sixième partie


(1314)

« Roi, de l’autrui tant as déjà pris

Que de Dieu ni d’hommes n’as pris

…………………………………..

Et pourquoi aurais-tu maison

En ciel, qui donnes occasion

À tes gens, qui n’est de coutume ?

Toute la France d’ire allumes. »

Chronique


de Geoffroy de Paris.


87.

Dieu a-t-Il écouté Jacques de Molay, qui, sur le bûcher, avait, affirmait-on, réclamé justice et vengeance ?

Je l’ai pensé quand j’ai vu la colère de Dieu frapper la plupart de ceux qui s’étaient acharnés, avec cruauté et avidité, sur les chevaliers du Temple, oubliant que cette milice du Christ avait eu pour parrain saint Bernard, et que c’était le créateur de l’Ordre cistercien qui avait rédigé les règles de l’Ordre.

En quelques mois, Guillaume de Nogaret, le pape Clément V, le roi de France, son conseiller Enguerrand de Marigny, et bien d’autres ont été, comme l’avait demandé Jacques de Molay, rappelés à Dieu.


Mais, en ces derniers mois du règne de Philippe le Bel, l’Énigmatique, la mort m’a paru la peine la plus légère que Dieu eût infligée aux bourreaux des Templiers, aux destructeurs de leur ordre.

J’ai cru, j’ai craint qu’il n’ait maudit la race capétienne. Car des trois fils de Philippe le Bel – Louis le Hutin, Philippe le Long, Charles le Bel –, aucun n’avait de descendance mâle. Et c’est la fille de Philippe le Bel, Isabelle, mariée au roi d’Angleterre, qui eut un fils.

Et il m’a même semblé que Dieu voulait que ceux qui avaient accablé les Templiers, les accusant de tous les vices, soient précipités dans la fange et que soient dévoilées leurs turpitudes aux yeux de tous leurs sujets.

J’ai vécu ces temps maudits et je dois encore, pour finir, en écrire la chronique.


Tout a commencé par des fêtes qui illuminèrent de mille cierges Notre-Dame et le palais royal, et jusqu’aux quais de la Seine. On célébrait la venue à Paris d’Isabelle, fille de Philippe le Bel, épouse du roi d’Angleterre Édouard II, venu en vassal du roi de France pour le duché de Guyenne.

J’ai admiré la beauté de la reine Isabelle :


La belle Isabelot

Hardiment bien dire ose

Que c’est des plus belles la rose

Le lis, la fleur et l’exemplaire,


récitaient les trouvères.

Mais il y avait, dans la moue dédaigneuse de la reine, l’expression d’une méchanceté qui m’avait inquiété, et je m’étais tenu à distance, craignant que son regard implacable ne me foudroie.

J’entendais les chuchotements des chevaliers de la Cour qui assuraient que le roi d’Angleterre était, bien plus qu’un mari, un sodomite et qu’Isabelle s’en était plaint à Philippe le Bel.


Après les fêtes de Paris, elle avait séjourné à Pontoise, et la première nuit, le feu avait pris dans le logis du roi et de la reine d’Angleterre ; ils avaient dû se sauver en chemise.

On dit que les épouses des frères d’Isabelle s’étaient moquées d’elle.

Elles étaient toutes trois les « brus » du roi :

Marguerite de Bourgogne, mariée en 1305 au fils aîné de Philippe le Bel, Louis le Hutin.

Jeanne d’Artois, mariée en 1307 à Philippe le Long, deuxième fils de Philippe le Bel.

Blanche d’Artois, soeur de Jeanne, qui avait épousé en 1308 le plus jeune fils de Philippe, Charles le Bel.


J’ai connu et côtoyé les fils du roi et leurs épouses.

J’ai succombé en leur compagnie à l’ennui qui les étouffait.

Je n’ai donc pas été surpris quand j’ai appris que Marguerite de Bourgogne et Blanche d’Artois avaient succombé à la tentation et commis le péché d’adultère.

Et l’effroi m’a saisi lorsque les sergents du roi ont arrêté les deux épouses et leurs amants, les frères Philippe et Gautier d’Aunay.

Je connaissais ces deux jeunes chevaliers de l’hôtel royal, insouciants et joyeux.

Et j’ai prié pour que la mort à laquelle ils étaient destinés les prenne vite, car j’imaginais que la vengeance du roi serait cruelle.


J’ai vu la fureur du roi se peindre sur son visage.

C’était sa fille Isabelle qui avait dénoncé ses belles-soeurs. Elle leur avait offert deux bourses de cuir rehaussé de pierreries, puis les avait aperçues à la ceinture de Philippe et de Gautier d’Aunay.

Elle avait averti Philippe le Bel, qui fit surveiller les deux chevaliers.

Le premier était l’amant de Blanche d’Artois.

Le second, celui de Marguerite de Bourgogne.

Quant à Jeanne d’Artois, elle était coupable de ne pas avoir dénoncé sa soeur et Marguerite, les coupables.


J’avais imaginé que le pire châtiment s’abattrait sur les deux chevaliers dont la liaison avec des femmes qui pouvaient être de futures reines capétiennes jetait un doute sur la pureté de sang de la lignée royale.

Le pire fut donc pire.

Les deux frères d’Aunay, qui avaient avoué, furent châtrés, et leurs sexes jetés aux chiens. Ils furent écorchés vifs sur la place du Martrai, à Pontoise, écartelés, décapités et suspendus au gibet public.

Leurs biens furent confisqués. Ceux qui les avaient aidés dans leur entreprise, favorisant les rencontres avec les épouses des fils du roi, ceux qui connaissaient l’existence de ces relations adultères parce qu’ils étaient au service des deux chevaliers ou des deux épouses furent noyés.

On traîna Marguerite et Blanche, tondues, vêtues d’une robe grossière, dans des cachots de Château-Gaillard.

Puis Marguerite fut placée dans une geôle ouverte aux vents d’hiver, et elle mourut de froid en quelques semaines.

Blanche d’Artois, au moment où j’écris, sept ans après le constat d’adultère, est encore enfermée à Château-Gaillard et son voeu est d’être autorisée à se cloîtrer, peut-être à prendre l’habit si l’annulation de son mariage est prononcée.

Quant à Jeanne, l’épouse de Philippe le Long, elle fut conduite à Dourdan dans un chariot couvert d’étoffes noires. Elle se lamentait, pleurait, criait à ceux qui s’arrêtaient pour la regarder passer :

« Pour Dieu, dites à Monseigneur Philippe que je meurs sans péché ! »

Je l’ai vu reine de France lorsque Philippe le Long monta sur le trône, comme Philippe V, succédant à son frère Louis le Hutin qui n’avait régné que deux années.

Car Philippe le Bel, l’Énigmatique, était mort le 29 novembre 1314.


88.

Je l’avais depuis des mois pressenti : les temps maudits que nous vivions allaient emporter le roi, bien qu’il fût, à quarante-six ans, un homme vigoureux tenant toujours droite sa haute stature. Mais je voyais de la lassitude dans ses yeux.


Les barons du Nord se regroupaient en ligue, et d’autres unions de vassaux se formaient dans le royaume.

On regrettait le temps béni du Juste Saint Louis.

On murmurait contre Philippe le Bel :


Ainsi lui fut dit pleinement

Qu’il allait contre le serment

Qu’il avait à Reims donné

Quant eut été Roi couronné.


On l’accusait de dilapider l’argent royal en l’offrant à ses conseillers, lesquels s’enrichissaient alors que le royaume devait payer de nouveaux impôts.


Roi encore as-tu eu

Au moins l’ont tes gens reçu

Des Templiers et l’argent et l’or

Qui doit être en ton Trésor…


On le comparait : « Les rois qui avant toi régnèrent… »

Et la mémoire garde souvenir des bûchers allumés pour les Templiers et des supplices infligés aux frères d’Aunay, tous châtiments qui paraissent démesurés.


Avec son armée, ses baillis, ses chevaliers fidèles – j’étais l’un d’eux –, ses sergents, le roi n’était certes pas en péril.

Mais ses trois fils n’avaient pas de descendants mâles et il en était préoccupé.

Je lisais cette inquiétude dans ses yeux au regard voilé.

Et puis, la mort est venue et je n’en fus pas surpris.


Il chassait à bride abattue, tomba de cheval, se brisa la jambe et l’infection alimenta d’un feu ardent de fortes fièvres.

C’était à la fin du mois d’octobre 1314.

Par l’Aisne et l’Oise, il gagna Passy, couché dans une grande barque, puis on le transporta à Fontainebleau, là où il était né et voulait mourir.

Et Dieu le rappela à Lui, le 29 novembre 1314.


Par la Seine, on ramena le corps à Paris.

Il fut déposé au couvent des Bernardins, et embaumé.

Le 2 décembre, les obsèques eurent lieu à Notre-Dame, puis le corps fut porté sur une litière jusqu’à Saint-Denis.

Il était couronné, le visage découvert, portant le sceptre et la main de justice.

Il était enveloppé dans un drap d’or et un manteau fourré d’hermine.

Il fut inhumé le 3 décembre à Saint-Denis et son coeur confié aux dominicains du couvent de Poissy.


J’ai pleuré sa mort.

Je savais que j’allais désormais servir les fils de Philippe le Bel. Mais ma vie féconde, celle dont je voulais écrire la chronique, s’achevait avec la mort du roi énigmatique.

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