sixième partie
(1223-1226)
« Pas un pouce de la terre que mon père m’a laissée en mourant ne sera rendu aux Anglais. »
Louis VIII.
37.
« Le sceptre et la couronne de France, j’ai vu le prince Louis s’en saisir le 6 août 1223 dans la cathédrale de Reims.
Il était agenouillé face à l’autel, dans la grande nef.
Et, poursuit Henri de Thorenc, quand il s’est redressé, il était devenu le roi de France Louis VIII.
Quand il est réapparu sur le parvis de la cathédrale, la foule assemblée l’a acclamé. Les mendiants tendaient leurs mains, les malades montraient leurs plaies. On entendait crier : “Le roi te touche, Dieu te guérit !”
Sur ordre du roi, on a lancé des poignées de pièces à la foule, et ce fut le tumulte des pauvres ressemblant à des bêtes affamées qui se disputent des lambeaux de viande ou quelques poignées de grains.
Louis VIII ne s’est pas avancé, il n’a pas touché les écrouelles.
Avec le plat de mon glaive, j’ai ouvert au roi un passage parmi ces mendiants aux mains et aux visages noirs.
Peu après, nous chevauchions dans la campagne rousse aux couleurs de la moisson.
« Le roi menait grand galop et je retrouvais, à le suivre, les émotions que m’avait données son père, mon suzerain Philippe Auguste. Mais j’étais vieux et le roi Louis VIII, lui, n’avait que trente-six ans.
Il était de petite taille, maigre, mais chacun de ses gestes, chacune de ses paroles révélaient l’énergie qui brûlait en lui, grande flamme vive qui faisait briller ses yeux et oublier la pâleur de son visage et la modestie de sa stature.
Il était roi d’âme et de corps, et tous ceux qui le voyaient ne pouvaient douter de sa majesté.
Les Parisiens qui attendaient son retour ne s’y trompèrent pas et l’acclamèrent. Je me souvins alors des cris de joie qui avaient accueilli Philippe Auguste au lendemain de la victoire de Bouvines.
Louis VIII était l’héritier légitime et sacré de son père. Et quand nous, ses chevaliers, fûmes rassemblés autour de lui dans la tour du Louvre, il dit d’une voix drue :
“Pas un pouce de la terre que mon père m’a laissée en mourant ne sera rendu aux Anglais !”
Nous criâmes “Vive le roi !”, et, parce que Blanche de Castille s’était approchée, nous lançâmes aussi « Vive la reine ! »
Nos voix résonnèrent sous les voûtes et je sus que le royaume de France serait désormais le plus grand de la Chrétienté.
Je pouvais maintenant songer à m’allonger aux côtés de Philippe II Auguste, le Conquérant. »
J’ai lu cette dernière phrase d’Henri de Thorenc le coeur empli d’émotion. Et j’ai prié pour l’âme de mon aïeul afin que le Seigneur la place, auprès de Lui, entre celles de Philippe Auguste et de Louis VIII.
Car le règne du fils n’a duré que trois années. Louis VIII est mort le 8 novembre 1226 en Auvergne, à Montpensier, et Henri de Thorenc a pu encore assister, en la cathédrale de Reims, le 29 novembre, au sacre de Louis IX, fils du défunt.
Puis, le 7 décembre 1226, Henri de Thorenc s’en est allé à son tour, laissant à sa lignée un fils, Denis, le château et le fief de Villeneuve de Thorenc, et cette chronique qui s’achève sur le sacre d’un nouveau grand Capétien, Louis IX le Juste, qui sera sanctifié.
Je reprends la chronique de mon aïeul alors qu’il n’imagine pas que le roi Louis VIII, qu’il vient de voir sacrer à Reims, mourra dans à peine trois ans, et avant lui.
Henri de Thorenc est plein de fierté et d’assurance pour le nouveau règne qui commence. « Il n’est personne, écrit-il au début de l’année 1224, qui ne respecte la majesté royale. La Normandie ne lève pas la tête. La Flandre ne refuse pas de courber humblement le cou sous le joug d’un tel maître. »
Il ne rappelle pas qu’au nom d’Henri III, roi d’Angleterre, les barons qui soutiennent les Plantagenêts réclament la restitution des fiefs que Philippe Auguste a arrachés à Jean sans Terre.
Nous chevauchâmes en Poitou, se borne à indiquer Henri de Thorenc, où villes et barons se faisaient une guerre perpétuelle.
Le roi Louis VIII partit de Tours à la fin de juin 1224. J’étais à ses côtés.
Il décidait avec la même promptitude que le roi Philippe, et, comme lui, préférait conquérir en achetant les hommes qu’en les éventrant. Le roi s’en fut donc en Poitou, et avec lui ses chevaliers, mais les glaives restèrent au fourreau et il termina la guerre avec maints écrins de joyaux, maints tonneaux remplis de deniers.
Ainsi le sénéchal d’Aquitaine se détacha du service d’Henri III d’Angleterre, et Savari de Mauléon, qui tenait La Rochelle, accepta les offres du roi et livra la ville.
Les barons de Thouars et de Châtellerault se vendirent un bon prix.
Les évêques et les bourgeois de Limoges, de Périgueux, de Cahors rallièrent le roi de France.
Seule Bordeaux, qui fait commerce de vins avec l’Angleterre, refusa de se joindre au royaume de France.
Mais quand, au mois de septembre 1224, nous franchîmes les portes de Paris, la foule acclama le roi qui venait d’ajouter au collier royal la perle du Poitou.
38.
Il y avait des perles plus grosses et plus brillantes que le Poitou avec lesquelles on pouvait enrichir le collier royal, écrit Henri de Thorenc. L’Aquitaine était la plus attirante, avec ses vignes, ses villes grasses et riches.
Mais Louis VIII avait appris de son père la prudence.
Louis était aussi valeureux que Philippe Auguste, aussi désireux que lui d’augmenter le domaine royal, mais il ne succombait pas à l’avidité et à la témérité.
Il essaya de corrompre l’archevêque de Bordeaux afin qu’on ouvrît aux chevaliers de France les portes de la ville. L’entreprise échoua. Mais Louis ne renonça pas.
« À mon fils Louis le Neuvième, mon héritier, auquel je remets en possession directe la Normandie et le Trésor royal, je lègue le devoir de conquérir l’Aquitaine », dit-il à ses barons et chevaliers assemblés.
Louis le Neuvième n’était alors qu’un enfant de dix ans, mais je ne doutais pas que, portant l’oriflamme du roi de France, il serait vainqueur de ce tournoi contre l’Anglais.
Cette confiance dans la puissance du royaume de France, le pape Honorius III et les évêques du Languedoc comme ceux du pays de Toulouse la partageaient.
J’ai entendu le légat du pape, le cardinal de Saint-Ange, inviter Louis VIII à prendre la tête de la croisade qui achèverait de réduire l’hérésie albigeoise.
« Sire, disait le cardinal-légat, il faut agir au nom de la gloire de votre race, pour le plus grand bien de votre honneur et de votre salut. »
J’ai admiré l’impassibilité du roi qui me rappelait celle de Philippe Auguste avant qu’un accès de colère ne vienne la briser.
Louis VIII restait maître de lui-même, ne cédant jamais à la violence, énonçant d’une voix calme ses exigences.
La croisade devait être conduite par des évêques du royaume de France. L’Église en paierait les frais. Le roi de France et son armée auraient pleine liberté d’agir, et les croisés jouiraient des mêmes indulgences que s’ils allaient à Jérusalem. Les domaines du comte de Toulouse et des autres seigneurs du Languedoc, hérétiques ou fauteurs d’hérésie, reviendraient au roi ou à ceux qu’il désignerait.
J’ai vu la silhouette du cardinal de Saint-Ange s’affaisser au fur et à mesure que Louis VIII égrenait ces conditions.
Il s’inclina, se retira, revint quelques semaines plus tard, porteur d’un nouveau message d’Honorius III.
Le souverain pontife n’évoquait plus la croisade, mais les menaces que Louis VIII pourrait faire peser sur Raimond VII, comte de Toulouse :
« Raimond craint tellement la puissance de Votre grandeur, écrivait Honorius III, que s’il vous sait prêt à employer toutes vos forces contre lui, il n’osera plus tergiverser et obéira aux ordres de l’Église. »
La réponse de Louis VIII fusa, nette et brève : que l’Église trouve seule les moyens d’agir pour ramener le comte de Toulouse dans le droit chemin !
Je n’en avais jamais douté, mais Louis VIII venait d’administrer la preuve qu’il était, lui aussi, un grand roi capétien…
Il l’est pour une autre raison qu’Henri de Thorenc ne mentionne pas dans sa chronique.
Louis VIII entend que le pouvoir royal soit le glaive et le bouclier de ses sujets. Il les châtie et les protège. Il veut que l’ordre règne dans le royaume de France.
Mais le peuple du royaume subit « le feu sacré, le feu divin » : la peste, la lèpre.
Le roi participe aux processions, aux prières publiques, aux supplications. Il distribue des semences et du grain quand la famine accable les plus pauvres qui meurent par milliers, mangeant des herbes et des racines, des bêtes crevées et du marc de vin en guise de pain.
Les campagnes sont parcourues par des bandes de routiers qui pillent, violent et tuent. Ils brûlent les églises après les avoir dévalisées. Ils emmènent des troupeaux de prêtres et de religieux. Ils les forcent à chanter, les flagellent, exigent le paiement de rançons pour les libérer.
Ces démons foulent aux pieds les hosties consacrées et, des linges des autels, font des voiles pour leurs concubines.
Les chevaliers du roi encerclent ces routiers, noient des dizaines d’entre eux, égorgent les autres, crèvent les yeux à ceux qu’ils ne tuent pas.
Le roi attire d’autres bandes de soldats errants en leur promettant de leur verser leur solde. Ils accourent. Les sergents à cheval les chargent, les massacrent. Dix mille routiers sont tués après être tombés dans un autre piège.
« Ils se sont laissés saigner comme des moutons à l’abattoir. On trouva dans leur camp un amas de croix d’église, de calices d’or et d’argent, de bijoux portés par le millier de femmes qui les suivaient. »
Ainsi passe la justice du roi.
Elle frappe aussi les sujets qui s’organisent en confrérie dont les membres portent un capuchon de toile ou de laine blanche. Ils veulent constituer une « armée de la paix » capable de s’attaquer aux « routiers », mais refusent « insolemment l’obéissance aux grands… Ce peuple sot et indiscipliné a atteint le comble de la démence, écrit un témoin des actions et lecteur des écrits de cette Secta Caputiatorum. Ce peuple de capuchonnés ose signifier aux vicomtes et aux princes qu’il leur faut traiter leurs sujets avec plus de douceur sous peine d’éprouver bientôt les effets de son indignation… Ce fut, dans le royaume de France, un entraînement général qui poussa le peuple à se révolter contre les puissances. Bonne au début, son oeuvre ne fut que celle de Satan déguisé en ange de lumière… ».
Le roi aida les seigneurs, les archevêques et les évêques à débarrasser le royaume de cette secte fanatique. Les capuchonnés furent traqués comme des brigands et on lâcha contre eux ces routiers qu’on avait d’abord poursuivis et voulu exterminer.
Mais, entre deux maux, il fallait choisir, et les routiers, pillards cruels, étaient aussi des « piétons » et des « sergents » aguerris, qui, soldés, constituaient la « piétaille » de l’armée du roi de France.
Or le pape Honorius III et Louis VIII avaient besoin d’une armée royale puissante, glaive de la croisade à laquelle l’Église s’était résolue, malgré les conditions énoncées par le roi de France, l’hérésie en Languedoc n’ayant cessé de se développer.
À la fin du mois de mai 1226, écrit Henri de Thorenc dont je reprends ici la chronique, l’armée royale quitta Bourges pour gagner le Languedoc par Lyon et la vallée du Rhône.
On suivit la rive gauche du fleuve, effrayant ainsi les hérétiques du Dauphiné et de Provence, montrant la bannière à fleurs de lis au peuple du royaume d’Arles, terre de l’Empire romain et germanique de Frédéric II. On franchit le Rhône en Avignon et l’on mit le siège devant cette ville grosse d’hérétiques de toutes espèces, de fidèles de Raimond VII de Toulouse, vénéré là comme un sauveur.
On dressa le camp, on monta des machines de siège pour tenter d’ouvrir une brèche dans les puissants remparts.
Le cardinal de Saint-Ange, légat du pape, vint haranguer le roi et ses chevaliers :
« Il faut purger Avignon, dit-il, et venger l’injure faite au Christ ! »
La faim et la chaleur nous terrassaient. Des piétons et des chevaliers abandonnaient le siège. Les hommes tombaient, accablés par le soleil et la fièvre, et le roi Louis VIII lui-même succomba un temps à la maladie. Lorsqu’il fut rétabli, on lança en vain un assaut où trois mille hommes furent tués.
Avec sagesse le roi décida de ne plus tenter de prendre la ville de vive force. Il fit creuser un profond fossé entourant les remparts. Et, à la fin août 1226, les Avignonnais, affamés eux aussi, craignant le sort meurtrier qui avait frappé la population de Béziers et de Marmande, se rendirent.
Le Dieu clément et miséricordieux inspira le roi de France.
Il y eut remparts et maisons fortifiées détruits, fossés comblés, armes et machines de guerre livrées, contribution de six mille marcs d’argent versée, un moine de Cluny fut choisi comme évêque, et trente chevaliers entretenus pendant trois ans en Terre sainte par les marchands et les manieurs d’argent, mais aucun habitant ne fut égorgé, brûlé ou pendu. On n’entendit pas de cris d’effroi, et le sang ne coula pas. Ainsi la chute d’Avignon, ville forte, annihila la volonté de résister, et les conditions de sa reddition incitèrent à imiter son exemple.
« Une telle stupeur frappa les peuples de tout le pays que les villes jusqu’alors indomptées et toujours rebelles envoyèrent au roi des députés, avec des présents, pour déclarer qu’elles se livraient et étaient prêtes à obéir.
Nîmes, Beaucaire, Narbonne, Carcassonne, Montpellier, Castres se livrèrent.
Je lus au roi leur lettre de soumission :
“Nous baignons de nos pleurs, ô illustre Seigneur, les pieds de Votre Majesté et supplions Votre Altesse, avec des prières pleines de larmes, de recevoir miséricordieusement vos esclaves sous le voile de vos ailes.”
« Nous reprîmes, victorieux, le chemin de Paris par la route d’Auvergne. En ce mois d’octobre 1226, les sommets et vallées étaient ensevelis sous le brouillard et la pluie. Les arbres noirs pleuraient. »
39.
« Ce sont en effet jours de pleurs qui commencent en octobre 1226 », écrit Henri de Thorenc aux dernières pages de sa chronique.
Il mourut à Paris le 7 décembre 1226, veillé par Denis de Thorenc, son fils de douze ans.
C’était l’âge de Louis le Neuvième, fils de Louis VIII. L’enfant royal venait d’être sacré à Reims, le 29 novembre.
Je crois qu’Henri de Thorenc est, de ce fait, mort apaisé alors que les dernières pages de sa chronique étaient empreintes de son anxiété :
« Nous cheminons sur les routes d’Auvergne, écrivit-il. Le roi Louis le Huitième est allongé sur une litière à laquelle sont attelés des hommes et des chevaux.
Son visage est gris comme une mauvaise terre. Il vomit, le front et les joues couverts de sueur, et c’est comme si recommençait l’agonie de Philippe Auguste.
À Montpensier, le roi demanda qu’on fît halte.
On l’entoura. C’était le 3 novembre 1226.
Il nous demanda de jurer de faire couronner son fils Louis le Neuvième bien qu’il ne fût encore qu’un enfant de douze ans.
Il y avait autour de sa couche un bâtard légitimé, demi-frère du roi, fils d’Agnès de Méran, Philippe Hurepel, comte de Boulogne, des évêques et des archevêques, les comtes de Montfort et de Sancerre.
Mais manquaient de puissants barons et, parmi eux, le comte Thibaud IV de Champagne.
« Seigneur, punissez-moi si je répands la calomnie, mais elle courait de l’un à l’autre !
Elle chuchotait que Louis VIII ne mourait pas d’une fièvre contractée durant le siège d’Avignon, dans la chaleur poisseuse des rives du Rhône, mais du poison versé par un sbire de Thibaud IV. Car on prétendait que le comte de Champagne brûlait d’amour pour la reine Blanche de Castille.
« Enfin Dieu décida, le 8 novembre 1226, d’arracher le roi à ses souffrances et de l’appeler auprès de Lui.
J’ai prié au chevet de mon souverain comme je l’avais fait pour son père Philippe Auguste, et je me suis abîmé dans le mystère des desseins de ce Dieu qui rappelait le fils Louis VIII si peu d’années après le père.
Dans quelles intentions Dieu laisse-t-Il la couronne de France et le sceptre royal sur la tête et entre les mains d’un enfant ?
Moi, j’ai foi en l’amour de Dieu pour le royaume, et donc pour son jeune roi, Louis IX. »