deuxième partie


(1285-1297)

« Monseigneur le Roi… ne hait personne, n’envie personne, il aime tout le monde. Plein de grâce et de charité, pieux, miséricordieux, suivant toujours la vérité et la justice, jamais la détraction ne trouve grâce dans sa bouche. Fervent dans la foi, religieux dans sa vie, bâtissant des basiliques, pratiquant les oeuvres de piété, beau de visage et charmant d’aspect, agréable à tous, même à ses ennemis quand ils sont en présence, Dieu fait aux malades des miracles évidents par ses mains… »

Guillaume de Nogaret.


69.

Philippe IV le Bel était mon suzerain.

Dieu l’avait choisi et l’Église l’avait sacré à Reims.

Il était le petit-fils de Saint Louis et je l’ai vu, lors de ses ultimes moments, le 28 novembre 1314, refuser de prendre un « lait de poule » parce que c’était jour de jeûne, imitant en cela Louis, son saint aïeul.

Je l’ai entendu ce même jour, dernier jour de sa vie, exhorter son fils Louis, qui devait lui succéder, à aimer Dieu, à révérer l’Église, à la défendre, à être assidu aux offices, à s’entourer de bonnes gens, à s’habiller modestement.

Il le mit aussi en garde contre les « grandeurs humaines » qui ne sont le plus souvent qu’illusions fugaces et tromperies diaboliques.


Lorsque j’ai rapporté ces derniers instants du roi, ces ultimes paroles, d’aucuns se sont détournés et j’ai lu dans leurs regards qu’ils me considéraient comme un benêt, une dupe, peut-être un menteur.

J’ai répété ce que j’avais vu et entendu. J’ai ajouté que, tout au long de ma vie, j’avais côtoyé le roi et l’avais accompagné chaque jour célébrer le Seigneur en suivant la messe, en communiant, en se confessant.

Mais je dois à la vérité de dire que je n’ignorais rien de la véritable guerre qui l’avait opposé au souverain pontife, Boniface VIII, ni de la manière dont il avait laissé détruire l’ordre du Temple dont tous les Villeneuve de Thorenc, mes ancêtres, avaient été chevaliers, même si aucun des miens n’avait participé aux décisions de l’Ordre.

Je sais aussi que Philippe IV le Bel pouvait se montrer violent, cruel et injuste.

Et je ne répéterai pas ce que mon père, par contraste, n’avait cessé de dire de Louis IX : que ce roi était juste, pieux, un saint homme que l’Église, enfin, en 1297, avait reconnu pour tel. Philippe le Bel s’était d’ailleurs employé à ce que le procès en canonisation de son grand-père aboutisse.


Je n’ignore donc pas les jugements sévères qu’on a portés sur lui. L’évêque de Pamiers, Bernard Saisset, qui fut l’une de ses victimes, a confié :

« Notre roi ressemble au duc, le plus beau des oiseaux, et qui ne vaut rien. C’est le plus bel homme du monde, mais il ne sait que regarder les gens fixement sans parler. »

Et je me souviens du mépris que l’évêque exprimait lorsqu’il avait ajouté :

« Ce roi n’est ni un homme, ni une bête ; c’est une statue. »


Moi, j’ai vu au contraire le roi affable, rendant leur salut à des ribauds, écoutant leurs doléances.

Je l’ai vu, beau, blanc et blond, grand et fort, plein de grâce, de douceur et de droiture.

Mais certains, qui ne pouvaient nier cette apparence, ces attitudes de gentilhomme, murmuraient que le roi était un homme sans volonté qui se laissait aveuglément mener par des vilains, des traîtres, des voleurs qui avaient conquis sa confiance.

Ils affirmaient que le roi négligeait ses devoirs, qu’il ne se souciait que de chasser, abandonnant à des étrangers, des Flamands, à de vils conseillers, les affaires du royaume, tout comme son père Philippe III le Hardi les avait abandonnées à son favori, Pierre de la Broce.

J’ai lu ce qu’on écrivait du roi, grugé, dupé par les « vilains » qui le conseillaient :


Les receveurs ont l’avoir

Et le Roi a la réputation de prendre…

Le Conseil du Roy prend et partage

Et le Roi a la moindre part

Mais le Roi ne doit plus être enfant

Il pourrait connaître

Qui lui donne ou pain ou pierre…


Mais que penser alors du moine de Saint-Denis, frère Yves, qui, témoin de la mort du roi, a su brosser ce portrait de l’homme qu’il avait côtoyé et vu affronter la mort :

« Ce roi était très beau, suffisamment lettré, affable d’aspect, de moeurs très honnêtes, humble, doux, trop humble, trop doux, exact aux offices divins. Il fuyait les mauvaises conversations. Il pratiquait le jeûne, il portait un cilice ; il se faisait administrer la discipline par son confesseur avec une chaînette. Simple et bienveillant, il croyait que tout le monde était animé d’excellentes intentions ; cela le rendait trop confiant et ses conseillers en abusaient. »


J’ai connu ces conseillers sans jamais avoir participé au Conseil du roi.

Je n’étais qu’un chevalier qui se tenait à portée de voix et qui pouvait donc aussi bien entendre les propos des conseillers que ceux de la reine Jeanne de Navarre ou de Charles de Valois, frère du roi.

Et j’écoutais aussi ces seigneurs, ces chroniqueurs qui jugeaient que le roi favorisait les gredins, les étrangers, les roturiers :


Le Roi qui est dur et tendre

Est dur aux siens et doux aux étrangers

France est condamnée à la servitude

Car Français n’y sont point écoutés

Qui sont nés de leur droite mère

Ils sont aujourd’hui mis en arrière.


Mais ces conseillers, même s’ils n’étaient point natifs d’Île-de-France, avaient choisi de servir Philippe IV le Bel avec la fidélité de vassaux. Ils avaient voué leur vie au roi de France.

Ainsi Pierre Flote, que le roi retenait souvent auprès de lui, était issu d’une famille noble du Dauphiné. Il avait étudié le droit à Montpellier. Étranger ? Je sais qu’il est mort en chevalier français à la bataille de Courtrai, le 11 juillet 1302, aux côtés de Robert II d’Artois, neveu de Saint Louis.

Un autre conseiller, Enguerrand de Marigny, était normand, et c’est la reine Jeanne qui l’avait fait entrer dans le cercle des proches du roi. Je ne peux le juger. Hardi financier, il rassembla sur sa tête toutes les haines et les jalousies et la mort du roi le livra à ses ennemis.

Quant à Guillaume de Nogaret, qui, après la mort de Pierre Flote, devint le plus proche conseiller du roi, il était né à Saint-Félix-en-Lauragais, non loin de Toulouse. Ceux qui le craignaient disaient qu’il était la « hache » du roi. Il voulait qu’on le nommât « chevalier du roi de France ». Pour le service du roi il osa affronter le pape Boniface VIII, et fut pour cela excommunié.

Lui aussi, comme Enguerrand de Marigny, finit frappé par la foudre de la haine.


De Guillaume de Nogaret, je retiens le portrait qu’il a tracé de Philippe le Bel alors même que l’on présentait ce conseiller comme un démon :

« Monseigneur le roi, écrivait-il, est de la race des rois de France qui tous, depuis le temps du roi Pépin, ont été religieux, fervents champions de la foi, vigoureux défenseurs de la Sainte Mère l’Église. Avant, pendant et après son mariage, il a été chaste, humble, modeste de visage et de langue. Jamais il ne se met en colère, il ne hait personne, il n’envie personne, il aime tout le monde. Plein de grâce et de charité, pieux, miséricordieux, suivant toujours la vérité et la justice, jamais la détraction ne trouve place dans sa bouche. Fervent dans la foi, religieux dans sa vie, bâtissant des basiliques, pratiquant les oeuvres de piété, beau de visage et charmant d’aspect, agréable à tous, même à ses ennemis quand ils sont en sa présence, Dieu fait aux malades des miracles évidents par ses mains. »


Je lis et je relis ces lignes et y vois la vérité couverte par le voile de l’apologie.

J’ai connu Philippe le Bel sombre et violent.

Je l’ai entendu menacer ceux qui se dressaient contre lui ou dont il pensait qu’ils étaient ses ennemis.

Et sa main, alors, n’hésitait pas à montrer à ses proches ceux qu’il fallait frapper et faire plier, qu’ils fussent évêques, souverain pontife ou grand maître de l’ordre du Temple.


Philippe le Bel n’était donc pas seulement un affable souverain « plein de grâce et de charité ».

Il savait se montrer impitoyable.

Il était bien le véritable héritier de cette lignée capétienne dont tous les rois ont pensé qu’ils ne devaient rendre compte de leurs actes qu’à Dieu.

Maintenant que la mort m’a éloigné de lui, il a pris place dans ma mémoire aux côtés des autres souverains que j’ai servis. Et d’abord de Saint Louis, celui dont mon père m’a si longuement parlé.

Je sais que Philippe IV le Bel n’a pas eu l’âme limpide d’un Saint Louis.

Son âme fut double, voire trouble.

Voilà pourquoi je l’ai nommé l’Énigmatique.


70.

J’entrais dans ma trentième année lors du sacre du roi de France à Reims, le 6 janvier 1286.

Je me tenais à quelques pas derrière ce jeune souverain d’à peine dix-huit ans et j’étais ému de voir s’avancer vers lui ces infirmes, ces scrofuleux qui l’imploraient. Ils étaient vêtus de haillons, certains s’appuyaient sur la fourche d’une branche qu’ils avaient glissée sous l’une de leurs aisselles, d’autres exhibaient leurs plaies purulentes. Le roi, si blond, si beau qu’il paraissait entouré d’un halo, tendait ses mains, touchait les écrouelles, et les malheureux s’agenouillaient, remerciaient, bénissaient, priaient que le Seigneur voulût protéger le roi, faiseur de miracles.

Ce jour-là, sur le parvis de la cathédrale, puis dans le palais épiscopal, il m’eût semblé folie de penser qu’un jour j’appellerais Philippe IV le Bel, l’Énigmatique.

Mais ce jour est vite venu.


Le 5 juin de cette même année, j’étais au palais royal du Louvre, parmi la foule des chevaliers et barons du royaume, pour assister au serment de vassalité que le roi d’Angleterre, Édouard Ier, devait prêter à son suzerain le roi de France.

Édouard Ier était arrivé quelques jours auparavant, accueilli comme un frère par Philippe le Bel qui lui avait témoigné son affection.

J’observai le roi de France. Un sourire bienveillant conférait à son visage une expression de bonté.

Mais je savais que cet accueil, ces protestations d’amitié, les festins, les fêtes, les danses, les musiques et les chants masquaient la résolution de Philippe d’obtenir ce serment de vassalité pour le domaine Plantagenêt qui s’étendait de la Charente aux Pyrénées, à l’exception de l’Armagnac.

Le roi de France fit mine de ne pas entendre le chancelier d’Angleterre déclarer qu’Édouard Ier n’agissait là que par courtoisie, et protester contre les recours que les seigneurs de Guyenne et de Gascogne adressaient au roi de France sans se tourner d’abord vers leur seigneur direct, le roi d’Angleterre.

C’était là le piège de la vassalité dans lequel Édouard Ier tombait : ses vassaux pouvaient faire appel contre lui à Philippe IV le Bel.


J’avais entendu un conseiller du roi lui dire, sans que Philippe le Bel manifestât le moindre sentiment, de déni ou d’approbation :


On peut bien savoir et connaître

Qu’Anglais jamais Français aimât

Male discorde entre eux il y a

Jourd’hui sont en paix, demain en guerre…


Il y eut des rires dans le petit groupe qui entourait le roi, mais celui-ci ne cilla pas.

Et, pour la première fois, j’ai pensé que le roi de France savait dissimuler et feindre, et que, s’il était le Bel, il était bien aussi l’Énigmatique.


J’ai rencontré plus tard le moine italien Gilles de Rome qui avait été chargé par Philippe III le Hardi d’enseigner à Philippe, qui serait roi, comment les souverains devaient gouverner.

Gilles de Rome avait écrit un traité, Du gouvernement des Princes.

C’était un homme petit, brun de poil et de peau, à la parole lente et aux yeux pensifs. Il prêchait la juste mesure, entre audace et réserve, et continua de lui prodiguer des avis quand Philippe devint roi de France.

Cette prudence, cette manière feutrée d’agir sans que jamais pourtant la volonté ne se relâchât, je l’ai vue à l’oeuvre dans la manière dont Philippe dupa l’Anglais.


Il y avait chaque jour des rixes entre marins normands et bretons, d’un côté, anglais et gascons de l’autre. On s’affrontait dans les ports. On montait à l’abordage en pleine mer. On voulait contrôler les lieux de pêche et le commerce des vins. C’étaient actions de flibuste et de piraterie.

Philippe le Bel convoqua son vassal, le roi d’Angleterre, qui était cité à comparaître devant le parlement de Paris comme duc de Guyenne. S’il faisait défaut, il serait déchu.

Le piège conçu par les légistes s’était refermé.


Je vis arriver au Louvre le frère du roi d’Angleterre, Edmond de Lancastre. Il était accompagné de son épouse, la comtesse de Champagne, dont on assurait qu’elle avait de l’influence sur les deux reines, Marie de Brabant, veuve de Philippe III le Hardi, et Jeanne de Navarre, épouse de Philippe le Bel.

On entoura les Anglais de fêtes et d’amitié.

On vit Philippe le Bel accepter toutes les propositions d’Edmond de Lancastre. Il offrit l’occupation provisoire de villes et de ports : Bordeaux, Agen, Bayonne. Il fit de même pour de nombreuses forteresses. Il s’agissait, à ma grande surprise, de gages en attendant les résultats d’une enquête.

Et il proposa le mariage d’Édouard d’Angleterre et de Marguerite, sa soeur.

Pendant ce temps, Philippe le Bel faisait venir de Méditerranée vaisseaux, équipages, charpentiers de marine, et des troupes conduites par Charles de Valois, Robert d’Artois et Raoul de Nesle, connétable de France, occupaient le pays de Guyenne.

Puis Philippe le Bel fit constater l’absence de son vassal ; ce refus de comparaître entraînait la « commise » du fief Plantagenêt, et Marguerite refusa d’épouser Édouard.


« Le roi de France nous a frauduleusement enlevé notre terre de Gascogne, et il veut entreprendre maintenant la conquête de notre royaume, abolir la langue anglaise », écrivit Édouard d’Angleterre.

Je n’ai d’abord pas cru au projet d’une attaque des ports anglais par des navires français, ni d’une invasion du royaume Plantagenêt.

La placidité de Philippe le Bel et son mutisme étaient tels que je ne pouvais imaginer que ces projets étaient ceux du roi de France.

Puis j’ai appris qu’une escadre française avait fait irruption dans le port de Douvres.

Et que le Génois Benoît Zacharie, amiral du roi de France, avait dit qu’il fallait « mener le pays d’Angleterre à feu et à flammes ».

C’était bien la guerre qu’avait préparée et voulue Philippe le Bel, l’Énigmatique.


71.

J’avais hâte d’affronter l’Anglais, d’aller frapper d’estoc et de taille, mais, dans l’entourage du roi, on parlait davantage d’or et d’argent, de valeur des monnaies, d’usure, de taxes nouvelles que de grandes chevauchées.

Le roi écoutait.

« Le roi d’Angleterre, disait un conseiller, fait alliance par la force des livres sterling avec les princes d’autour du royaume qui doivent assaillir votre domaine de France de toutes parts à la fois. »

Édouard Ier comptait d’abord sur le comte de Flandre, Gui de Dampierre, qui venait de renier son serment de vassalité au roi de France.

Je m’attendais à ce que l’on rassemblât l’ost des chevaliers et que l’on chevauchât vers les cités de ce félon, mais Philippe le Bel parlait de la maltote, cet impôt qui venait d’être institué et contre lequel se dressaient les Normands, les habitants de Rouen, refusant de payer un denier par livre de transaction.

« Il n’est point de guerre sans or », répétait Philippe le Bel.

Il fallait soudoyer les Gallois et les Écossais, répondre à l’assaut de la livre sterling par la charge de la livre tournois. Or les caisses du Trésor royal étaient vides.

« Il faut prendre l’or là où il est », ajoutait le roi.


Je n’ai pas aimé cette guerre-là.

Des sergents du roi entrèrent dans les échoppes des changeurs lombards, ces Italiens de Prato, de Florence, de Venise, de Sienne, de Milan et de Plaisance. Ils prêtaient à usure. On les arrêta, on les spolia, mais on les relâcha, car leur commerce d’argent irriguait le royaume de France, et, sans eux, sans leurs prêts, on ne pouvait acheter ni glaives, ni armures, ni draps de laine, ni soieries.

Mais ces Italiens qu’on méprisait étaient chrétiens, et même si, parfois, on les accusait d’hérésie, ils étaient aussi les banquiers du pape ; on ne les persécutait pas.


Mais les Juifs, qui, eux aussi, faisaient commerce d’usure, étaient à merci.

Un jour d’avril 1288, toute la famille d’un Juif de Troyes, Isaac Châtelain, sans autres raisons que la haine qu’on portait à ce peuple accusé d’être coupable de la mort de Jésus-Christ et que la jalousie vouée à plus riche que soi, fut conduite au bûcher avec treize autres personnes, hommes, femmes, enfants, qui périrent dans les flammes.

On rapporta à Philippe le Bel qui en resta coi, le visage fermé, paraissant ne pas avoir entendu.

Mais il demanda que l’on saisisse toutes les créances détenues par les Juifs, afin de savoir ce qui, dans chaque contrat, était dû en somme prêtée – en principal – et en usure.

Les Juifs en de nombreuses cités furent arrêtés.

Ceux de la sénéchaussée de Beaucaire furent conduits au Châtelet de Paris comme otages, et ne furent relâchés qu’après avoir confessé le nombre et la nature de leurs contrats, et avoir versé au roi ce qui provenait de l’usure.

Les sommes ainsi obtenues ne furent jamais restituées aux débiteurs, mais conservées au Trésor royal.


Celui-ci était toujours exsangue.

Et l’on parlait de remuement des monnaies, de leur teneur en or et en argent, de la valeur de chacun de ces métaux précieux par rapport à l’autre.

Il y eut grand trouble quand le roi prit une ordonnance limitant pour chaque famille la possession de vaisselle en métal précieux. Ce qui était en sus devait être remis à la Monnaie royale.

Puis ce que l’on craignait advint : la part du métal précieux par pièce fut réduite, et l’on interdit l’exportation d’argent.


J’eus plusieurs fois le sentiment de vivre dans un royaume différent de celui que mes aïeux avaient bâti et connu, dont mon père m’avait retracé la geste glorieuse.

Je découvrais jour après jour que Philippe le Bel s’écartait du chemin tracé par son grand-père Saint Louis, ce chemin juste et droit que m’avait aussi indiqué mon père.

Or j’apprenais que même sur les terres de mon fief, autour du château de Villeneuve de Thorenc, les agents royaux harcelaient mes sujets, ceux auxquels je devais protection, qu’ils fussent paysans, bourgeois ou clercs.

Mais j’étais un vassal fidèle au roi, non un félon prêt à renier son serment d’allégeance et à rallier un autre suzerain.

Ce n’est qu’aujourd’hui, ma vie passée dans le respect de ma parole, que j’évoque cette pensée de félonie.

Sur l’heure, elle n’a jamais jailli en moi, même si je souffrais de voir les fleurs de lis plus souvent gravées sur une pièce que brodées sur une oriflamme.


72.

Un jour enfin, après une trop longue attente, le remuement des chevaux m’a fait oublier celui des monnaies.

Je chevauchais vers la Flandre avec les armées du roi. Nous allions faire rendre gorge au comte Gui de Dampierre qui avait noué alliance avec Édouard Ier d’Angleterre, après avoir refusé de comparaître, comme vassal, devant la cour royale.

Dampierre avait touché pour cette félonie trois cent mille livres avec lesquelles il avait recruté des chevaliers et des piétons soldés, des soudoyers allemands, brabançons et lorrains. Il comptait sur le comte de Bar, le duc de Brabant, le roi d’Allemagne, Adolphe de Nassau, et le comte Guillaume de Hollande.


J’ai admiré le calme de Philippe le Bel auquel on annonçait le rassemblement des contingents ennemis et qui continuait de chevaucher, impavide, sûr de notre force, et je retrouvais à ses côtés la joie d’être son vassal.

Il était un grand roi : pouvais-je lui reprocher sa prudence, son habileté, son souci de remplir les coffres du Trésor avant de partir en guerre ?

Nous assiégeâmes Lille.

Et de la plupart des villes de Flandre, à l’exception de Gand, vinrent des contingents de milice qui soutenaient le roi de France, se disant « gens de lis », Leliaerts, et soldés par les bourgeois des villes, ces patriciens qui refusaient de suivre Gui de Dampierre.


Le roi me demanda de rejoindre l’armée de Robert d’Artois qui affrontait les contingents allemands et brabançons qui s’étaient alignés devant la ville de Furnes, le 20 août 1297.

Nous chargeâmes ces piétons et chevaliers qui n’attendirent pas que nous eussions atteint leurs rangs pour s’enfuir, et nous ne livrâmes pas bataille. Je ne pus donner un seul coup de glaive.

Mais le comte de Flandre, Gui de Dampierre, n’avait plus ni armée ni allié, à l’exception du roi d’Angleterre, qui, avec ses chevaliers, venait de débarquer à l’Écluse.

Tous deux, vaincus avant même d’avoir combattu, s’enfermèrent dans la ville de Gand, la seule à leur être restée fidèle.


À Lille, apprenant la défaite de Furnes, les bourgeois ouvrirent les portes au roi de France, et ils firent de même à Bruges dont Édouard Ier avait espéré faire sa place forte. Le peuple de Lille et de Bruges nous acclama en brandissant des lis.

Je tressaillais d’émotion et d’orgueil alors que le roi chevauchait, semblant indifférent à ces ralliements.

La maîtrise de soi qu’il manifestait ainsi me fascina et me glaça.

On devait admirer ce souverain énigmatique, mais pouvait-on l’aimer ?


Mais j’étais fier d’être le vassal fidèle de ce roi victorieux qui servait le royaume de France, et, à sa manière, continuait l’oeuvre de ses grands aïeux, Philippe Auguste et Saint Louis, tout comme je suivais, à ma place, la trace des Villeneuve de Thorenc, serviteurs loyaux de la lignée capétienne.


Nous apprîmes que dans les rues de Gand, la ville où s’étaient réfugiés le comte de Flandre et le roi d’Angleterre, chaque jour il y avait bataille entre les soudoyers de Gui de Dampierre et d’Édouard, et les Flamands partisans du roi de France.

Dampierre et Édouard devaient arrêter cette guerre avant que l’automne et l’hiver, le froid, la pluie, la faim ne transforment leur défaite en débâcle.

Et comme les caisses du Trésor royal étaient à nouveau vides, Philippe le Bel était lui aussi prêt à traiter.

Une trêve fut donc signée le 9 octobre 1297 à Vyves-Saint-Bavon.

Et au pape Boniface VIII fut confié le soin de préparer la paix.


73.

J’ignorais tout du pape Boniface VIII.

Pour moi, il était le souverain pontife, le successeur de l’apôtre Pierre, celui que Dieu avait choisi pour gouverner notre Sainte Mère l’Église.

Je n’imaginais pas qu’entre le Très Chrétien roi de France, sacré à Reims, et le pape, il pût y avoir affrontement.

La royauté française était fille aînée de l’Église ; comment concevoir que ces deux enfants de Dieu, la France et l’Église, pussent se quereller ?


J’appartenais à une lignée dont tous les membres avaient été au service de la couronne de France, mais qui étaient aussi des chevaliers combattant pour le Christ.

Personne ne m’avait raconté les conflits qui avaient pu naguère opposer l’Église et le royaume de France.

Je n’étais donc qu’un chevalier plein d’innocence et d’illusions.

Et c’est ainsi que je me suis retrouvé le vassal d’un roi qui défia durant tout son règne le souverain pontife et se dressa contre l’ordre du Temple, l’une des colonnes majeures de cette Église, fille et mère du Christ.

Il me fallut choisir et je me rangeai derrière l’oriflamme aux fleurs de lis.

J’appris donc à connaître et à combattre le pape Boniface VIII.


Il était venu en France pour la première fois en 1290 comme légat du pape Nicolas IV.

Il était alors le cardinal Benoît Caetani et avait eu pour mission de mettre fin au conflit qui opposait, dans l’université de Paris, mais aussi dans le reste du royaume, le clergé séculier au clergé régulier, c’est-à-dire aux moines.

Les séculiers s’élevaient contre l’autorisation donnée aux moines des ordres mendiants – les Franciscains – de confesser, de prêcher, d’ensevelir, et ce, de leur propre autorité, sans solliciter l’avis d’un évêque.

On me raconta comment Benoît Caetani parla aux séculiers réunis à Sainte-Geneviève, à Paris :

« Je dois vous le dire, nous sommes venus non pour révoquer, mais pour confirmer le privilège contre lequel vous aboyez. Le seul membre sain de l’Église, ce sont les Ordres. »

Il avait ajouté :

« Les maîtres de Paris se permettent d’interpréter un privilège du pape. Ils supposent sans doute que la Cour de Rome l’a accordé sans délibérer mûrement. Mais la Cour de Rome a des pieds de plomb, qu’ils le sachent ! »


Lorsque, en décembre 1294, ce cardinal Caetani fut élu pape sous le nom de Boniface VIII, on apprit par des chevaliers qui avaient assisté à sa fastueuse intronisation que ce souverain pontife était fort critiqué. On prétendait qu’il s’était enrichi en traitant des affaires de l’Église, qu’il n’avait ni modestie, ni modération, ni sang-froid.

Un poète, moine franciscain, disait de Boniface VIII qu’il se « délectait dans le scandale ainsi que la salamandre dans le feu ».

On assurait qu’il avait chassé du trône pontifical son prédécesseur, Célestin V, un saint homme, en le retenant prisonnier et en le forçant à abdiquer.

Célestin V était un vieil ermite vivant dans la pauvreté. Boniface VIII se fit sacrer dans la basilique Saint-Pierre en présence des Colonna et des Orsini, les grandes familles de la noblesse romaine.

Ce pape-là, disait-on dans l’entourage de Philippe IV le Bel, avait les ambitions d’un empereur romain bien plus que celles d’un pontife.

Et nombreux parmi les conseillers du roi prédisaient que Boniface VIII voudrait gouverner tous les royaumes chrétiens.

Philippe le Bel dit d’une voix calme :

« Je suis roi de France. »

Puis il partit chasser.


Le conflit eut tôt fait d’éclater. L’argent et l’or en furent l’origine. Il fallait remplir les coffres du Trésor royal pour solder les chevaliers et sergents qui partaient en guerre contre le roi d’Angleterre.

Le roi mit le clergé à contribution en levant une « décime » sur les biens et les revenus ecclésiastiques.

Boniface VIII décréta que sous peine d’excommunication, les princes séculiers ne pouvaient exiger et recevoir des subsides extraordinaires du clergé sans l’autorisation pontificale.

Lorsqu’on communiqua à Philippe le Bel cette « décrétale » – Clericis laicos –, il prit une ordonnance royale interdisant l’exportation de l’or et de l’argent hors du royaume, ce qui frappait les banquiers italiens, qui étaient ceux du pape.

Boniface VIII répliqua par une bulle – Ineffabillis amor – qui jugeait l’ordonnance royale insensée, absurde et tyrannique.

Il s’indignait :

« A-t-on voulu atteindre le pape et ses cardinaux, ses frères ? Quoi, porter des mains téméraires sur ceux qui ne relèvent d’aucune puissance séculière ? »


J’observai Philippe le Bel cependant qu’on lui lisait les textes pontificaux, qui me glaçaient.

« Je sais qu’il y a autour de toi des malveillants », écrivait le pape au roi.

Il menaçait :

« Regarde les rois des Romains, d’Angleterre, des Espagnes, qui sont tes ennemis ; tu les as attaqués, offensés. Malheureux, n’oublie pas que sans l’appui de l’Église, tu ne pourrais leur résister. Que t’arriverait-il si, ayant gravement offensé le Saint-Siège, tu en faisais l’allié de tes ennemis et ton principal adversaire ? »


J’ai mêlé ma voix à toutes celles qui s’indignaient de ce chantage.

J’approuvai les légistes du roi qui répétaient :

« Le roi de France est au-dessus des lois… Avant qu’il y eut des clercs, les rois de France avaient déjà la garde de ce royaume et le droit de légiférer en vue de sa sécurité… Il faut que les clercs contribuent comme tout le monde à la défense du royaume… Ils se sont engraissés des libéralités des princes et ils ne les aideraient point dans leurs nécessités ? Mais ce serait aider l’ennemi, encourir l’accusation de lèse-majesté, trahir le défenseur de la chose publique ! »


Philippe le Bel écoutait, impassible. Rien ne paraissait pouvoir le troubler. On lui rapportait cependant que Boniface VIII, à Rome, fulminait contre lui : « Je détrônerai le roi de France ! s’était-il écrié. Tous les autres rois chrétiens seront avec moi contre lui. »

Je m’inquiétais du sort de notre royaume et de celui de mon roi.

J’avais encore beaucoup à apprendre.

Je découvris que les évêques craignaient que la « détresse du royaume ne pousse les laïcs à piller les biens de l’Église si nous ne concourons pas avec eux à la défense commune ».

Et comme, dans les plaines flamandes, les chevaliers et sergents du roi remportaient la victoire contre le comte de Flandre et le roi d’Angleterre, le pape invita le clergé et les ordres réguliers à verser au roi de France ce qu’il réclamait.

Le pape vint même à Paris et je le vis bénir le roi, puis annoncer solennellement, en ce mois d’août 1297, la canonisation de Louis IX.

Je remerciai Dieu.

Je pensai à mon père, à ce qu’il eût éprouvé en apprenant que le souverain qu’il avait servi tout au long de sa vie était non pas seulement roi de France, mais Saint Louis.


Quant à moi, j’étais fier de mon roi, Philippe IV le Bel, l’Énigmatique, qui avait défendu victorieusement son royaume contre le pape.

Cependant, cette sorte de « tournoi » me troublait.

Que voulait Dieu, en opposant ainsi deux de ses fils ?

La question était lancinante, car j’étais persuadé qu’il y aurait d’autres passes d’armes.

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