PROLOGUE
(1321-1322)
Dieu n’a pas voulu ce qui a commencé à la Saint-Jean de l’an de grâce 1321. Je le sais.
Philippe V, qu’on appelait le Long, régnait sur le royaume de France, et moi, Hugues de Thorenc, comte de Villeneuve, j’étais son vassal.
Ce jour-là, 27 décembre, les soldats du guet ont surpris à Paris, non loin de la place de Grève, un homme aux mains et aux pieds enveloppés de chiffons, au visage dissimulé, qui psalmodiait, penché sur la margelle d’un puits.
Ils l’ont forcé à coups de hallebarde à se redresser, à montrer ce corps qu’il cachait. Ses mains, ses pieds, ses traits n’étaient que plaies et boursouflures. Plus de bouche et plus de nez, plus de doigts et plus d’orteils.
Ils ont passé à la question ce lépreux, qui, au mépris de toutes les ordonnances, avait quitté les enclos réservés à ceux que Dieu a punis en les livrant au mal rongeur.
L’homme se nommait Bazin. Il prétendait avoir été prêtre, et, après qu’on l’eut menacé du feu purificateur, il avoua que lui et les siens avaient reçu mission d’empoisonner les puits, les fontaines, les sources, les blés, les vins, « en vue de faire périr ceux qui n’étaient pas comme eux », ou bien de les faire dévorer par la lèpre et qu’ils subissent ainsi, eux aussi, cette malédiction.
Bazin confessa qu’il existait une grande conspiration liant les lépreux du monde entier pour se partager les royaumes et les biens de la terre. L’un d’eux serait roi de France, un autre comte de Valois, un troisième abbé de Marmoutier, et chacun aurait sa part.
On le soumit à la « géhenne » renforcée afin de lui arracher tout ce qu’il savait de cette oeuvre démoniaque.
On apprit d’abord que le poison était un mélange de sang humain, d’urine et de trois herbes, puis on mettait à macérer dans cette mixture des hosties.
Quand on eut broyé l’un des genoux de Bazin et qu’on l’eut menacé de faire éclater l’autre à coups de maillet, il livra ses derniers secrets.
L’ordre avait été donné par les rois maures de Grenade et de Tunis d’empoisonner les chrétiens. Ces souverains avaient, par écrit, transmis leur volonté et la composition du poison aux Juifs, à charge pour ces derniers, en échange d’argent, de convaincre les lépreux du monde d’agir contre les chrétiens.
Un Juif nommé Samson avait reçu les lettres des rois maures et convoqué les lépreux d’Occident afin qu’ils exécutent cette besogne maléfique. Après quoi les royaumes chrétiens deviendraient leur butin.
Moi, Hugues de Thorenc, comte de Villeneuve, j’étais auprès du roi quand on lui révéla cette conspiration qui avait pour but de détruire la Chrétienté.
Philippe V prit aussitôt un édit enjoignant que les coupables soient livrés aux flammes, les autres enfermés perpétuellement dans les ladreries, et si quelque lépreuse coupable était enceinte, elle serait conservée jusqu’à ce qu’elle eût accouché, puis livrée aux flammes.
Bazin, le prêtre excommunié et lépreux, périt ainsi par le feu.
Après lui, les flammes des bûchers dévorèrent des milliers de lépreux et de Juifs.
En Languedoc on en brûla six cents en un seul jour.
À Chinon, cent soixante Juifs durent sauter dans une fosse où l’on avait entassé des fagots de branches sèches dont les flammes vives et affamées attendaient leurs proies.
On dit même que « beaucoup de femmes veuves firent jeter dans le feu leurs propres enfants de peur qu’ils ne leur fussent enlevés pour être baptisés par les chrétiens assistant à ce supplice ».
Des bûchers furent aussi dressés à Paris aux carrefours, sur la place de Grève, devant une grande foule hurlante au premier rang de laquelle se trouvaient des nobles.
Dieu n’a pas voulu cela. Je le sais.
Et je n’ai pas désiré voir les corps se tordre, agrippés, enlacés par les flammes.
J’ai quitté la cour du roi pour regagner mon fief.
Du haut de la cour carrée du château des Villeneuve de Thorenc, construit par mon aïeul Martin de Thorenc, j’aperçois les cimes enneigées, et la mer, ce ciel renversé.
Ce théâtre du monde aux couleurs de vitrail m’apaise. J’oublie la cruauté des hommes entre eux. Mais si Dieu n’a pas voulu cela, Il a laissé les hommes devenir les vassaux de Satan.
Il n’a pas voulu cela, mais, l’heure venue, Il jugera chacun de nous.
C’est pour me préparer à comparaître devant Lui que j’ai décidé d’écrire cette histoire de ma lignée, qui est aussi la chronique des rois de France.
Car, depuis mon aïeul Martin Villeneuve de Thorenc, le roi de France est notre suzerain.
Aux côtés de Philippe Auguste, le Conquérant, il y eut un Eudes de Thorenc, puis un Henri Villeneuve de Thorenc.
Le fils de ce dernier, Denis de Thorenc, servit Louis IX, le Croisé, le Juste, le Saint. Et moi, Hugues de Thorenc, comte de Villeneuve, j’ai donné conseil à Philippe IV le Bel, celui que j’ai nommé l’Énigmatique ; j’ai mis ma plume et mon glaive à son service, puis à celui de son fils Philippe V le Long.
J’avais été écuyer de Louis IX, son aïeul. J’avais quatorze ans l’année de sa mort à Carthage, en croisade, le 25 août 1270. Mon père, Denis de Thorenc, était alors à ses côtés.
La lignée des Thorenc a donc chevauché aux côtés de celle des Capétiens.
Pour la gloire de Notre Seigneur Jésus-Christ, je m’en vais tenir chroniques croisées de ces deux lignées.
Je prie Dieu qu’Il me laisse achever ma tâche, la dernière en ce monde où hommes, femmes et enfants vivants deviennent pièces de bois pour les bûchers.