quatrième partie


(1303-1306)

« Dieu, plus puissant que tous les princes ecclésiastiques et temporels, frappa ledit Seigneur Benoît XI, de sorte qu’il ne lui fut pas possible de me condamner. »

Guillaume de Nogaret

commentant la mort de Benoît XI, le 7 juillet 1304.


79.

J’ai essayé d’oublier ce que j’avais vu et entendu à Anagni.

Je me suis retiré dans mon fief où j’ai chassé chaque jour sur les hautes terres sèches qui entourent le château des Villeneuve de Thorenc.

Je rentrais à la nuit tombée, le corps glacé par les pluies d’automne, et m’endormais, assis dans la vaste cheminée de la grand-salle, celle-là même où mon père, repoussant la mort, m’avait fait le récit de sa vie et de celle de son roi.

J’ai commencé à me remémorer ce que j’avais vécu, et je ne pouvais, au fil des mois, que comparer Saint Louis à son petit-fils, Philippe IV le Bel, l’Énigmatique.

L’un et l’autre, comme jadis Philippe Auguste, leur aïeul, voulaient la grandeur du royaume, et tous deux désiraient que la couronne de France s’imposât comme la plus brillante et la plus puissante.

Mais Saint Louis s’était mis au service de Dieu et la croisade, la libération de la Terre sainte était son but.

Philippe le Bel voulait être d’abord le plus grand roi de la Chrétienté. Et il n’avait pas hésité à briser l’autorité d’un pape qui cherchait à imposer son pouvoir à tous les souverains catholiques.

Le chevalier Guillaume de Plaisians, homme lige de Guillaume de Nogaret, avait exprimé la pensée du roi lorsqu’il avait déclaré :

« La haine de Boniface contre le roi de France vient de sa haine contre la foi, dont ledit roi incarne la splendeur et l’exemplarité. »


Servir le roi était la première obligation du chrétien, puisque c’était servir la foi.

Je me persuadai que c’était là l’ordre divin du monde, et priai Dieu avec ferveur que jamais plus le souverain pontife ne soit l’ennemi du roi de France.

C’était à Philippe le Bel que je devais d’abord obéissance, et lorsque j’appris que les chevaliers, les barons, les seigneurs, tout l’ost était convoqué, le roi ayant décidé d’entrer en campagne, j’avais aussitôt rejoint l’armée royale.


Je me présentai au roi à Tournai le 8 août 1304.

Je n’avais jamais vu Philippe le Bel armé pour le combat. Il portait cotte de mailles et heaume avec gorgerin. Des valets s’apprêtaient à nouer son armure. Il me toisa, puis posa sa main déjà gantée de fer sur mon épaule comme s’il voulait à nouveau m’adouber, et je fis mine de m’agenouiller, mais il me retint.

D’une voix sourde, il prononça les noms de Robert d’Artois, de Raoul de Nesle, de Pierre Flote, de Jacques de Châtillon, d’autres chevaliers encore qui étaient tombés à Courtrai le 11 juillet 1302, quand notre chevalerie avait été défaite par la menue gent des villes de Flandre.

« Tu étais avec eux », ajouta le roi.

Puis il s’éloigna.

Il fallait oublier la blessure de Courtrai, rendre sa gloire aux chevaliers du royaume de France, et – je ne l’ignorais pas – compléter ainsi la victoire que Philippe le Bel venait de remporter sur Boniface VIII.


Il fallait combattre.

Et ce mois d’août 1304, alors que nous chevauchions vers Lille et vers les autres villes de Flandre, la flotte royale commandée par le Génois Rainier Grimaldi envoyait par le fond la flotte flamande.

Nous n’avions plus qu’à vaincre. La chaleur nous dévorait le visage, la terre elle-même était brûlante, et les chevaux levaient haut leurs sabots comme s’ils les enfonçaient dans des braises rougeoyantes.

Le roi avait retenu la leçon de la bataille de Courtrai et le comte de Boulogne commandait d’énormes arbalètes montées sur affût, capables de lancer des centaines de traits meurtriers.

Enfin, le 18 août 1304, à Mons-en-Pévèle, nous vîmes l’armée flamande, aussi nombreuse que la nôtre, et c’était près de cent mille hommes qui allaient ainsi s’affronter.

Les arbalétriers du comte de Boulogne lancèrent leurs traits, et ceux des milices flamandes répondirent, puis leurs piétons et leurs cavaliers nous chargèrent, et c’était comme si une immense vague noire et jaune roulait vers nous, nous recouvrant, nous repoussant.

J’aperçus le roi qui faisait tournoyer sa hache, abattant chevaliers et hommes d’armes qui l’avaient encerclé et s’étaient agrippés à son destrier. Il était en danger et nous chargeâmes pour l’arracher à ces piétons flamands qui, armés de harpons, tentaient de le désarçonner.

Après des heures de combat, la vague flamande reflua et je vis cet amoncellement de corps étendus entre les deux armées.

Nous avançâmes encore et les Flamands reculèrent.

Notre victoire était sanglante.


Les villes capitulèrent et nous entrâmes dans Lille, Béthune, Douai, Orchies.

Je fus envoyé auprès du comte de Flandre, Robert de Béthune, qui avait hérité de son père, Gui de Dampierre. J’accompagnais les conseillers du roi venus lui proposer trêve et paix.

On lui rendrait son fief et il ferait hommage à mon suzerain le roi de France.

Les villes de Gand, de Bruges, de Douai, d’Ypres et de Lille verraient leurs fortifications abattues, leurs alliances rompues.

Pour expier les Matines de Bruges, trois mille habitants de la ville iraient en pèlerinage.

Et le comte de Flandre devrait verser à Philippe le Bel vingt mille livres de rente, quarante mille livres en deniers au comptant, et cinq cents hommes d’armes pour un an.

Les villes et les châteaux de Cassel et de Courtrai resteraient entre les mains du roi jusqu’à exécution complète du traité.


L’humiliation de Courtrai était effacée.

Mais quand j’ai traversé les villes flamandes, j’ai entendu gronder la « menue gent », ceux-là mêmes qui nous avaient vaincus à Courtrai.

Je les ai vus brandir le poing contre les nobles qui avaient accepté les conditions de Philippe le Bel.

J’ai eu hâte de m’éloigner de ces villes et de regagner le royaume de France.

Heureux et fier d’avoir combattu auprès d’un roi que j’avais vu la hache en main comme un preux chevalier, point économe de sa vie.


80.

J’ai craint que le roi de France, que je servais et admirais, ne fût poursuivi par la vindicte de l’Église.

Certains, dans son entourage, craignaient qu’il ne fût excommunié, accusé d’avoir ordonné à Guillaume de Nogaret de se saisir de Boniface VIII, ce qui avait entraîné la mort du pontife.

Et cette excommunication frapperait ceux qui, aux côtés de Nogaret, avaient fait irruption dans le château d’Anagni, puis dans la chambre du pape.

J’avais été de ceux-là et j’ai pensé que si j’étais ainsi mis au ban de la Chrétienté, je partirais, comme un homme d’armes ayant perdu son nom, pour la Terre sainte et remettrais ainsi ma vie à Dieu.


Je fis part de mes craintes et de mes projets à Guillaume de Nogaret, qui me rassura.

Il avait vu Philippe le Bel, qui l’avait récompensé pour son action à Anagni.

Le roi persistait. Il avait demandé à Nogaret de poursuivre le procès engagé contre Boniface VIII et que la mort ne devait pas interrompre.

Boniface VIII restait accusé de simonie, de sodomie, d’hérésie.

Et le nouveau pape, qui venait d’être élu et avait pris le nom de Benoît XI, devait comprendre que s’il menaçait d’excommunication le roi de France ou tels de ses agents, l’écho le plus grand serait donné au procès de Boniface VIII.

« On trouvera des témoins », avait dit Nogaret.

Philippe le Bel avait désigné Nogaret comme l’un de ses ambassadeurs auprès du nouveau pape, et c’était là manière d’affirmer qu’il n’abandonnerait pas son chevalier et conseiller.


Je ne m’étais pas joint à l’ambassade de Nogaret. Benoît XI, craignant un coup de force contre lui, ne se trouvait pas à Rome et n’osait quitter sa ville de Pérouse.

J’appris qu’il avait délivré le roi de France de toutes les condamnations et censures qui avaient pu être prononcées contre lui par son prédécesseur, Boniface VIII. Mais il voulait juger les coupables d’Anagni, Guillaume de Nogaret et ses compagnons, donc moi.

Je lus avec inquiétude la bulle du pape visant les auteurs « de ce crime monstrueux, que des hommes très scélérats ont commis contre la personne du pape Boniface, de bonne mémoire… Tous les crimes à la fois : lèse-majesté, crime d’État, sacrilège, séquestration de personnes, rapine, vols, félonie. Nous en restâmes stupéfaits… Ô forfait inouï ! Ô malheureuse Anagni qui as souffert que de telles choses s’accomplissent dans tes murs ! Que la rosée et la pluie tombent sur les montagnes qui t’environnent, mais qu’elles passent sur ta maudite colline sans l’arroser !… ».

J’étais donc accusé de tous ces crimes, et, puisque Benoît XI avait disculpé Philippe le Bel, pourtant ordonnateur de l’action de Guillaume de Nogaret, le roi de France pouvait bien nous livrer à la justice pontificale et rétablir ainsi de bonnes relations avec la papauté.

Mais, s’arrêtant devant moi, Philippe le Bel me dit :

« Un suzerain doit protection au vassal qui lui a été fidèle. »

Il ne fit aucune allusion à la bulle du pape, mais je sus qu’il ne m’abandonnerait pas et voulait une victoire complète sur la papauté, donc la soumission du nouveau pape. La transaction que lui avait proposée Benoît XI ne lui suffisait pas.

J’appris que Guillaume de Nogaret avait présenté son acte d’accusation contre Boniface VIII, puis s’était hâté de quitter l’Italie.


Je vis Nogaret à son retour. Il ne pérorait pas, mais son calme et son assurance donnaient, davantage que de mâles propos, une impression de force et d’invulnérabilité. Il était le protégé du roi de France, du prince le plus puissant de la Chrétienté, du souverain qui l’avait emporté sur la papauté sans que celle-ci osât le combattre et l’excommunier.

Là où son aïeul Philippe Auguste avait échoué, il triomphait.

Car Benoît XI venait à son tour de trépasser et son successeur n’était autre que Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux, qui prit le nom de Clément V. Son oncle avait été évêque d’Agen et son frère, archevêque de Lyon. Son élection était bien la preuve de la pression efficace qu’exerçait Philippe le Bel sur l’Église.


Je savais que, sans relâche, Guillaume de Nogaret revenait sur la nécessité d’ouvrir le procès de Boniface VIII. Et tout pape craignait le tombereau d’immondices qu’on allait déverser sur le défunt pontife, dont toute la papauté serait éclaboussée.

Nogaret exhortait le roi de France à agir et à s’affirmer par là comme le protecteur de Rome.

« Vous avez assumé contre Boniface la défense de la foi et de l’Église à la face du monde ; craignez de l’abandonner ! écrivait-il à Philippe le Bel… Souvenez-vous que les hypocrites sont abominables à Dieu… »


L’impudence et l’audace de Guillaume de Nogaret me fascinaient. Il confiait d’un ton mesuré des mensonges que nul n’osait démentir :

« La cour pontificale allait me juger à Pérouse, racontait-il. Benoît XI le voulait. La sentence allait être prononcée contre moi. Le pape avait fait dresser sur la place, devant son hôtel, un échafaud tendu de drap d’or… Mais, ce jour-là, Dieu, plus puissant que tous les princes ecclésiastiques et temporels, frappa ledit Seigneur Benoît, de sorte qu’il ne lui fut pas possible de me condamner. »

La mort de Benoît XI, qui allait permettre l’élection de Bertrand de Got, était-elle le signe que Dieu protégeait Nogaret et le roi de France ?

Je crus à ce miracle.

Mais, il y a peu, après la mort de Philippe le Bel, je sus comment on peut aider la main de Dieu.


Une religieuse s’était présentée au pape Benoît XI comme la tourière des soeurs de Sainte-Patronille.

Elle voulait offrir au pape des figues fraîches de la part de son abbesse.

L’abbesse était la dévote de Benoît XI.

Et celui-ci, qui, habituellement, se méfiait des empoisonneurs, accepta les figues, les mangea et mourut.

On prétendit qu’il avait été victime de sa gloutonnerie.

Puis on apprit que la religieuse n’était qu’un jeune homme grimé. On le vit se défaire de son déguisement, puis s’enfuir de Pérouse.

Il ne fut jamais retrouvé, et l’on ne peut qu’imaginer le parti de ceux qui l’avaient payé pour ce crime.


81.

Ce crime, la disparition de Benoît XI, je n’avais pas osé penser qu’il profitait à Philippe le Bel, ce roi énigmatique dont je n’avais eu qu’à me louer, mais dont, de plus en plus souvent, le regard fixe, vide de sentiment, l’impassibilité et le mutisme m’inquiétaient.

Il était maintenant le maître de la papauté, et Bertrand de Got, devenu le pape Clément V, ne pouvait que se soumettre à ses volontés. Il était entouré de cardinaux français et s’était installé en Avignon dès 1309.


J’ai plusieurs fois traversé le Comtat Venaissin, frappé par l’opulence des villes, les hôtels que les seigneurs et prélats qui formaient la cour du pape y faisaient construire.

J’ai vu plus tard – Philippe le Bel étant mort depuis peu, je me rendais dans le fief des Villeneuve de Thorenc – s’élever les premières tours et courtines du Palais des papes. Ce devait être en l’an 1317, il y a ainsi à peine cinq années.

Jean XXII avait alors succédé à Clément V.

Celui-ci avait été bon serviteur du roi de France, ordonnant d’effacer des registres de l’Église de Rome toutes sentences qui avaient pu être portées contre Philippe le Bel et ses agents royaux.

Une bulle avait même été promulguée, déclarant que le pape ne recevrait plus aucun acte où serait blâmé le zèle de Philippe et de ceux qui agissaient en son nom contre ledit Boniface VIII.

« Ce zèle a été louable », concluait Clément V.


Je n’avais plus à redouter un jugement d’Église.

Guillaume de Nogaret et les chevaliers qui l’accompagnaient – j’étais l’un d’eux, on le sait – étaient absous.

Et cependant j’étais inquiet, craignant non plus le pape, mais le roi.

J’étais cependant un vassal toujours fidèle et désireux de le servir, mais je mesurais que sa puissance était sans limites.


Le roi avait changé, plus énigmatique encore, et surtout plus sombre, la tête souvent penchée comme si une main pesait sur sa nuque.

Il approchait des quarante ans et son épouse Jeanne de Lorraine et de Champagne venait d’être rappelée auprès de Dieu.

La maladie avait été brève et brutale, et le bruit s’était répandu que l’évêque de Troyes, Guichard, qui avait été son familier, avait, en déchaînant des puissances maléfiques, provoqué la mort de la reine à laquelle l’opposait un différend d’argent, Guichard ayant perçu indûment des revenus.

J’ai vu ce gros homme court et rougeaud, au nez camus, qui, entouré de sergents royaux venus se saisir de lui, n’en paraissait pas moins colérique et brutal, jurant de son innocence.

Mais il était évêque, et à observer et écouter Guillaume de Nogaret, je compris qu’il s’agissait, en accusant Guichard, d’intimider et de soumettre les autres évêques.

Ils savaient qu’ils pouvaient eux aussi connaître le même sort.

Pour accabler Guichard, Guillaume de Nogaret avait rassemblé les accusations de près de deux cents témoins qui avaient prêté serment devant Dieu de dire la vérité.


J’ai assisté à une réunion des clercs et du peuple dans le jardin du roi, à la pointe de la Cité, à Paris. On y prêchait contre Guichard, l’évêque, comme on avait prêché contre Boniface, le pape.

J’ai en mémoire – et en suis encore troublé – tous les dires qui prétendaient que l’évêque Guichard n’était pas un homme ; sa mère, Agnès, l’avait conçu d’un démon qui l’infestait ; il avait empoisonné son prédécesseur ; il était faux-monnayeur ; quand il retirait son capuchon, des démons s’en échappaient ; il avait des estafiers à son service, qui tuaient pour lui ; il avait une concubine, Jaquette, la femme d’un boucher de Provins, et malheur à ceux qui parlaient mal d’elle ; il vendait la justice ecclésiastique ; il avait fait hommage au Diable, et, en compagnie d’une sorcière et d’une religieuse versées en ces matières, il avait fabriqué une image de cire de la reine Jeanne, et l’avait percée à coups d’épingle, de quoi la reine était morte malgré l’art des médecins ; il avait composé du poison avec des couleuvres, des scorpions, des crapauds et des araignées venimeuses, et il avait indiqué à un ermite complice le moyen de l’administrer aux princes du sang. Et toute sa vie il avait été sodomite…


J’avais eu part des aveux de la sorcière qui assurait qu’elle avait vu le Diable sous la forme d’un moine noir avec des cornes au front et battant des ailes. Il avait longuement causé avec l’évêque Guichard.

J’ai su aussi que le valet de chambre du prélat, qui n’avait pas témoigné contre lui, avait été suspendu en l’air, tout nu, par les quatre membres écartés, accrochés à des anneaux scellés dans les murailles.

Et le valet avait alors assuré qu’il avait vu lui aussi l’évêque converser avec le Diable.


Et le pape Clément V écrivit :

« Il est venu jusqu’à nos oreilles que notre vénérable frère l’évêque de Troyes (s’il mérite toutefois d’être appelé ainsi) s’est laissé aller à des actes damnables et dignes d’exécration… »

Telle était la puissance de Philippe le Bel, l’Énigmatique, qu’on ne pouvait que s’incliner devant lui.


L’archevêque de Lyon, Pierre de Savoie, avait bien tenté de lui résister en ameutant contre les agents du roi une partie des habitants, cependant que les bourgeois de Lyon faisaient au contraire appel au roi de France pour les défendre contre le prélat. Et certains s’étaient réfugiés dans le château de Saint-Just qui relevait du roi de France.

Philippe ordonna qu’une armée commandée par son fils aîné Louis de Navarre – celui que je connus plus tard sous le nom de Louis X le Hutin, qui ne régna qu’à peine deux ans – fît capituler la cité.

Je fus de cette armée, chevauchant aux côtés de Louis de Navarre, portant souvent l’oriflamme à fleurs de lis. Je ne cherchais pas à savoir si, dans ce différend, qui, du roi ou de l’évêque, avait, selon les légistes, raison.

J’étais du parti du roi de France et je celais mes inquiétudes sur la démesure de son pouvoir.

Je saisis au nom du roi l’archevêque Pierre de Savoie et le conduisis en France pour qu’il y demeurât captif.

Après quelques années, il fit allégeance au roi, redevint prélat de Lyon et primat des Gaules, et la ville entra ainsi dans le royaume de France.


Je me convainquais que toutes les actions de Philippe le Bel – les plus démesurées comme celles qui faisaient germer en moi le doute – n’étaient que les affluents destinés à grossir un fleuve royal, celui des lis de France.

Comme ses aïeux Philippe Auguste et Saint Louis, Philippe l’Énigmatique voulait l’accroissement, la grandeur et la gloire du royaume.

Pour cela, il fallait que fussent pleines les caisses du Trésor royal.

Et tous ceux, Juifs et Lombards, qui étaient des manieurs d’argent pouvaient un jour, sans même que le roi avance le moindre prétexte, être dépouillés à son profit.


J’ai vu un mandement du roi publié dans tous les bailliages et sénéchaussées, prononçant l’expulsion des « Italiens » :

« Nos sujets sont dévorés par leurs usures. Ils violent nos ordonnances. Ils troublent le cours de nos monnaies… »

Un sort plus rigoureux encore fut réservé aux Juifs. Au mois de juillet 1306, le même jour, tous furent arrêtés, leurs biens et leurs livres de commerce saisis d’un bout à l’autre du royaume. On mit en vente publique leurs biens, on chercha les trésors qu’ils avaient pu dissimuler. On promit la cinquième partie de leur valeur à ceux qui les trouvaient.

Les plus belles pièces de ces trésors cachés étaient réservées au roi, et le reste – joyaux, coupes, anneaux – était vendu au profit de l’Hôtel des Monnaies.

Les maisons, les écoles, les autres biens immobiliers appartenant aux Juifs furent eux aussi mis en vente.

Il fallait faire vite pour remplir les caisses du roi.


J’ai accepté tout cela.

Mais j’ai détourné la tête pour ne pas voir comme on frappait et brûlait les Juifs.

Il y a encore peu de mois, en l’an 1321, j’ai vu, je l’ai dit, les Juifs traités comme des lépreux, leurs prétendus complices. Et j’ai appris qu’on en fit sauter cent soixante dans une fosse dont le fond avait été garni de fagots enflammés.

On m’a rapporté qu’« il y en avait qui chantaient comme s’ils allaient à la noce ».

Est-ce que le Christ crucifié a voulu cela ?

Est-il un Dieu de vengeance, ou de pardon et de miséricorde ?

N’était-il pas juif parmi les Juifs ?


Ce que j’écris là est peut-être hérésie, mais c’est l’aveu de mon doute et de ma douleur.

Ils pèsent peu, face aux besoins d’or et d’argent.

En cela, le roi Philippe IV le Bel est infidèle à son aïeul Saint Louis, roi de bonne monnaie.

Au contraire, j’entends partout murmurer que Philippe est un « faux-monnayeur » qui altère les monnaies, remplit ses coffres avec le bénéfice qu’il tire du monnayage, par quoi l’on fait un plus grand nombre de pièces avec moins d’or et d’argent.

Et quand, en 1306, il décide « le retour à la bonne monnaie du temps de Saint Louis », on craint que ce ne soit encore une nouvelle manière de tondre les sujets du royaume.


J’ai vu les rues de Paris envahies par les épiciers, les foulons, les tisserands, les taverniers. Ils ont pillé les demeures des riches bourgeois qui exigeaient qu’on paie les loyers en monnaie forte, cette bonne monnaie à nouveau « monnayée », alors que l’on ne possédait plus que de la mauvaise.

Les émeutiers ont tout brisé. Ils ont défoncé les tonneaux, bu jusqu’à l’ivresse, éventré les coussins et les oreillers, et répandu les plumes dans la boue.

Armés de bâtons, ils se sont rendus au Temple, le manoir des Templiers, où le roi se trouvait avec ses barons.

J’étais à quelques pas du manoir, mais je ne pus y pénétrer, repoussé par la foule menaçante qui jetait dans la boue tout ce que l’on apportait pour le roi.

Le prévôt de Paris, près duquel je me tenais, réussit à apaiser les émeutiers, qui s’éloignèrent, et le roi put regagner le palais royal de la Cité.


Le lendemain, on a arrêté une centaine d’émeutiers et on en a pendu vingt-huit aux quatre ormes des quatre entrées de la ville.

Puis on a accroché les cadavres à quatre gibets neufs.


L’argent, je m’en persuadai ce jour-là, était lié à la mort.

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