, enrichis de leurs propres souvenirs.
Je le répète avec fierté : tous les Thorenc de Villeneuve ont servi les Grands Capétiens, ces rois fondateurs qui ont construit ce château fort inexpugnable qu’est le royaume de France.
Le premier de ces fondateurs, l’héritier de Louis VII, est le roi Philippe Auguste.
Sa naissance si attendue fut à ce point reçue comme miraculeuse qu’on le nommât Philippe Dieudonné, et, plus tard, quand il eut agrandi le royaume, on l’appela non seulement Philippe Auguste, mais aussi le Conquérant.
Eudes de Thorenc dit du roi qu’il fut dans sa jeunesse « toujours hérissé, maupigné » – mal peigné.
Il n’eut guère le temps de s’instruire, souverain à quatorze ans, puisque, dès le mois de novembre 1179, son père Louis VII ne fut plus qu’un corps paralysé attendant sur sa couche que la mort le saisisse en son entier.
Philippe Auguste régna donc, écrasé par la meule des charges royales. Le défunt roi son père avait souvent été faible avec les ennemis de la foi. Philippe Auguste, le Pieux, fut sévère.
Dès le mois de février 1180, il décida de châtier et dépouiller les Juifs, accusés de s’abreuver du sang de jeunes chrétiens égorgés dans un rituel barbare. Les portes des synagogues furent forcées, les fidèles battus ou massacrés, leur or, leur argent et leurs vêtements volés. Pour racheter leur délivrance, les survivants durent payer trente et une mille livres, et cela ne leur conféra aucune garantie, car pour le jeune monarque, la mort infligée aux Infidèles, aux hérétiques, aux blasphémateurs, était acte de piété.
Les Juifs sont expulsés de toutes les villes du royaume. L’ordonnance royale ne leur laisse que trois mois pour vendre leurs biens meubles, et le roi s’arroge la propriété de leurs immeubles.
Eudes de Thorenc raconte :
« Emporté par un saint zèle pour la foi, Philippe arriva à l’improviste au château de Brie-Comte-Robert et livra aux flammes plus de quatre-vingts Juifs qui s’y trouvaient réunis. »
On brûle les Juifs, on jette les blasphémateurs à la rivière, cependant que dans de nombreuses villes du royaume – Chartres, Sens, Noyon, Senlis, Laon et Paris –, on bâtit des cathédrales. Le légat pontifical consacre le maître-autel de Notre-Dame, cathédrale de Paris vouée à la Vierge, célébrant par sa magnificence la gloire royale.
Philippe, qui livre au feu purificateur hommes, femmes et enfants juifs, s’agenouille devant l’autel et prie avec ferveur.
Le soir, après le repas, il écoute les chansons du trouvère Elinand, ou bien la lecture des romans du poète Chrétien de Troyes qui raconte l’aventure des chevaliers Lancelot et Perceval, la quête du Graal.
« Perceval vit les hauberts frémissants et les heaumes clairs et luisants, et les lames et les écus que jamais encore il n’avait vus, et il vit le vert et le vermeil reluire contre le soleil, et l’or et l’azur et l’argent », conte Chrétien de Troyes, évoquant la rencontre entre Perceval le Gallois et cinq chevaliers.
Philippe Auguste est bien, lui aussi, un roi chevalier.
Bon roi ? Ou prince perfide et cruel – couard, dit même le troubadour Bertrand de Born ?
Qui est à même de juger un roi ?
Il ne peut être pesé que par Dieu qui sait tout et charge les plateaux de la balance divine au Jugement dernier.
Pourtant, mon aïeul Eudes de Thorenc s’est confié à son parchemin :
« Philippe est un bel homme, écrit-il, bien découplé, d’une figure agréable, chauve avec un teint coloré et un tempérament très porté vers la bonne chère, le vin et les femmes. Il est généreux envers ses amis, avare pour ceux qui lui déplaisent, fort entendu dans l’art de l’ingénieur, catholique dans sa foi, prévoyant, opiniâtre dans ses résolutions. Il juge avec beaucoup de rapidité et de droiture. Aimé de la fortune, craintif pour sa vie, facile à émouvoir et à apaiser, il est très dur pour les Grands qui lui résistent, et se plaît à nourrir entre eux la discorde. Jamais, cependant, il n’a fait mourir un adversaire en prison. Il aime à se servir de petites gens, à se faire le dompteur des superbes, le défenseur de l’Église et le nourrisseur des pauvres. »
Eudes de Thorenc a écrit ces lignes au mitan du long règne de Philippe Auguste qui dure quarante-trois années, de 1180 à 1223.
Eudes, mon aïeul, est mort avant le roi, en 1209, et c’est son fils Henri qui, peu avant la disparition de Philippe Auguste, sans doute vers 1220, dessine un nouveau portrait du roi avec la main fidèle d’un vassal, mais l’esprit libre comme doit l’être celui d’un noble chevalier :
« Oui, sans doute, écrit Henri de Thorenc, personne, à moins d’être un méchant et un ennemi, ne peut nier que pour notre temps Philippe ne soit un bon prince. Il est certain que sous sa domination le royaume s’est fortifié et que la puissance royale a fait de grands progrès. Seulement, s’il avait puisé à la source de la mansuétude divine un peu plus de modération, s’il s’était formé à la douceur paternelle, s’il était aussi abordable, aussi traitable, aussi patient qu’il se montre intolérant et emporté, s’il était aussi calme qu’actif, aussi prudent et circonspect qu’empressé à satisfaire ses convoitises, le royaume n’en serait qu’en meilleur état. Lui et ses sujets pourraient sans trouble et sans tumulte recueillir les fruits abondants de la paix. Les rebelles que l’orgueil dresse contre lui, ramenés par la seule raison, obéiraient à un maître juste et ne demanderaient qu’à se soumettre au joug. »
Et comme si Henri de Thorenc s’adressait à ses descendants Denis de Thorenc et moi, Hugues de Thorenc, comte de Villeneuve, comme s’il craignait que son portrait du roi Philippe Auguste parût trop sombre, il ajoute :
« Ô France tourmentée par les agents financiers de ton prince, tu as eu à supporter de dures lois et de terribles moments… Mais regarde cependant partout ailleurs : les autres rois qui gouvernent à leur guise sont encore de pire condition. Ils imposent au pauvre peuple, comme à l’Église, un joug encore plus despotique. Reconnais en somme que tu es gouvernée par un prince d’humeur bienveillante, et ne te plains pas, obéissant à un tel roi, de ne pas être courbée sous la triste domination de Richard, l’Anglais, ou rongée par la dure tyrannie d’un roi allemand. »
9.
« Je suis le roi de France, Philippe II Auguste, et les seigneurs de Champagne, de Flandre et d’Anjou sont mes vassaux. »
Cette phrase, Philippe Auguste l’a prononcée pour la première fois le jour de son sacre, en la cathédrale de Reims, le 1er novembre 1179.
Il n’a que quatorze ans et lorsqu’il regarde autour de lui, il ne voit sous la nef que les féodaux dont la gloire, la puissance, la richesse, l’expérience, l’influence l’écrasent.
Il tend les muscles de son corps, redresse la tête pour montrer qu’il possède en lui toute la force du suzerain.
Et c’est pourquoi il répète en remuant à peine les lèvres – mais Eudes de Thorenc l’entend : « Je suis le roi de France, et mes vassaux me doivent obéissance et assistance. »
Il ne baisse pas les yeux devant l’archevêque de Reims, Guillaume aux Blanches Mains, qui le sacre.
L’archevêque est le légat du pape et le représentant de la famille des comtes de Champagne. Mais il est le seul à être présent à Reims. Ni Henri, comte de Champagne, ni Thibaud, comte de Blois et de Chartres, ni Étienne de Sancerre ne sont venus.
Philippe Auguste ressent leur absence comme un défi. Leur soeur, Adèle de Champagne, sa propre mère, est restée auprès de son époux malade, le roi Louis VII. Il a le sentiment qu’on l’a poussé là comme une proie livrée sans appui à l’ambition de ses oncles de Champagne.
Cette famille-là, Philippe Auguste le sait, encercle le domaine royal et rêve de gouverner la France. Adèle n’est-elle pas épouse et mère de roi de France ? Sans doute ses frères et elle-même imaginent-ils que ce roi de quatorze ans, ce Philippe Auguste dénué d’expérience, tendre comme un écuyer, se laissera guider.
Ils ne sont pas seuls à vouloir lui tenir les rênes.
Il y a Philippe d’Alsace, comte de Flandre, vassal à la fois du roi de France et de l’empereur d’Allemagne. Il est venu à Reims accompagné du comte de Hainaut, Baudouin, dont la fille, Isabelle, est promise à Philippe Auguste.
Baudouin a fait son entrée dans la cathédrale entouré de quatre-vingts chevaliers, montrant par là sa puissance et sa richesse.
C’est le comte de Flandre qui porte l’épée royale dans la nef, c’est encore lui qui sert de porte-mets au cours du festin d’apparat qui clôt la journée du sacre.
Philippe le regarde à la dérobée.
Ce vassal grand seigneur est par ailleurs le parrain militaire du roi. Lui aussi a l’ambition de gouverner Philippe Auguste, à l’instar des comtes de Champagne.
Mais deux ambitions peuvent s’entredévorer. Philippe ne doute plus qu’il peut, s’il joue habilement, tenir lui-même et lui seul les rênes de son royaume.
Personne ne pourra les lui arracher, pas même Henri II Plantagenêt, seigneur d’Anjou et par là son vassal, mais aussi roi d’Angleterre et possédant avec ses fils – Henri le Jeune, Richard Coeur de Lion, comte de Poitou, Geoffroy, comte de Bretagne, et le benjamin, Jean sans Terre – plus de la moitié de la France ! Celui-là convoite l’autre moitié, l’Auvergne et le Languedoc.
Il y a donc trois familles ambitieuses, celles de Champagne, de Flandre et d’Anjou-Plantagenêt, et au sein de chacune d’elles des rivalités que Philippe peut utiliser.
Mais il lui faut agir sans attendre, s’emparer des rênes.
Il entre dans la chambre où son père gît, paralysé. Adèle de Champagne est là qui veille pour les siens, ses frères champenois.
Philippe Auguste l’écarte et sa mère le maudit. Mais il s’approprie le sceau royal. Désormais, Louis VII n’est plus que le corps figé d’un homme qui attend la mort.
Le vrai roi, le seul, est Philippe Auguste.
Il fait aussitôt saisir tous les châteaux censés revenir à sa mère après la mort de Louis VII. Il rompt ainsi avec ses oncles de Champagne.
Il épouse Isabelle de Hainaut, manière de s’allier contre les « Champenois » avec les seigneurs de Flandre. Et il obtient en dot l’Artois, avec les villes opulentes d’Arras et de Saint-Omer.
Ce ne peut être l’archevêque de Reims, Guillaume aux Blanches Mains, l’un des oncles de Champagne, qui célèbre le mariage.
La cérémonie aura donc lieu le 29 avril 1180 au château de Bapaume, dans l’Artois, et, parce qu’il faut se presser, devancer une éventuelle attaque des Champenois, Philippe Auguste décide que le couronnement des deux époux se déroulera au lever du soleil, dans l’abbaye de Saint-Denis.
Adèle, sa mère, et ses frères de Champagne jugent ces premiers actes comme autant de rébellions. Depuis la Norman die où elle s’est enfuie, elle demande l’aide du roi Henri II Plantagenêt. Celui-ci débarque en Normandie, appelle une levée de troupes dans tous ses États. Philippe répond en sollicitant l’envoi de chevaliers et de piétons par le comte de Hainaut, son beau-père.
On s’apprête au combat quand, tout à coup, un chevalier paraît, porteur d’un message du roi d’Angleterre : que les deux souverains se rencontrent à Gisors et signent un traité de paix au lieu de s’affronter, suggère Henri Plantagenêt.
« C’est la volonté de Dieu, écrit Eudes de Thorenc, qui a conduit les deux rois à laisser les glaives dans leurs fourreaux.
« Henri II Plantagenêt devint l’allié de Philippe Auguste alors qu’il aurait pu profiter des faiblesses du jeune roi. »
Il s’est conduit en vassal respectueux de son suzerain, refusant d’attaquer un monarque d’à peine quinze ans.
Sans doute a-t-il aussi craint une guerre longue et incertaine, ainsi que les ambitions de ses propres fils, rivaux entre eux.
« Le 28 juin 1180, j’ai vu les deux rois agenouillés côte à côte dans la chapelle du château de Gisors, écrit encore Eudes de Thorenc.
« Je les ai vus au festin célébrant leur alliance. Philippe Auguste, si jeune d’âge, avait déjà le maintien et le regard d’un grand roi. »
Et lorsque, quelques mois plus tard, le 19 septembre 1180, Louis VII mourut, on n’eut pas à crier : « Le roi est mort, vive le roi ! », car Philippe Auguste régnait déjà depuis plusieurs mois en maître souverain du royaume de France.
10.
Philippe Auguste se tient immobile, appuyé à son glaive, cependant que chevaliers et barons s’agenouillent devant lui.
Il lit dans le regard de ces hommes l’étonnement, souvent aussi le dépit et l’irritation.
Il est un souverain d’à peine seize ans au corps encore fluet de jeune écuyer, alors qu’ils ont le visage et le torse tout couturés. Certains reviennent de Terre sainte et appartiennent, comme Eudes de Thorenc, à l’ordre des Templiers. Ils sont les chevaliers du Christ. Ils portent l’armure et la croix depuis des années. Ils ont guerroyé, tué, et leurs cicatrices témoignent de leur bravoure. Mais ils sont les vassaux de cet enfant qui n’a jamais combattu.
Ils sont partagés, car ils admirent ce jeune roi qui sait s’opposer aux comtes de Champagne, de Flandre, et au roi d’Angleterre sans jamais baisser les yeux.
Et ils le reconnaissent comme leur suzerain parce qu’il a été sacré à Reims, que sa lignée capétienne ne s’est jamais interrompue, qu’il règne donc par la grâce de Dieu.
Ces chevaliers respectent le roi et lui obéissent parce qu’à Reims, en même temps qu’il recevait l’onction divine, il a prêté serment solennel de défendre l’Église, mère et fille de Dieu.
Ils sont prêts à se battre à ses côtés, pour lui, afin de défendre et agrandir le domaine royal de la lignée Très Chrétienne des Capétiens.
La défendre, certes, car jamais elle n’a été aussi menacée. Philippe Auguste le dit sans que sa voix trahisse aucune peur. Les chevaliers lui font confiance, prennent la mesure de son habileté.
Il déclare que les comtes de Champagne, de Flandre et de Bourgogne se sont réunis au château de Provins, le 14 mai 1181. Les comtes de Blois et de Chartres ainsi qu’Étienne de Sancerre les y ont rejoints. La ligue qu’ils ont ainsi constituée entend attaquer le domaine royal par le nord et par le sud.
« J’ai prévenu le roi, écrit mon aïeul Eudes de Thorenc, que j’avais connu le comte Étienne de Sancerre en Terre sainte, que les promesses de ce chevalier n’étaient que de vil métal, monnaie de cuivre et non d’or. »
Ce comte s’était engagé à épouser la fille du roi de Jérusalem, puis avait renié sa parole et avait dû s’enfuir de Terre sainte comme un voleur ou un traître pourchassé. Les Arméniens de Cilicie l’avaient dépouillé et gardé prisonnier avant de lui permettre de regagner Constantinople, puis, de là, son fief.
Il savait se battre comme un loup et fuir comme un renard.
« Il chevauche déjà vers Orléans », avait informé d’une voix calme Philippe Auguste.
J’ai admiré la maîtrise, la volonté et l’habileté de notre roi que d’aucuns, parmi les chevaliers, continuaient d’appeler « l’enfant ».
En ces années de guerre, je fus à ses côtés et le vis combattre les troupes de Philippe d’Alsace, comte de Flandre, à Senlis, et contraindre le comte Étienne de Sancerre à quitter son château de Châtillon-sur-Loire.
Il réussit à maintenir hors de la guerre Henri II Plantagenêt et l’empereur germanique Frédéric Barberousse que les grands féodaux voulaient faire entrer dans leur coalition.
« J’ai vu Philippe Auguste, les yeux clos, les mains nouées sur lesquelles il appuyait le menton, et j’ai pensé qu’il était comme un chat que l’on croit assoupi et qui, tout à coup, d’un bond ou d’un coup de patte, écrase ses proies, fussent-elles de gros rats noirs. »
Il contraignit ainsi le comte Baudouin de Hainaut, père de la reine Isabelle, à quitter la Ligue des seigneurs après l’avoir rendu suspect aux comtes de Flandre et de Champagne par un subterfuge le représentant comme décidé à trahir pour épargner à sa fille une répudiation.
Car Philippe Auguste avait menacé son épouse de cette humiliante disgrâce. On avait vu à Senlis Isabelle de Hainaut sortir du château, vêtue de haillons, marchant pieds nus, un cierge à la main, faisant l’aumône aux mendiants, s’agenouillant devant les autels de toutes les églises, implorant Dieu de la protéger de la colère de son époux Philippe Auguste.
Et mendiants et lépreux de se réunir devant le château, implorant le roi, lui demandant de garder auprès de lui la jeune et bonne reine.
Et le père d’Isabelle de se séparer du comte de Flandre, de quitter la coalition des grands féodaux pour sauver sa fille.
Dès lors, les troupes du comte de Flandre l’attaquent, mais c’est en vain qu’il appelle à son secours Philippe Auguste. Un roi doit savoir se montrer insensible et ingrat, choisir d’agir selon son intérêt supérieur.
« J’ai vu Philippe Auguste rassembler à Compiègne une armée de milliers de sergents, cavaliers et piétons, et deux mille chevaliers, poursuit Eudes de Thorenc. En face, sur plusieurs rangs, se tenaient les hommes de Philippe d’Alsace, comte de Flandre.
« Je m’impatientais. Je voulais que nous nous élancions contre le vassal rebelle. Mais Philippe Auguste exigea que nous laissions se dérouler les jours sans attaquer, parce que la hâte est mauvaise conseillère et qu’il vaut mieux battre l’adversaire sans avoir à faire couler le sang. »
Et, de fait, Philippe d’Alsace demanda la paix. Ses vassaux le trahissaient, ralliant Philippe Auguste contre des pièces d’or. C’est ainsi qu’au château de Boves, Philippe d’Alsace signa, au mois de juillet 1185, un traité avec Philippe Auguste.
Jamais roi capétien n’avait obtenu pareil gain sans mener un vrai combat : soixante-cinq châteaux et la ville d’Amiens vinrent agrandir le domaine royal.
Jamais roi, ni aussi jeune, ne mérita autant le nom d’Auguste, « celui qui augmente ».
Ce roi de vingt ans venait de montrer qu’il n’avait pour seule règle que servir sa lignée et sa couronne, et rien d’autre – ni liens d’épousailles, ni reconnaissance – ne pouvait limiter son ambition.
Ce jeune roi était par là un grand roi.
Eudes de Thorenc ajoute : « II me dit : quoi qu’il advienne à présent, tous ces vassaux qui se sont dressés contre moi décroîtront en hommes et en âge ; quant à moi, avec l’aide de Dieu, je croîtrai en hommes, en âge et en sagesse. »
11.
« Je croîtrai », murmure Philippe Auguste, et seul l’entend Eudes de Thorenc qui chevauche à ses côtés.
Ils vont de château en château, parcourant ces collines et vallons, traversant ces forêts le long desquelles court la frontière qui sépare le domaine royal de France et le duché de Normandie.
Ils aperçoivent le gros donjon et la double enceinte à douze tours du château de Gisors. Comme si la vue de cette citadelle qui commande la route de Rouen à Paris, par le Vexin normand, lui était insupportable, Philippe Auguste tire violemment sur les rênes et son cheval se cabre, cherchant en vain à désarçonner son cavalier.
« Je croîtrai ! » répète Philippe Auguste.
Ce château de Gisors, Henri II Plantagenêt le possède à nouveau et c’est souvent dans ce haut donjon que Philippe Auguste rencontre le roi d’Angleterre.
Henri II est aussi son vassal et possède la plus grande partie du sol de la France. Il est le maître en Espagne, en Savoie, au Portugal, dans le royaume des Deux-Siciles. Il contrôle la Ligue lombarde.
Ses fils sont comme les chiens enragés d’une meute qui se disputent entre eux le gibier. Ces proies, ce sont des terres de France, le Limousin et le Languedoc.
L’aîné des fils, Henri le Jeune, a guerroyé contre son frère Richard Coeur de Lion, lui disputant l’Aquitaine et le Limousin.
Avec ses chevaliers pillards, des « routiers » qui sont comme autant de rapaces, Richard a tenté de s’emparer du Languedoc.
Geoffroy, comte de Bretagne, et Jean sans Terre, les deux derniers frères, sont eux aussi avides et se tiennent aux aguets.
Quand Henri le Jeune s’éteint soudainement, le ventre pris de douleurs qui font tordre son corps et l’entraînent dans la mort, les rivalités entre les trois frères restants s’exacerbent encore.
« Je croîtrai ! » répète Philippe Auguste en s’avançant vers Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre.
Il est comme une jeune pousse déjà vigoureuse, résolue, mais encore étouffée par la puissance de son vis-à-vis.
Il n’est que le roi de Paris, de Bourges et d’Amiens. Il a à peine plus de vingt ans alors qu’Henri II en a cinquante-sept et a assuré son pouvoir absolu sur l’Angleterre.
« Il décroîtra », murmure Philippe Auguste après avoir, durant plusieurs heures, livré à Henri II une bataille de mots comme un tournoi où l’on s’affronte lance et glaive en main.
Henri II décroîtra, dit-il, parce qu’il porte son âge comme une armure trop lourde, qu’il a pleuré en apprenant la mort de son fils Henri le Jeune, qu’il craint les trahisons de deux de ses autres fils, Richard Coeur de Lion et Geoffroy, et qu’il n’a en définitive confiance qu’en Jean sans Terre, le plus jeune.
C’est parce qu’il doute de la fidélité de ses fils qu’il ne souhaite pas engager le combat contre Philippe Auguste, ce roi si jeune, si ardent, si fier de ses victoires contre ses propres vassaux.
Le roi Henri II a le corps « rongé », constate Philippe Auguste en quittant le château de Gisors. Son « fondement » est déchiré et saigne. Ses os sont si douloureux qu’ils semblent près de se briser et que la force de ses bras disparaît, si bien qu’il ne peut plus lever le glaive et renonce à le sortir hors du fourreau.
Philippe Auguste s’emporte : ce vieil homme malade est un malfaisant.
« Je ne croîtrai que s’il décroît », dit-il en piquant sa monture d’un violent coup d’éperons.
Ce vieux monarque est retors. Les Anglais s’infiltrent en Auvergne, dans le Berry, terres capétiennes. Richard Coeur de Lion saccage le Languedoc. Et Henri II garde auprès de lui Alix de France, la soeur de Philippe Auguste, promise en mariage à Richard Coeur de Lion.
Comment imaginer qu’Henri II ne profite pas de cette jeune fille de haute lignée capétienne qu’il garde prisonnière, qu’il n’assouvisse pas sur elle les désirs d’un vieil homme avide de se rassurer, d’affirmer sa puissance chancelante en possédant le corps de la jeune vierge destinée à son fils Richard ?
« Je croîtrai », martèle encore Philippe Auguste.
Il a décidé de vaincre le vieux roi en dressant Richard, Geoffroy et même Jean sans Terre contre leur père.
Et en faisant de chacun l’ennemi de ses autres frères.
En s’alliant aussi avec l’empereur germanique, Frédéric Barberousse.
Ainsi les Plantagenêts, roi et fils confondus, décroîtront.
« Moi, je croîtrai ! »
« Comment ai-je pu douter de mon jeune roi ? » écrit Eudes de Thorenc.
Philippe Auguste était homme de bataille, s’élançant volontiers en avant de ses chevaliers comme s’il avait eu la certitude que Dieu le protègerait ; que sa foi, son service de l’Église, seraient son bouclier, son heaume et son armure. Mais il était aussi homme d’intrigue au regard aiguisé, devinant la jalousie qu’éprouvait Geoffroy Plantagenêt, comte de Bretagne, envers son frère Richard Coeur de Lion, comte de Poitou, devenu, depuis la mort d’Henri le Jeune, héritier du trône d’Angleterre.
« J’ai vu Philippe Auguste entourer Geoffroy d’égards, l’ensevelir sous les promesses. Il serait sénéchal de France, et déjà il était reçu et fêté à la cour de France comme s’il avait été le frère chéri de Philippe Auguste qui réclamait pour lui, auprès d’Henri II, le comté d’Anjou », écrit Eudes de Thorenc.
La partie semblait bien engagée, mais Dieu seul dispose de l’avenir – en août 1186, la fièvre maligne saisit Geoffroy Plantagenêt qui ne fut plus qu’un corps raidi, revêtu de son armure, et qu’on déposa en terre.
« Jamais je n’avais vu Philippe Auguste, le visage noyé de larmes, criant ainsi sa douleur. On eut de la peine à l’empêcher de se précipiter dans la fosse, précise Eudes de Thorenc.
« Sa peine fut plus profonde que le trou creusé pour accueillir le mort, mais, moins d’un an plus tard, le roi de France partait en guerre, à la tête de ses vassaux et de ses bandes de routiers soldés. Il chevaucha vers Issoudun, après avoir franchi le Cher. Il contraignit Richard Coeur de Lion et Jean sans Terre à se réfugier à Châteauroux. Les routiers du roi de France envahirent la ville cependant qu’approchait la grande armée d’Henri II, venu porter secours à ses fils. »
On attendait que les chevaliers s’affrontent, que le sang des piétons et des routiers des deux camps coule, mais Henri II envoie des messagers à Philippe Auguste : il veut la paix, il craint la trahison de Richard Coeur de Lion, puisqu’il a promis à Jean sans Terre la moitié de son héritage.
Et Richard de s’indigner, et Philippe Auguste de se pencher vers lui, de l’écouter, de lui tendre la main, de le traiter aussi bien qu’il traita naguère Geoffroy.
Il aime avec ferveur ceux qui contribuent à affaiblir le roi d’Angleterre.
Richard et Philippe ne se quittent plus, marchent en se tenant par l’épaule ou par le bras, festoient, assis côte à côte à la même table, puisant dans le même plat, et, la nuit, ils couchent dans le même lit comme de jeunes chevaliers adoubés le même jour.
Entre Philippe Auguste et Richard Coeur de Lion l’alliance est ainsi acquise avant même d’avoir été scellée.
Mais Philippe n’entend pas disposer d’une seule arme : il lui faut certes le glaive de Richard, mais aussi celui de Barberousse.
Et qui a assisté à la rencontre entre le roi de France et l’empereur germanique ne sera pas près de l’oublier.
Le soleil se reflète, aveuglant, sur les eaux noires de la Meuse. Les deux souverains marchent l’un vers l’autre, entourés de chevaliers portant des oriflammes. On se promet alliance et assistance. Le comte Baudouin de Hainaut, beau-père du roi, obtient de Frédéric le comté de Namur, et Philippe Auguste donne une charte aux habitants de Tournai qui vont lui fournir pour son « ost » – le service militaire dû par le vassal – un contingent de trois cents hommes.
Le roi a élargi son royaume au nord de son domaine.
Il est désormais prêt pour la guerre contre Henri II d’Angleterre.
On est au début de l’année 1188.
Les armées se rassemblent. Les rois, à Gisors, se querellent. Philippe réclame le château, le mariage d’Alix de France avec Richard Coeur de Lion.
Mais, tout à coup, voici qu’arrivent, couverts de poussière, les traits creusés par la fatigue de la course, des chevaliers du Temple qui précèdent le légat du pape. Ils annoncent que Jérusalem est tombée aux mains des Infidèles, guidés par Saladin, le sultan d’Égypte. Les villes d’Acre, de Jaffa, de Beyrouth ont aussi été conquises, le roi Gui de Lusignan fait prisonnier, et les chevaliers chrétiens massacrés.
L’heure n’est plus aux guerres entre chrétiens, répète le légat du pape, mais à l’union de tous, souverains, évêques, barons, chevaliers, autour de la bannière de la Croix. Il faut reconquérir Jérusalem et les villes de Terre sainte, se croiser !
Richard Coeur de Lion proclame avec enthousiasme qu’il faut se mettre en route pour une troisième croisade.
« J’ai vu avancer l’un vers l’autre, bras ouverts, mon roi Philippe Auguste et le roi d’Angleterre, Henri II Plantagenêt, écrit Eudes de Thorenc.
J’ai pensé à mes frères chevaliers du Temple, soldats de la milice du Christ, que les Turcs de Saladin avaient égorgés, transpercés de flèches, quelquefois écorchés vifs.
J’ai pleuré quand les deux rois se sont donnés le baiser de la paix, cependant que leurs vassaux et chevaliers, leurs piétons, leurs sergents et leurs routiers les acclamaient.
Et je me suis apprêté à partir en croisade aux côtés des rois réconciliés, sous la bannière blanche à croix rouge. »
Mais les hommes ont beau être rois, comtes ou barons, ils demeurent des hommes.
Les barons de Richard Coeur de Lion se sont rebellés contre lui, et sans doute est-ce Henri II, son père, qui les a incités, en Aquitaine, avec l’aide de ceux du Languedoc, à se dresser contre Richard afin de l’affaiblir et de l’empêcher de partir pour la Palestine.
Qui saurait s’y retrouver dans les méandres des intrigues royales ?
Aussitôt, Richard Coeur de Lion tourna bride et, au lieu de gagner la Terre sainte, il s’empara des châteaux du Languedoc et réduisit ses vassaux à l’obéissance.
Philippe Auguste et Henri II s’engagèrent à leur tour dans cette guerre, heureux de ne pas se croiser.
Car guerroyer en terre de France, c’est faire bonne chasse et gros butin.
Car combattre en Palestine, c’est offrir sa vie au Seigneur, tout risquer et bien peu gagner !
Philippe Auguste repoussa tous les appels à la paix : ceux du légat du pape comme ceux d’Henri II Plantagenêt.
« Le roi de France, rugissant comme le lion, tournait en dérision tous les messages de celui d’Angleterre. »
Et les villes et châteaux continuèrent d’être pillés, brûlés, les chevaliers chrétiens de s’entre-tuer.
Ainsi, de juillet à octobre 1188, on oublia le tombeau du Christ et la Terre sainte.
Et pas plus les rois que Richard Coeur de Lion ne se soucièrent plus des victoires de Saladin, cueillant comme des fruits mûrs les villes chrétiennes de Palestine.
« J’ai rassemblé les chevaliers qui avaient appartenu au Temple, raconte Eudes de Thorenc. Je leur ai rappelé notre serment, notre charte, telle que l’avait écrite saint Bernard de Clairvaux. Je leur ai prêché la croisade, et les grands féodaux, les comtes de Flandre, de Chartres et de Blois, nous ont rejoints.
Je sais que leurs pensées, comme des rivières en crue, entraînaient des branches mortes. Ils craignaient la victoire de Philippe Auguste et souhaitaient le voir s’éloigner de leurs châteaux.
Alors ils prêchaient eux aussi la croisade.
Quant aux piétons, sergents et routiers qui n’étaient plus payés par le roi dont les coffres étaient vides, ils jurèrent eux aussi leur foi en Christ et leur volonté de libérer Son tombeau. »
Le 18 novembre 1188, rois, comtes et barons se rencontrèrent à Bonmoulins, à la frontière du duché de Normandie.
Mais, une fois face à face, les rois oublièrent derechef la Terre sainte et parlèrent héritage.
Philippe Auguste soutint Richard Coeur de Lion contre son père.
« Je vois maintenant la vérité de ce que je n’avais pas osé croire ! » s’écria Richard en découvrant qu’Henri II ne voulait pas le désigner comme son héritier, mais favorisait Jean sans Terre, son fils préféré.
Alors, tournant le dos à son géniteur, Richard Coeur de Lion, comte de Poitou, duc d’Aquitaine, s’agenouilla, mains jointes, devant Philippe Auguste comme un chevalier fait hommage à son suzerain.
D’une haute voix assurée, il dit se déclarer le vassal du roi de France pour la Normandie, le Poitou, l’Anjou, le Maine, le Berry et le Toulousain.
Philippe Auguste l’aida à se relever et tous deux, du même pas, s’éloignèrent côte à côte, le cercle des comtes et des barons s’ouvrant devant eux.
12.
Que peut Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre, contre l’alliance de son fils, le valeureux et orgueilleux Richard Coeur de Lion, avec l’habile et volontaire roi de France, Philippe Auguste ?
Ses vassaux, les barons de l’Anjou, du Maine, du Vendômois, du Berry, l’abandonnent et font hommage aux jeunes alliés, Richard et Philippe.
Henri II ne peut même pas être certain de la fidélité de son dernier fils, celui qu’il a toujours préféré, Jean sans Terre. Aussi hésite-t-il à engager le combat. Chevauchant, il erre, de la Normandie à la Touraine, à la tête des chevaliers qui ne l’ont pas abandonné, de tous ceux pour qui il est encore le puissant souverain d’Angleterre. Il veut gagner du temps, négocier, éviter l’affrontement.
Il rencontre Philippe et Richard à La Ferté-Bernard.
Dans les grandes pièces voûtées du château, on entend tinter les éperons des deux jeunes gens arrogants qui s’avancent vers le vieux roi.
On s’observe, les chevaliers de chaque camp ont les doigts serrés sur le pommeau de leur glaive.
Henri invoque les voeux de l’Église.
Le légat du pape s’élève contre cette guerre sacrilège entre chrétiens alors que l’énergie de chaque fidèle devrait être tout entière consacrée à la croisade, à la reconquête de Jérusalem et de la Terre sainte.
Si Richard y part, fait observer Philippe, il faudra, selon toute justice, que Jean sans Terre l’accompagne.
Henri refuse.
On s’injurie. On s’éloigne en se maudissant. On jure de recommencer la guerre, ce jugement de Dieu.
On se pourchasse, on se bat en Touraine et dans le Maine. Philippe Auguste soumet tout le pays entre Le Mans et Tours.
Le 30 juin 1189, Henri II, saisi par la fièvre, n’est plus qu’un vieil homme qui s’obstine encore à ne pas capituler. Mais Philippe Auguste, intraitable, refuse qu’aux termes d’un traité de paix figure, sous les signatures, cette phrase exigée par Henri II : « Sauf notre honneur, l’intégrité et la dignité de notre couronne. »
Il faut cependant se soumettre. Henri II obtient seulement que Philippe Auguste lui remette la liste des seigneurs qui l’ont abandonné.
Philippe accepte de rencontrer Henri II, le 4 juillet, à Colombiers, entre Azay-le-Rideau et Tours.
Le ciel est serein, mais quand les rois s’en vont l’un vers l’autre, deux coups de tonnerre déchirent le silence et le ciel bleu, comme si un grondement céleste venait rappeler que le Très-Haut observe et juge.
Henri est malade comme il ne l’a jamais été.
« Sa douleur était telle que sa figure rougissait et bleuissait tout à tour », dit Eudes de Thorenc. On le couche. Il dit que le « mal cruel l’a saisi aux talons, a pris ses deux pieds, puis les jambes, puis tout le corps ».
– Je n’ai jamais souffert comme je souffre, murmure-t-il.
Il réussit enfin à se redresser pour recevoir Philippe Auguste :
– Sire, dit le roi de France, nous savons bien, que vous ne pouvez tenir debout.
D’un geste, Henri refuse le siège qu’on lui propose.
Il est contraint de verser une contribution de guerre, de céder Issoudun et la suzeraineté sur le comté d’Auvergne. Alix est enlevée à sa garde. Il est tenu de se « soumettre au conseil et à la volonté du roi de France ».
Les rois jurent par ailleurs que la croisade aura lieu à la mi-carême de l’an 1190, et que l’on se réunira à Vézelay.
Mais la mort guette le roi d’Angleterre.
Elle s’approche sous les traits d’un officier qui lui apporte la liste de ceux qui l’ont trahi.
– Sire, dit le messager, que Jésus-Christ me vienne en aide ! Le premier dont le nom est écrit n’est autre que le comte Jean sans terre, votre fils !
– Assez, vous en avez assez dit ! murmure Henri II.
Il se retourne sur sa couche, frissonne, le visage tour à tour empourpré, puis pâle et noir.
Il est sourd et aveugle. Il n’a plus ni mémoire ni langage. Il marmonne des miettes de mots que nul ne comprend.
Le lendemain 5 juillet, il retrouve pour quelques heures la raison, serrant contre lui son bâtard, Geoffroy.
« Toi, au moins, tu m’as toujours témoigné la fidélité et la reconnaissance que les fils doivent à leur père, lui dit-il. Si je meurs sans te récompenser, je prie Dieu de t’accorder ce que tu mérites. »
Le 6 juillet, on le porte dans la chapelle du château. Il veut se confesser, prononce quelques mots. Mais « le sang se figea dans ses veines ; la mort lui creva le coeur. Un caillot de sang lui sortit du nez et de la bouche ».
Les valets alors se précipitent, pillent la chambre royale.
« Quand les voleurs eurent happé ses draps, ses joyaux, son argent, autant que chacun en put emporter, le roi d’Angleterre resta nu comme il était lorsqu’il vint au monde, fors ses braies et sa chemise. »
Un baron couvre le corps de son manteau.
Le 7 juillet 1189, on le porte à l’abbaye de Fontevrault. Plusieurs milliers de mendiants réclament à grands gestes et à cris rauques l’aumône que, selon la tradition, on donne aux misérables le jour de l’inhumation d’un souverain.
Mais le Trésor est vide.
Et seules les religieuses de l’abbaye traitent ce corps avec les honneurs dus à Sa Majesté Royale.
Richard Coeur de Lion est enfin venu voir le corps de son père.
Eudes de Thorenc l’accompagnait, représentant Philippe Auguste.
« Je vous affirme, écrit-il, que dans la démarche du duc d’Aquitaine, Richard, il n’y avait ni apparence de joie ni d’affliction, et personne ne vous saurait dire s’il y avait en lui déconfort, courroux ou liesse. Il s’arrêta un peu devant le corps, sans bouger, puis se porta vers la tête et demeura là tout pensif, sans dire bien ou mal. Puis il appela les seigneurs : “Je reviendrai demain matin, dit-il. Le roi mon père sera enseveli avec honneurs et richement, comme il convient à un homme d’un si haut rang.”
Le lendemain, quand ils retournèrent, ils mirent le roi d’Angleterre moult honorablement en terre. Ils lui firent le plus beau service qu’ils purent, si comme appartenait à un roi, selon Dieu et selon la loi. »
13.
« Le roi est mort, vive le roi ! » crient les chevaliers, barons, routiers, sergents, piétons dans la cathédrale de Rouen, ce 20 juillet 1189, après que Richard Coeur de Lion a été couronné duc de Normandie.
Car chacun sait, dans cette nef, que Richard sera bientôt roi d’Angleterre.
De fait, il sera sacré à Londres le 3 septembre.
« Le roi est mort, vive le roi ! »
« Je n’ai pas entendu Philippe Auguste, mon roi, célébrer le couronnement de Richard Coeur de Lion, écrit Eudes de Thorenc. Un roi est toujours le rival d’un autre, même quand il est son allié.
Je les ai vus assis l’un en face de l’autre, séparés par la largeur d’une lourde table, dans la grand-salle du donjon du château de Gisors. Ils ont parlé si bas, leurs mains ouvertes posées à plat sur la table, que je n’ai pas saisi une seule de leurs paroles, mais il m’a suffi de dévisager mon roi pour deviner qu’il avait dû remettre au nouveau souverain d’Angleterre tout ce qu’il avait pris au vieux Henri II.
Le fils, Richard Coeur de Lion, avait la force et l’appétit de la jeunesse.
Il chantait comme un troubadour, se battait comme un preux et défendait son bien avec âpreté.
Il ne laissa à Philippe Auguste qu’un coin du Berry, avec Issoudun.
Et mon roi ne s’attarda pas dans ce château de Gisors que Richard Coeur de Lion ne lui avait pas cédé.
Ces alliés étaient déjà bel et bien des rivaux. »
« J’ai observé mon souverain, poursuit plus loin Eudes de Thorenc. Philippe Auguste écoutait les récits de ceux qui avaient assisté aux cérémonies du sacre de Richard Coeur de Lion.
Les fêtes s’étaient succédé, fastueuses. Il avait distribué étoffes de soie, or, bijoux. À son frère Jean sans Terre il avait donné comtés, villes et châteaux, et au bâtard d’Henri II, Geoffroy, l’archevêché d’York.
Il achetait ainsi ses rivaux et l’on vantait sa générosité. Mais il saisissait les fiefs de ceux qui avaient combattu à ses côtés le feu roi son père.
– Je n’aime pas les traîtres, et les vassaux infidèles à leur suzerain ne méritent pas d’autre récompense, commentait-il.
Philippe Auguste n’a dit mot, mais son regard flamboyait : le traître des traîtres à Henri II avait été ce fils, qui, aujourd’hui devenu roi, faisait oublier sa félonie en châtiant ceux qui l’y avaient suivi. »
Comment ne pas penser qu’un jour il reprendrait le combat de son père contre le roi de France ?
Je crois que l’un et l’autre savaient quel serait leur destin, mais il n’était pas encore temps qu’il s’accomplisse.
On se battait en Terre sainte. Les chevaliers chrétiens et leurs barons assiégeaient Saint-Jean-d’Acre. Frédéric Barberousse et les Allemands marchaient déjà vers l’Orient en se battant contre les Turcs.
Comment, quand on est roi de France et roi d’Angleterre, ne pas participer à cette troisième croisade qui est en passe d’entraîner toute la Chrétienté ?
On ne se donne plus l’accolade, on s’observe, on se tient droit face à l’autre. On pèse chaque mot que l’on prononce et que les clercs recueillent.
Le soupçon et l’inquiétude se lovent sous les proclamations d’amitié.
« Nous accomplirons ensemble, conviennent-ils, le voyage de Jérusalem sous la conduite du Seigneur. Chacun de nous promet à l’autre de lui garder bonne foi et concorde :
« Moi, Philippe, roi de France, à Richard roi d’Angleterre, comme à un ami fidèle.
« Moi, Richard, roi d’Angleterre, à Philippe, roi de France, comme à mon seigneur et ami ! »
Apposer un sceau royal au bas de cette déclaration est plus facile que de se décider à partir pour la Terre sainte.
Lorsque Isabelle de Hainaut, épouse de Philippe Auguste, meurt, le roi de France retarde encore son départ.
Qui va gouverner le royaume en son absence ?
Sa mère, Adèle de Champagne, et son oncle l’archevêque de Reims s’étaient dressés contre lui, mais, puisque la reine Isabelle est morte, ce sont eux qui, en l’absence de Philippe Auguste, exerceront la régence.
« J’ai vu, écrit Eudes de Thorenc, le roi, l’esprit tourmenté, dicter son testament dans lequel il prévoyait que les régents seraient surveillés, entourés par des hommes “présents au Palais”, en qui il avait confiance, qu’ils fussent clercs, chevaliers ou simples bourgeois.
Il confia son trésor à mes frères Templiers, et les clefs en furent remises à six notables de Paris, qui eurent aussi la garde du sceau royal. »
Philippe Auguste interdit qu’on levât de nouveaux impôts en son absence, et exigea que les régents convoquassent tous les trois mois un Parlement pour y recevoir les plaintes des sujets du roi.
Et rapport devait être fait au souverain de la tenue de ces assemblées.
J’ai mesuré le regret qui tenaillait le roi d’avoir à quitter son royaume alors même qu’il écrivait à Richard Coeur de Lion : “Votre amitié saura que nous brûlons du désir de secourir la terre de Jérusalem et que nous faisons les voeux les plus ardents pour y servir Dieu.” »
Il faut se résoudre à partir.
Le 24 juin 1190, Philippe Auguste se présente à l’abbaye de Saint-Denis.
Pour mériter la protection du saint, il remet deux grandes bannières ornées de croix et de franges, et deux manteaux de soie.
Il s’agenouille sur le pavé de la basilique, prie et pleure, puis reçoit le bourdon (bâton) et l’escarcelle du pèlerin. Enfin, entouré de ses chevaliers, il prend la route de Vézelay où il retrouve Richard Coeur de Lion le 4 juillet 1190.
Là, ce furent grandes démonstrations de foi et d’amitié, en présence des comtes et barons, des clercs, des chevaliers et de la foule des autres pèlerins.
Devant l’autel, les deux rois firent serment de partager loyalement les conquêtes faites en Terre sainte.
Puis, cet engagement pris devant le Seigneur, ils chevauchèrent vers les grands fleuves, la Saône et le Rhône, qui roulent leurs eaux jusqu’à la mer Méditerranée au-delà de laquelle s’étend enfin la Terre sainte, celle qui héberge le Saint-Sépulcre.