quatrième partie


(1208-1214)

« Seigneurs, je ne suis qu’un homme, mais je suis roi de France, vous devez me garder sans défaillance. Gardez-moi, vous ferez bien. Car, par moi, vous ne perdrez rien. Or chevauchez, je vous suivrai et partout après vous j’irai…

« Tout pécheurs que nous soyons, nous sommes en bon accord avec les serviteurs de Dieu et défendons dans la mesure de nos forces les libertés des clercs. Nous pouvons donc compter sur la miséricorde divine.

« Dieu nous donnera le moyen de triompher de nos ennemis qui sont aussi les siens ! »

Philippe Auguste

à ses barons, le dimanche 27 juillet 1214, quelques instants avant que ne commence la bataille de Bouvines.


25.

« Je me suis agenouillé devant Innocent III, successeur de l’apôtre Pierre, évêque de Rome, et je lui ai humblement tendu la lettre que mon suzerain, Philippe Auguste, m’avait chargé de lui remettre. J’ai gardé la tête baissée jusqu’à ce que, d’un mot, il m’invite à me relever. J’ai croisé alors pour la première fois le regard du souverain pontife, et il était si courroucé, aussi tranchant que peut l’être une lame aiguisée, que j’ai aussitôt rebaissé la tête. »

Ainsi commence la chronique que mon aïeul Henri de Thorenc consacre à ce qu’il appelle des « années de sang ».


Innocent III, poursuit Henri de Thorenc, était entouré de ses cardinaux et il allait de l’un à l’autre, les dévisageant, les forçant eux aussi à se soumettre à son regard.

Puis le souverain pontife est revenu vers moi et, d’une voix rude, il a dit, détachant chaque mot :

« Le roi de France, le Très Chrétien, a-t-il oublié que l’on a égorgé mon légat, Pierre de Castelnau, d’un coup de lance dans une hôtellerie des bords du Rhône, et que l’assassin est un écuyer du comte de Toulouse ? Le roi de France doit, comme tous les souverains et leurs chevaliers, punir celui qui a ordonné cet acte sacrilège. Et sais-tu ce que me répond le roi de France ? Bien sûr, tu ne l’ignores pas, et peut-être même est-ce toi qui as écrit ces lignes de ta main ? »

Il agitait devant moi le parchemin.


Le pape ne se trompait pas.

Au reçu de la demande du souverain pontife de lancer les chevaliers français contre le comte de Toulouse, Philippe Auguste avait réuni ses barons et ceux qui, comme moi, avaient le privilège d’être interrogés par lui et conviés à lui donner leur avis.

Je savais que le roi songeait souvent à ces terres que dore le soleil du Sud.

J’avais chevauché autrefois en Languedoc. Notre fief de Villeneuve de Thorenc s’étendait en Provence. Je connaissais Béziers, Carcassonne, Arles, Valence et Toulouse où régnait en souverain le comte Raimond VI.

Au temps de Richard Coeur de Lion, les chevaliers des Plantagenêts avaient parcouru ces terres ensoleillées, incendié leurs villages aux maisons ocre, rêvé de s’emparer de Toulouse, la Ville rose, dont la seule évocation éveillait le désir de ces chevaliers du Nord.

Mais ces terres, de Foix à Béziers, de Toulouse à Carcassonne, avaient échappé aux Plantagenêts, de même qu’au roi de France. Souvent, ajoute Henri de Thorenc, Philippe m’interrogeait sur ces seigneuries, ces châteaux qui formaient une sorte de royaume au flanc du domaine royal de France.

Mais la proie, belle et grasse, parfumée, était aussi difficile à saisir qu’à dompter.

C’était la terre des Parfaits, des Bons Hommes, poursuit Henri de Thorenc. Ils sont les représentants du Bien, et, autant nous aimons les choses terrestres, la chair et le vin, la jouissance et l’ivresse, autant, pour les Purs, nous sommes le Mal, la Corruption. Et les clercs, les évêques, la Sainte Église catho lique, son souverain pontife, ne trouvent pas davantage grâce à leurs yeux.

Le peuple vénère ces Parfaits, ces Bons Hommes, ces Purs qui vivent d’une poignée de grain, d’un peu d’eau, d’une galette. Ils ne renient jamais leur foi et chantent jusque dans les flammes des bûchers.

On les nomme cathares, Albigeois. Les seigneurs et le comte de Toulouse les protègent.


J’ai lu au roi – raconte Henri de Thorenc – une lettre de Raimond V adressée il y a plusieurs années à l’abbé de l’ordre de Cîteaux.

Le comte Raimond y décrivait l’amour qui entourait les Parfaits, les Bons Hommes, les Purs. Les croyants s’agenouillaient devant eux qui posaient les deux mains sur la tête du fidèle, qui, recevant cette bénédiction et un « baiser de paix », se retrouvait baptisé, « consolé » par ce consolamentum.

« Les âmes sont liées, ai-je dit au roi. Et le feu des bûchers ne peut consumer ce lien. La mort est tout aussi impuissante, elle ouvre au contraire la porte qui conduit à l’Amour parfait. »

« Cette hérésie a pénétré partout, écrivait Raimond de Toulouse. Elle a jeté la discorde dans toutes les familles, divisant le mari et la femme, le fils et le père, la fille et la belle-mère. Les prêtres eux-mêmes ont cédé à la contagion. Les églises sont désertées et tombent en ruine. Pour moi, je fais tout le possible pour mettre fin à un pareil fléau ; mais je sens que mes forces restent au-dessous de cette tâche. Les personnages les plus considérables de ma terre se sont laissé corrompre. La foule a suivi leur exemple et abandonné la foi, ce qui fait que je n’ose ni ne puis réprimer le mal. »

À Albi, à Carcassonne, le vicomte de Béziers, Roger Trencavel, protège les « Albigeois ». Il a fait jeter en prison l’évêque d’Albi. Et le comte de Foix vit entouré d’hérétiques.


J’ai rapporté cela à mon suzerain, Philippe Auguste.

Je lui ai lu les lettres d’Innocent III, les messages de l’abbé de Cîteaux, Arnaud Amalric, et de Pierre de Castelnau, légat du souverain pontife, de Philippe Folquet de Marseille, nommé évêque de Toulouse. Tous invitaient le roi de France à prendre la tête d’une croisade qui exterminerait l’hérésie.

J’ai vu Philippe Auguste hésiter. Je connaissais son désir de s’emparer de ces terres du Sud, d’imposer à ses vassaux – aux seigneurs de Foix, d’Albi, de Carcassonne, de Béziers, mais d’abord au comte de Toulouse, Raimond – une suzeraineté royale ne se limitant pas seulement à un hommage de quelques phrases. Mais le roi était un homme sage et prudent.

Il ne dévorerait qu’une proie à la fois.

Je lui conseillai donc ce qu’il désirait entendre.

C’est moi qui écrivit à Innocent III la lettre qu’il me chargea de remettre au souverain pontife :

« Il m’est impossible, disait par ma plume le roi de France au pape, de lever et d’entretenir deux armées, l’une pour me défendre contre le roi d’Angleterre, l’autre pour marcher contre les Albigeois.

« Que le Seigneur pape trouve de l’argent et les soldats, qu’il oblige surtout les Anglais à rester en paix, et l’on verra ! »

J’ai déjà dit comment le successeur de Pierre, qui venait d’apprendre l’assassinat de son légat, Castelnau, accueillit cette missive.


Henri de Thorenc séjourne quelques semaines à Rome auprès du pape. Presque chaque jour il envoie un courrier à Philippe Auguste. Il recueille ses informations dans l’entourage du pape.

On y évoque les derniers instants du légat, après avoir rappelé qu’il eut la gorge percée, le 12 janvier 1208, par la lance d’un écuyer, sergent du comte de Toulouse, qui l’avait suivi dans cette hôtellerie des bords du Rhône.

« Avant de mourir, écrit Henri de Thorenc, Pierre de Castelnau, levant les yeux au ciel, pria Dieu, en présence de tout le peuple, de pardonner ses péchés à ce sergent félon. Ayant reçu la communion, vers le chant du coq, il mourut peu après, à l’aube naissante. L’âme s’en est allée au Père tout-puissant. À Saint-Gilles, on l’enterre avec force cierges allumés, avec force Kyrie eleison chantés par les clercs. »

Le pape, sa paume soutenant sa mâchoire, se tint longtemps recueilli après qu’on lui eut raconté les conditions de la mort de son légat.

Innocent III fit une oraison, éteignit le cierge, et, entouré de ses douze cardinaux, de l’abbé de Cîteaux, Arnaud Amalric, dit que cet acte sacrilège, le meurtre d’un représentant direct du pape, devrait être châtié.

À cet instant fut prise la résolution de lancer une croisade des suites de laquelle tant d’hommes ont été éventrés, maintes dames dépouillées de leur mante et de leur jupe.


C’est Henri de Thorenc qui, de Rome, transmet à Philippe Auguste la lettre dans laquelle Innocent III accuse Raimond de Toulouse « d’être coupable de la mort de Pierre de Castelnau, ce saint homme. Il a menacé publiquement de le faire mourir ; il lui a dressé des embûches ; il a admis le meurtrier dans son intimité, lui a fait de grands présents. Pour cette raison, nous déclarons le comte de Toulouse excommunié, et, comme les saints canons ne veulent pas qu’on garde la foi à celui qui ne garde pas à Dieu, après l’avoir séparé de la communion des fidèles nous délivrons de leur serment, par l’autorité apostolique, tous ceux qui lui ont promis fidélité de féal, société ou alliance.

« Tous les catholiques, sauf le droit du seigneur principal, ont la permission non seulement de poursuivre sa personne, mais encore d’occuper et de garder ses domaines. »

Le comte de Toulouse est bien devenu une proie dont chacun peut se saisir, qu’on peut dépouiller, abandonner et trahir.

Le pape le livre, lui et ses biens, à la convoitise et à l’avidité de chacun.


« Le roi de France, écrit Henri de Thorenc, me fit savoir qu’il ne participerait pas à la curée qui se préparait, mais qu’il voulait rappeler qu’il était le suzerain de Raimond de Toulouse. Celui-ci avait beau être un “mauvais vassal”, ce n’était pas un hérétique, même s’il ne chassait pas de ses fiefs les Parfaits, les Bons Hommes et leurs fidèles. »

« Vous ne nous avez pas encore fait savoir, répond Philippe Auguste au pape, que vous teniez le comte pour convaincu d’hérésie. Condamnez-le comme un hérétique, et alors seulement vous aurez le droit de publier la sentence et de m’inviter, moi, suzerain du comte, à confisquer légalement les domaines de son feudataire. »


Le roi de France était décidément un homme prudent et aguerri.

À l’âge de quarante-quatre ans, en cette année 1209, il avait combattu le glaive à la main, signé maints traités, égaré ses ennemis dans les méandres de ses intrigues. Et accru le domaine royal jusqu’à faire de lui le roi le plus puissant de la Chrétienté.

Il voulait cette proie qu’étaient les fiefs du Sud, mais qu’à cette fin, d’autres, ces croisés qu’Innocent III appelait à se rassembler à Lyon, lui servissent de rabatteurs.

Henri de Thorenc laisse entendre que le roi de France le chargea d’une ambassade auprès de Raimond VI de Toulouse.

Mon aïeul n’en dit pas plus long, mais il était présent à Saint-Gilles quand le comte accepta les dures conditions que le légat du pape, Arnaud Amalric, lui imposait.

Il s’engagea même, par serment, à expulser les hérétiques de ses possessions et à prendre part à la croisade conduite contre ses propres sujets.

Il alla jusqu’à remettre sept de ses châteaux entre les mains des représentants de l’Église romaine.


« Le 18 juin 1209, écrit Henri de Thorenc, je vis le comte de Toulouse torse nu, une étole au cou, s’avancer jusqu’au parvis de l’église de Saint-Gilles.

« Le légat du pape saisit les deux bouts de l’étole et tira le comte de Toulouse à l’intérieur de l’église tout en le frappant de verges comme un animal récalcitrant.

« Alors, dans la nef éclairée par des centaines de grands cierges, le légat lui donna l’absolution. »

Le sang de la guerre sainte pouvait désormais être répandu.


26.

« J’ai rejoint à Lyon l’armée des croisés, écrit Henri de Thorenc.

« Philippe Auguste avait refusé de prendre la tête de la croisade, mais il voulait que je tienne chronique des hommes et des événements, que je lui mande autant de courriers que nécessaire afin que, jour après jour, il sache ce qu’il advenait de cette armée commandée par le légat du pape, l’abbé de Cîteaux, Arnaud Amalric.

« Mes oreilles et mes yeux étaient ceux du roi de France.


« Je me suis donc mêlé à cette troupe immense qui s’était assemblée des rives du Rhône jusqu’aux monts qui dominent Lyon.

« Je n’en avais jamais vu d’aussi grande. Il semblait que toutes les nations s’étaient déversées là afin de prendre part à la ruée sur les terres de Provence et de Foix, de Languedoc et de Toulouse.

« Je n’aurais su dire s’il y avait là cinquante mille hommes ou trois cent mille. Je sais seulement que j’avais grand-peine à traverser cette foule de chevaliers flamands, normands, allemands, aquitains, bourguignons, à m’approcher des archevêques de Reims, de Sens, de Rouen, des évêques d’Autun, de Clermont, de Nevers, de Bayeux, de Lisieux, de Chartres, de rejoindre les comtes de Nevers et de Saint-Pol, le duc de Bourgogne, l’évêque de Toulouse, Folquet de Marseille, et ce seigneur Simon de Montfort dont je remarquai d’emblée la jactance. Héritier d’un puissant lignage – sa mère descendant des comtes de Leicester et d’Évreux, son père étant seigneur de Monfort-l’Amaury –, Simon de Montfort clamait, approuvé par tous, qu’il fallait “châtier cette méchante et vaniteuse race des Provençaux, faire cesser ces complaintes pleines de licence et de mauvais propos, brûler ces faux apôtres, Parfaits, Bons Hommes, Purs, qui ne sont que figures du Diable, qui osent injurier le souverain pontife, l’apôtre de Rome, et se réjouir du meurtre de son légat”.

« Autour des chevaliers, barons et clercs, il y avait une multitude de ribauds, de sergents, de piétons, de valets, gens de sac et de corde qui ne rêvaient que de portes brisées, de maisons pillées, de femmes forcées, de puits et de bûchers où jeter pêle-mêle, morts et vivants, tous les dénommés hérétiques.

« Cette foule avide et bruyante se mit en marche. »


J’ai chevauché aux côtés du légat jusqu’à Montpellier, et je l’ai vu écouter, le visage sévère, le vicomte de Carcassonne et de Béziers, le jeune Raymond-Roger, de la lignée des Trencavel, venu jurer qu’il condamnait l’hérésie, qu’il pourchassait ceux qui la propageaient, Parfaits, Bons Hommes, Purs et prêter serment de soumission à la Sainte Église apostolique et romaine.

Le légat ne lui répondit pas.

Il ne se contentait pas de serments, mais désirait punir afin que fût lavé avec celui des hérétiques le sang de Pierre de Castelnau.

Le vicomte Raymond-Roger Trencavel s’éloigna et nous arrivâmes devant Béziers le 21 juillet 1209.


J’avais espéré, sans trop y croire, que les habitants accepteraient, comme le légat Arnaud Amalric le leur demandait, de livrer les hérétiques de leur cité.

Ils refusèrent fièrement. Ils n’étaient ni félons ni couards, mais maîtres de leur âme et de leur foi, firent-ils savoir à leur évêque qui leur avait transmis la proposition du représentant pontifical.

Ils imaginaient que les fortifications de leur ville leur permettraient d’attendre la venue de secours. Ils pensaient que le vicomte Roger de Trencavel, leur suzerain, et Raimond VI de Toulouse forceraient les croisés à lever le siège.

Mais qui, parmi les hommes, est maître de l’avenir ?


Les défenseurs exécutèrent une sortie, aveuglés par leur confiance en eux-mêmes.

Les sergents, ribauds, piétons, puis les chevaliers firent face, et s’engouffrèrent dans la ville, profitant de la retraite des défenseurs dont la sortie avait tourné court.

Ce qui suit a la couleur du sang.

On massacra tout ce qui avait figure humaine.

Le corps du prêtre venait s’abattre sur celui de l’enfant.

Les portes des maisons furent enfoncées avec autant de violence que l’on mettait à forcer les femmes de tous âges.

On brûla les maisons pillées, on éventra les femmes violées.

On jeta les enfants vivants dans les brasiers.

Les habitants qui s’étaient réfugiés dans les églises n’échappèrent pas au massacre. Dans l’église de la Madeleine, on tua des milliers de personnes : sept ou dix mille, qui le sait ?

Les croisés venus d’Agen et que guidait l’archevêque de Bordeaux, ceux venus d’Auvergne à la tête desquels se trouvait l’évêque du Puy, et ceux, les plus nombreux, que conduisait Arnaud Amalric, depuis Lyon et Montpellier, rivalisaient de cruauté.


Béziers brûla deux jours durant. Seule une poignée d’habitants survécut. Le partage du butin donna lieu à des rixes entre ribauds, et les chevaliers les chassèrent hors de la ville à coups de trique comme on fait des chiens.

Au cours de ces jours de massacre, je n’ai dégainé mon glaive que pour frapper du plat de la lame et, de la pointe, contraindre à fuir ces chiens.


Pendant que les ribauds pillaient, tuaient, brûlaient, j’étais resté aux côtés du légat Arnaud Amalric. Il s’était avancé jusque sur le parvis de l’église de la Madeleine et je l’y avais suivi.

Le sang coulait en rigoles sur les dalles. Les cris de terreur me vrillaient la tête.

J’ai montré un prêtre qui tentait de défendre une femme et son enfant contre deux égorgeurs. Déjà le clerc tombait sous les coups de lance et de poignard. On tuait sans se soucier de savoir qui était hérétique ou fidèle à la foi catholique.

J’ai tenté d’obtenir d’Arnaud Amalric qu’on ne pourchassât et tuât que les hérétiques.

La lèvre méprisante, le regard fiévreux, le légat me répondit :

« Tuons-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! »


Il en fut ainsi tant que dura la croisade.

J’ai chevauché, ma monture piétinant des corps suppliciés.

Ceux de quatre-vingts chevaliers attachés à un gibet dont les fourches patibulaires tombent, tout comme ceux des chevaliers qui ont échappé à la pendaison et ont été égorgés.

On jette d’autres corps dans les flammes des bûchers et dans les puits.

Je le dis : c’est avec une extrême allégresse que nos pèlerins brûlent les hérétiques. Ils étouffent leurs cris sous les pierres qui viennent combler les puits.

Ils prouvent ainsi leur foi. Ils sont victorieux dans ces riches provinces où l’on gagne la bénédiction de l’Église bien plus aisément que dans la lointaine, l’aride, la si dangereuse Terre sainte.

Ici les villes, les châteaux se soumettent en espérant ne pas connaître le sort de Béziers.

Limoux, Castres, Carcassonne, Albi tombent ainsi entre les mains des croisés.


J’écoute prêcher Arnaud Amalric, l’évêque Folquet de Marseille, d’autres prélats, qui, tous, voient dans cette marche victorieuse les signes de la protection que Dieu accorde aux croisés.

Je n’ai pas observé les miracles qu’ils évoquent : les croix de lumière censées se dresser sur les murailles, les pains supposés se multiplier et permettre de nourrir les troupes, les chevaliers frappés en pleine poitrine par des traits d’arbalète et qui ne sont pas blessés.

On s’agenouille pour remercier Dieu de Ses grâces.

Puis l’on court sus aux villes et aux châteaux en chantant le Veni Creator. On continue de massacrer et supplicier à satiété.

« Tuons-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! »


On se gave de butin. On emprisonne le vicomte Raymond-Roger Trencavel. En septembre, il meurt enfermé dans une tour de la cité de Carcassonne.

Qui obtiendra sa terre ?

J’ai vu le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers et de Saint-Pol la refuser avec dédain, dégoût, même, parce que le vicomte de Trencavel avait été capturé en violation de la parole qui lui avait été donnée, et qu’on ne croyait pas à sa mort naturelle.

Mais les yeux de Simon de Montfort ont brillé quand le fief lui a été proposé et qu’après l’avoir accepté il est devenu Simon de Montfort, vicomte de Béziers et Carcassonne. Je l’ai vu, orgueilleux, pénétrer dans les villes de Moissac, de Castelsarrasin, de Muret, dont les habitants ouvraient les portes, baissant la tête, tremblant d’être livrés aux valets, aux ribauds, aux sergents de la croisade comme l’avaient été ceux de Béziers.


27.

J’ai – poursuit Henri de Thorenc – écrit au roi de France que Simon de Montfort rêvait d’entrer dans Toulouse comme il était entré dans toutes ces villes qui s’agenouillaient devant lui, apeurées, soumises avant même d’être conquises.

J’ai averti mon souverain que Montfort désirait être roi et commençait d’organiser ses possessions, du Languedoc au Quercy, des Pyrénées à l’Auvergne. Il avait réuni à Pamiers une assemblée composée de seigneurs et d’évêques, et en avait exclu les légats du pape, lui, le croisé !

Il avait décidé que les veuves et héritières de châteaux ne pourraient se marier avec un indigène de cette terre avant dix ans sans son autorisation expresse, mais qu’elles pourraient choisir pour époux les Français qu’elles voudraient sans avoir besoin de solliciter son consentement.

Les successions se règleraient désormais selon la coutume et l’usage en vigueur autour de Paris qui réservaient au fils aîné la plus grande part de l’héritage.

J’ai dit : « Si Dieu lui prête vie et si les hommes se soumettent à ses armes et à ses lois, le comte Simon de Montfort finira en rival de tous les souverains chrétiens. »



Philippe Auguste m’a entendu, poursuit Henri de Thorenc. Le roi l’a mandé chercher et Henri, chevauchant jour et nuit, a gagné Paris.

Sans même prendre le temps de tremper ses mains et son visage dans l’eau fraîche, il est allé trouver Philippe Auguste. Il voulait s’agenouiller devant son suzerain, mais celui-ci l’a pris par le bras et l’a entraîné, lui faisant gravir les escaliers du haut donjon qui couronnait la forteresse dressée au bord du fleuve, en ce lieu nommé Louvre.

Du sommet du donjon, le roi lui a montré le rempart dont la construction s’achevait et qui devait protéger Paris. Il serait long de trois mille pas et, tous les soixante pas, comporterait une tour :

« C’est l’armure, le heaume du royaume de France », a dit Philippe.

Il n’a pas cité Montfort, mais a ajouté : « Personne ne peut imposer son rêve et son désir au roi de France. »

« Tu dois savoir, a-t-il enchaîné, que les seigneurs d’Aquitaine et ceux d’Auvergne, le comte de Périgueux, Archambaud et Bertrand de Born, châtelain de Hautefort, et Robert de Turenne, en Auvergne, m’ont fait allégeance et sont ainsi devenus mes vassaux.

« Il n’est pas de rêves plus grands que ceux du roi de France, il faut que tu le saches et le dises ! »


Moi, Henri de Thorenc, je suis devenu le chevalier errant, le messager de Philippe Auguste.

J’ai vu le roi d’Aragon, Pierre II, en son château de Barcelone.

J’ai vu le légat du pape.

J’ai vu le comte de Foix.

J’ai vu les envoyés de Raimond VI de Toulouse.

À chacun j’ai répété les mots de Philippe Auguste, et j’ajoutai : « Dieu inspire les rêves du roi de France, et Dieu veut qu’ils soient grands ! »


J’ai retrouvé Simon de Montfort dans le château de Muret alors que s’avançaient pour l’assiéger et le conquérir les armées du roi d’Aragon et du comte de Foix.

Je les avais vues se rassembler. Elles comptaient deux mille cavaliers et quarante mille piétons et sergents.

D’ordre de mon suzerain, je devais m’abstenir de participer à la bataille, mais en tenir la chronique et garder près de moi, à l’écart des combats, un chevalier porte-enseigne qui montrerait à tous que Philippe Auguste, roi de France, était le grand juge de cette guerre.


Il semblait que Simon de Montfort dût la perdre.

Il n’avait que mille cavaliers, tant chevaliers que sergents. Mais, quand je l’ai vu agenouillé dans l’église du château, que je l’ai entendu lancer d’une voix forte : « Mon Dieu, je vous offre et donne mon âme et mon corps ! », j’ai su qu’il allait vaincre, car son rêve l’armait d’un glaive que rien ne pouvait briser.

L’évêque de Toulouse, Folquet de Marseille, s’est avancé, mitre en tête, revêtu de ses habits sacerdotaux. Il a montré un morceau de la vraie Croix, présentant cette relique aux chevaliers agenouillés. Et ce prélat a dit :

« Allez au nom de Jésus-Christ ! Je vous servirai de témoin et vous serai caution, au jour du Jugement, que tous ceux qui mourront dans ce glorieux combat obtiendront la récompense éternelle de la gloire des martyrs, sans passer par le purgatoire ! »

Et tous ont brandi leur glaive, dressé leur lance, jurant fidélité à Simon de Montfort et à la Sainte Église.


Je n’ai jamais vu bataille plus sanglante que celle qui s’engagea dans la plaine marécageuse de Muret, le 12 septembre 1213.

Entre les mille cavaliers de Simon de Montfort et les armées du roi Pierre d’Aragon, du comte de Foix et du comte de Toulouse, le choc fut si violent que le bruit des armes ressembla à celui d’une troupe de bûcherons abattant à grands coups de cognée les arbres d’une forêt entière.

J’ignorais que les chevaliers de Simon de Montfort eussent fait serment de tuer le roi d’Aragon.

Je les vois s’ouvrir à coups de glaive un large sillon dans l’armée du roi Pierre, parvenir jusqu’à lui, et leur haine est si farouche qu’ils ne se saisissent pas de lui pour obtenir rançon, comme il est de coutume ; ils ne s’arrêtent pas même de frapper quand il crie « Je suis le roi ! ». Il est si durement blessé que le sang coule à flots jusqu’à terre, et il tombe de tout son long, mort. Ceux qui l’entouraient, au lieu de le défendre, prennent la fuite.

Et la bataille devient carnage.


Simon de Montfort s’est élancé avec furie dans le combat, et, la victoire acquise, il pénètre dans les villes qui se livrent. Il prend Marmande, Montauban, Narbonne.

Puis il pénètre dans Toulouse sans que personne ne s’y oppose. Raimond VI et son jeune fils Raimond VII se sont enfuis et retirés à la cour d’Angleterre.

Simon de Montfort est ainsi devenu le maître du Quercy au Périgord, de l’Agenais au Languedoc.

J’ai informé le roi de France de la façon dont il levait des impôts de trois deniers par feu, qu’il reversait à l’Église. Les évêques, se félicitant de cette générosité, devenaient les alliés du comte. Ils souhaitaient que toutes les terres de Raimond de Toulouse revinssent à Simon de Montfort.

Seul le pape Innocent III, qui craignait que cette puissance nouvelle limitât son pouvoir, s’opposa à cette mesure.

On m’a rapporté les propos d’évêques protestant contre cette restriction :

« Sire, pape véritable, cher Innocent, livre à Montfort et à sa lignée la terre tout entière. Si tu ne la lui donnes pas en toute propriété, il faut que partout passe glaive et feu dévorant ! »

Simon de Montfort était à leurs yeux le seigneur des croisés, le vainqueur des hérétiques. Point de pitié pour les Infidèles !

« Tuons-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! »


J’ai recueilli pour Philippe Auguste la réponse d’Innocent III.

Il condamnait ces « cruels sentiments, ces prédications pressantes et brûlantes…, car jamais, par la foi que je vous dois, il ne m’est sorti de la bouche que le comte Raimond dût être condamné ni ruiné… Si son fils se montre dévoué à Dieu et à l’Église, s’il n’est envers eux ni orgueilleux ni traître, Dieu lui rendra Toulouse et Agen et Beaucaire… ».

« Dieu n’oubliera pas non plus le roi de France », a murmuré Philippe Auguste.


28.

Je ne sais si l’esprit de Dieu inspirait chaque acte du roi, mais jamais mon suzerain ne m’a paru ainsi assuré, écrit Henri de Thorenc.

Il allait sans se hâter, la tête souvent baissée comme pour ne pas se laisser distraire par le spectacle de ce qui l’entourait, et son attitude recueillie, celle d’un homme en prière écoutant la voix de Dieu, interrogeant le Seigneur, imposait silence à ses proches.

J’attendais qu’il se tournât vers moi et me questionnât pour oser lui parler ou lui répondre.


Lorsqu’il m’avait revu, il avait écouté, les yeux mi-clos, le récit de la bataille de Muret, les conquêtes menées ville après ville par Simon de Montfort, et l’appui qu’apportait au chef des croisés un chanoine espagnol, Dominique.

Ce moine et ses compagnons avaient entrepris de convertir les hérétiques. Vêtus de blanc, ils allaient affronter les Parfaits, les Bons Hommes, et s’apprêtaient à créer un ordre nouveau.

On les avait vus, durant la bataille de Muret, crier, hurler plutôt : « Seigneur, repousse l’ennemi et donne-nous aussitôt la paix ! »

Ils avaient reçu de Simon de Montfort une part des dépouilles des vaincus, créé un monastère et érigé des tribunaux pour juger les hérétiques qui avaient refusé de se convertir. Leur « inquisition » était impitoyable, fouillant le plus menu recoin de la vie des hérétiques.

Le moine Dominique était un saint homme qui jeûnait au pain et à l’eau, vivait sans dormir, prêchait avec une flamme vive, suscitait à chacun de ses pas de nouveaux disciples.

Ceux-ci vivent dans la pauvreté, ils mendient, prêchent l’Évangile à toute créature. Ils sont écoutés, suivis, craints, et Dominique, comme un homme habité et guidé par Dieu, accomplit des miracles.

« Qu’il vienne ici, à Paris », se contenta de dire Philippe Auguste quand j’eus cessé de parler.


Le roi m’entraîna hors du Louvre et, accompagnés de quelques chevaliers, nous longeâmes l’enceinte de Paris, désormais achevée, gardée par des sergents.

Autour du Louvre, les rues étaient pavées et, sur ordre du roi, il était interdit d’y jeter des immondices. Ainsi la puanteur qui naguère empoisonnait l’air aux abords du Louvre avait disparu.

Le roi façonnait sa capitale à l’image de sa pensée, forte et mesurée.

Mais sa main, lorsqu’elle me saisissait le bras, le poignet ou l’épaule, était aussi dure qui si elle avait été gantée de fer.

Cette manière d’emprisonner révélait une volonté qui exigeait qu’on lui obéisse. Rien ne pouvait ni de devait lui résister.

« Il descend dans l’abbaye de Saint-Denis comme dans sa propre chambre », me dit-on.

Il obtenait qu’on lui versât un droit sur les sièges d’abbé et d’évêque vacants. Et il les maintenait sans titulaire, en récoltant ainsi les bénéfices. Il imposait « ce droit de régale » à l’Église.

« Je suis un grand amasseur de trésors », me dit-il en me montrant les coffres qui s’entassaient dans le donjon du Louvre.

Il pressait aussi bien les gens d’Église que les Juifs et les petits seigneurs.

Il accordait, moyennant versement d’un cens, sa protection aux Juifs en les laissant développer leurs activités de banque et d’usure.

Il étendait son autorité en offrant aux châtelains sa sauvegarde, tout comme il l’offrait aux abbayes que ces seigneurs féodaux dépouillaient souvent. Il mit ainsi fin à ces entreprises de « brigandage ».

Et j’ai vu s’agenouiller devant lui les seigneurs venus faire acte de repentance et d’allégeance.


J’ai entendu Roger de Crest, dont le château se dressait face à celui des Villeneuve de Thorenc, dire :

« Moi, Roger de Crest, déclare m’être mis à la discrétion de mon seigneur Philippe, illustre roi de France, et lui avoir fait réparation pour ne pas lui avoir rendu mes services comme je les lui dois. Et quant aux “entreprises” dont je me connaissais coupable envers les églises et abbayes, je donnerai telle satisfaction qu’il exigera. Quarante jours après qu’il aura fait connaître sa volonté, toutes les réparations seront ponctuellement accomplies… Enfin, j’ai fait jurer à mes vassaux, sur l’Évangile, que dans le cas où ils apprendraient que je cherche à nuire en quoi que ce soit à mon seigneur le roi de France, ils l’en avertiraient aussitôt et prendraient son parti contre moi. »


Alors qu’on s’inclinait ainsi devant lui, qu’on s’abandonnait entre ses mains, Philippe Auguste gardait un visage impassible comme s’il n’eût pas entendu ces déclarations de soumission.

Il dépouillait les seigneurs, les clercs, les Juifs d’une part croissante de leurs biens et bénéfices, mais le faisait avec humilité.

Il agissait le plus souvent sans avancer les raisons de ses actes, si bien qu’on lui prêtait les mobiles les plus divers, parfois les plus contradictoires.


Un jour que nous redescendions du donjon du Louvre, il s’arrêta plusieurs fois comme s’il avait peine à trouver son équilibre dans cet escalier étroit.

« Si j’ai amassé des trésors en différents lieux, murmura-t-il, si je me suis montré économe de mon argent, c’est que mes prédécesseurs, pour avoir été trop pauvres et n’avoir pu, dans les temps de nécessité, assurer une paie à leurs chevaliers, se sont vu enlever, par la guerre, une bonne partie de leurs États.

« J’ai voulu faire cesser cela et étendre le domaine du roi de France. Et, pour cela, tu le sais, Thorenc, je dois garder auprès de moi des sergents, piétons et cavaliers soldés. Je dois être un amasseur de trésors pour disposer d’une armée de chevaliers. Avec ces milites-là, je défends le royaume et l’agrandis.

« Telle est ma volonté. Et Dieu le veut.»


29.

Moi, Hugues de Thorenc, qui suis né trois fois dix ans après la mort de mon aïeul Henri, chevalier et vassal de Philippe Auguste, le Conquérant, je devine dans sa chronique une hésitation, un doute quand il évoque cette « volonté de Dieu » dont parle mon suzerain, le roi de France.

Il écrit après avoir cité les propos du roi :

« La voix de Philippe II Auguste est sereine, comme si la volonté de Dieu était aussi claire qu’une aube d’été. Et pourtant, l’évêque de Rome, successeur de Pierre, le pape Innocent III, change d’avis. Il a soutenu l’élection au trône impérial du Saxon Otton de Brunswick, contre l’avis du roi de France qui souhaitait que Frédéric de Hohenstaufen, roi de Sicile, fût couronné empereur. Comment le roi de France aurait-il pu être satisfait de l’élection d’Otton, alors que celui-ci recevait les envoyés du roi d’Angleterre, Jean sans Terre, et acceptait les coffres remplis de pièces d’or que lui envoyait le Plantagenêt ? L’alliance était donc scellée entre Otton et Jean. Et Philippe Auguste m’a confié qu’il craignait une invasion des Impériaux.

« Pour le roi de France, je me suis rendu auprès de l’archevêque et des bourgeois de Reims afin de leur demander d’ériger des fortifications en sorte de résister aux troupes d’Otton.

« J’ai accompli la même mission auprès des seigneurs dont les châteaux étaient situés à la frontière du domaine royal.

« Il en fut ainsi avec Renaud de Nogent et avec les bourgeois de Châlons-sur-Marne.

« Et j’ai déposé devant chacun des sacs remplis de milliers de livres et de marcs d’or et d’argent. »


Puis Otton, une fois couronné empereur, s’empara du royaume de Naples et se prépara à conquérir celui de Sicile sur lequel régnait Frédéric de Hohenstaufen.

Alors le pape Innocent III se dressa contre lui. Et c’est moi qui ai lu à Philippe Auguste la lettre que lui avait adressée le souverain pontife :

« Ah, si nous avions pénétré aussi bien que vous le caractère d’Otton, écrivait Innocent III, il ne nous aurait pas trompé ! Ce fils impie persécute sa mère ; non content d’avoir dépouillé de l’héritage paternel notre fils et pupille chéri, Frédéric, il étend même ses mains sur la Sicile. »


Je me suis interrompu dans ma lecture, j’ai regardé Philippe, attendant de lui une exclamation, un ricanement, tant Innocent III – Dieu me pardonne ! – mentait, puisqu’il avait agi de telle manière qu’Otton de Brunswick fût élu.

Mais, d’un geste, le roi m’a invité à reprendre ma lecture. Et je l’ai admiré pour cette maîtrise de soi.


« Qui peut désormais avoir confiance en Otton, poursuivait Innocent III, puisqu’il ne tient même pas parole vis-à-vis de nous, vicaire du Christ ? Nous vous parlons à notre honte, car vous nous aviez bien dit de nous méfier de cet homme. Mais nous nous consolons avec Dieu qui s’est, Lui-même, repenti d’avoir établi Saül roi d’Israël. »

– Le vicaire du Christ a besoin du roi de France, a murmuré Philippe Auguste.

Et, du même geste las, mais un mince sourire éclairant son visage, il m’a invité à continuer.

« Nous avions engagé Otton, de vive voix, à rester en paix avec vous. Il nous a fièrement répondu que tant que vous occuperez la terre de son oncle, en Flandre, il n’aurait pas le droit de lever la tête sans rougir, et qu’en attendant, notre proposition d’accommodement pouvait dormir dans nos archives ! Nous lui avons déclaré en termes formels que nous n’abandonnerions jamais la France, puisqu’elle ne nous avait jamais délaissé dans la prospérité comme dans le malheur. »

Philippe Auguste s’est levé et m’a convié à dîner avec lui ; nous aurions ainsi le temps de préparer la réponse du roi de France.


Je citerai cette réponse transcrite de la main de mon aïeul Henri de Thorenc. Mais je veux d’abord faire connaître le poème composé par un seigneur germanique qui fait allusion à ces revirements du pape.

Walter von der Volgweide écrit :


Dieu fait roi qui bon lui semble

De ce dicton je ne m’étonne guère

Mais nous, laïcs, nous nous étonnons

De la doctrine de nos clercs…

Or donc, dites-nous par votre foi

Par quelles paroles sommes-nous trompés ?

Il nous semble que l’une est mensongère,

Deux langues s’accordent mal dans une bouche !


Oui, laquelle de ces langues exprime la volonté de Dieu ?

Le roi Philippe Auguste parle en souverain du royaume de France et j’admire la franchise et même la brutalité de ses propos tels que les rapporte Henri de Thorenc :

« Nous sommes désolés que le soi-disant empereur Otton ait la possibilité de vous faire du mal, et cette pensée nous remplit le coeur d’amertume, écrit-il à Innocent III.

« Quant à vous envoyer par mer deux cents chevaliers, comment pourrions-nous le faire puisque la Provence est un territoire impérial et que les ports de ce pays appartiennent ainsi à l’Empire ? Vous voudriez que nous poussions les princes allemands à se révolter contre Otton afin de les forcer à quitter l’Italie. Croyez que nous n’y avons pas manqué ; mais les princes nous demandent des lettres signées de vous et des cardinaux, par lesquelles vous prendriez l’engagement de ne plus vous réconcilier avec Otton. Il faut que nous ayons ces lettres. Il faut même d’autres lettres de vous qui délient tous les sujets d’Otton de leur serment de fidélité et leur donnent l’autorisation d’élire un autre empereur. Alors, l’été prochain, nous nous mettrons en campagne et envahirons l’Empire avec notre armée. »

Quant à fournir de l’argent au pape pour la défense du siège apostolique, comme le demande le légat d’Innocent III, Philippe Auguste répond :

« Que les archevêques, les évêques, les abbés, les moines noirs et blancs, et tous les clercs de l’Église de France commencent par vous venir en aide, et nous vous aiderons volontiers à notre tour. Il faut les obliger à donner le tiers de leurs revenus… »

La langue de Philippe Auguste est on ne peut plus claire et forte.


« Au mois de novembre 1212, écrit Henri de Thorenc, j’ai accompagné Louis de France, fils héritier de Philippe Auguste, à Vaucouleurs.

« J’ai assisté à la rencontre entre Louis et Frédéric.

« J’ai entendu Frédéric saluer “Louis, le fils de son cher frère Philippe Auguste”. »

Un traité d’alliance a été conclu entre le roi de France et Frédéric contre Jean sans Terre et Otton, et le 5 décembre 1212 Frédéric de Hohenstaufen a été élu empereur.

Henri de Thorenc conclut : « Le roi de France, à l’égal du pape, était devenu faiseur d’empereur. »


30.

J’ai craint que le roi de France, mon suzerain, écrit Henri de Thorenc, maintenant faiseur d’empereur, ne succombe au vin de la gloire, à l’ivresse de la puissance, et ne titube, perdant toute prudence, offrant ses flancs aux lances de ses ennemis. Je les voyais se rapprocher les uns des autres, unis par le poison de la jalousie et de l’humiliation.

Ils écoutaient la voix de Jean sans Terre, que j’appellerai Jean le Cruel.

Il haïssait Philippe Auguste, la bouche pleine du fiel de l’amertume. Celui-ci avait vaincu, chassé de la terre française les Plantagenêts, et Jean ruminait sa revanche, impitoyable avec ceux de ses barons qui se rebellaient.

Il enlevait leurs femmes, leurs filles et leurs soeurs. Il prenait en otages les fils, les enfermaient dans les cachots de ses châteaux, jusqu’à ce que les barons viennent implorer sa clémence, offrir leurs biens pour obtenir la libération de leurs proches.

Mais ceux-ci étaient déja morts.

Une mère, épouse d’un chevalier rebelle, avait dévoré dans sa prison, après des dizaines de jours sans nourriture, les joues de son tout jeune fils.

D’autres fuyaient, se réfugiaient auprès du roi de France, invitaient Philippe Auguste à débarquer dans le royaume d’Angleterre afin d’en chasser Jean sans Terre, le Cruel.


Mais le roi d’Angleterre incarnait aussi l’espérance pour ceux qui ne supportaient pas la domination de Philippe. Le comte de Boulogne, Renaud de Dammartin, souffrait d’être soumis au roi de France alors qu’il voulait régner dans son fief en souverain.

À lui qui n’était qu’un petit seigneur gonflé de vanité, Jean sans Terre offre une place en son Conseil royal, il en fait un messager de ses ambitions.

Renaud de Dammartin va ainsi d’Otton de Brunswick, empereur dépossédé, à Ferrand, comte de Flandre.

Sur ordre de Jean sans Terre, il bâtit une coalition. Il porte de l’un à l’autre les messages secrets. Il convainc le comte de Hollande, Guillaume, et le duc de Limbourg et de Lorraine de rejoindre cette large alliance.

Et Jean sans Terre ne cesse de flatter et corrompre.


« J’ai fait hommage de fidélité au seigneur Jean sans Terre, roi d’Angleterre, comme à mon seigneur lige, déclare Renaud de Dammartin. Je le servirai fidèlement, tant que je vivrai, contre tous les mortels, et ne ferai ni paix ni trêve avec ses ennemis, le roi de France et son fils Louis, ou tout autre. »

Le comte de Hollande, Guillaume, prononce le même serment d’allégeance à Jean :

« Je me suis engagé à protéger sa terre d’Angleterre comme à reconquérir ses autres domaines. »

Et le comte de Flandre, Ferrand, de se rallier lui aussi au roi d’Angleterre.

Tous ceux-là, rongés par la jalousie, sont aussi des vassaux félons, parce que Jean sans Terre paie en bon or leur trahison. Sans compter qu’ils redoutent l’ambition de Philippe Auguste…


Une nuit, raconte Henri de Thorenc, alors que je dormais dans une chambre proche de celle du roi, j’entendis grand bruit et reconnus la voix forte de mon suzerain.

Il criait plus qu’il ne parlait : « Dieu, qu’est-ce que j’attends pour m’en aller à la conquête de l’Angleterre ? » répétait-il.

Un chambellan vint peu après me quérir et je gagnai la chambre du roi éclairée par les flammes de cent bougies.

Les conseillers du souverain et quelques chevaliers parmi les plus fidèles arrivèrent à leur tour.

Je n’avais jamais vu Philippe dans une telle excitation. Il répétait qu’il voulait passer en Angleterre et en conquérir le royaume.

L’heure et l’humeur n’étaient point à conseiller au roi prudence ni mesure.

Il nous ordonna d’envoyer des coursiers dans tous les ports de mer, retenir tous les vaisseaux qu’on pourrait trouver, et d’en faire construire de nouveaux en grande quantité.

Quand j’appris quelques mois plus tard que le légat du pape avait, au nom du vicaire du Christ, déclaré à Jean sans Terre que « ni vous ni votre héritier ne pourrez plus porter la couronne…, que votre royaume est accordé à celui qui, sur l’ordre du pape, l’attaquera », je me félicitai de l’audace et de la résolution de Philippe II Auguste.

Ce n’était pas une guerre qui s’engageait, mais une croisade, puisque le pape avait décidé de mettre Jean sans Terre au ban de la Chrétienté.


Je parcourus les ports du royaume. Je recensai une flotte de quinze cents voiles et une immense armée.

Je participai, le 8 avril 1213, à l’assemblée de tous les barons et évêques de France, venus promettre au roi le service d’ost.

À Louis, le fils héritier, une fois conquis le royaume de Jean sans Terre, écherra la couronne d’Angleterre.

Puis j’ai chevauché en compagnie des chevaliers du roi jusqu’à Boulogne.


C’est alors que la foudre fendit d’un éclair brillant le ciel.

Innocent III et Jean sans Terre venaient de se réconcilier ! Jean le Cruel avait juré d’aimer la Sainte Église !

Et les barons anglais s’étaient ralliés à leur souverain !

La croisade était morte avant d’avoir vécu.

Le pape avait toujours deux langues dans la bouche. Contre Jean sans Terre il avait dressé Philippe Auguste comme un épouvantail pour contraindre le Plantagenêt à la soumission.


J’ai admiré que le roi de France fasse bonne contenance. Il a dit seulement :

« Je triomphe puisque, grâce à moi, Rome a soumis le royaume de mon ennemi. »

Je sais, moi, la grande ire et le grand courroux que le roi de France ressentit en son coeur contre le pape qui lui avait barré la route de l’Angleterre.


31.

Comme tous, j’ai enduré la grande colère de Philippe Auguste, poursuit Henri de Thorenc. Le roi de France roulait des yeux furieux. On ne pouvait point s’adresser à lui tandis qu’il chevauchait vers la Flandre afin d’en chasser son vassal félon, le comte Ferrand, qui n’osait encore le combattre ouvertement mais menait une guerre couverte, en homme lige de Jean sans Terre.

« Faites cette nuit même tout ce que j’exige, lui manda par mon intermédiaire Philippe Auguste. Sinon, vous n’aurez qu’à vider cette terre ! »


Nous mîmes le siège devant Gand, mais, dans sa hâte et sa rage, le roi avait oublié que Jean le Cruel était un roi rusé. Il avait envoyé une flotte vers la Flandre alors que nous avions laissé nos nefs sans défense, tirées au sec sur la plage de Damme.

Nous vîmes les flammes les réduire en cendres. Quatre cents furent ainsi détruites et le débarquement en Angleterre s’en alla ainsi en fumée.


La colère de Philippe Auguste crépita comme l’incendie.

Il ordonna qu’on mît le feu aux maisons de Damme et à tous nos navires que les flammes n’avaient pas encore dévorés.

De les voir se consumer, d’entendre craquer les mâts ainsi que les poutres des maisons, rendit au roi sa maîtrise. Sa colère devint habileté et rancune, volonté et ténacité. Il réunit ses proches chevaliers et j’étais à quelques pas de lui lorsqu’il nous dit :

« Votre sagesse connaît bien les mobiles qui me déterminèrent à aller visiter les places de l’Angleterre, et vous savez que je n’y fus entraîné par aucun vain désir de gloire ou de jouissance terrestre. Je n’étais conduit que par le zèle et l’amour divin, et voulais simplement prêter mon concours à l’Église opprimée. »

Mon souverain aussi peut avoir deux langues dans la bouche.

Puisque Jean sans Terre s’est soumis à l’Église, poursuivit-il, « il convient que nous changions nos projets ».

C’était la guerre ouverte au comte Ferrand, à la coalition.

« Je tiens captifs soixante bourgeois de Bruges… ils me donneront soixante mille marcs d’argent. Et ceux de la ville d’Ypres me paieront le même poids », ajouta Philippe Auguste.


La guerre ne fut que pillages et incendies, viols et meurtres, sans que les armées se rencontrent.

L’Artois, possession de Louis de France, fut ravagé. Louis et ses compagnons furent encerclés par les flammes à Bailleul et c’est miracle qu’ils en réchappèrent.

Lille, qui avait choisi de rester fidèle à Ferrand, succomba en quelques instants à un brasier qui détruisit toutes les maisons en bois et en torchis. Les fossés furent comblés, la citadelle rasée.

« Je veux, avait dit Philippe, qu’il n’y ait désormais en ce lieu aucun point où les gens de la Flandre puissent habiter. »

Son souhait est exaucé, mais la Flandre n’est pas pour autant conquise, et les courriers qui apportent des nouvelles de l’Aquitaine, du Poitou, des terres angevines, racontent que les seigneurs prêtent l’oreille aux promesses de Jean sans Terre qui s’apprête à débarquer à La Rochelle.

« Vous me verrez avec toutes mes troupes, écrit l’Anglais. Mes émissaires vont vous remettre de l’argent de notre part, et vous en recevrez plus encore avec le temps, nous ne pouvons ni ne devons manquer de vous venir en aide. »

Jean sans Terre torture et dépouille les barons d’Angleterre, et flatte et achète ceux d’Aquitaine et du Poitou.

Il veut recouvrer les terres des Plantagenêts.


Il débarque. Il avance.

« À peine suis-je apparu que vingt-six châteaux ou places fortifiées m’ont ouvert leurs portes », dit-il, défiant Philippe Auguste.

J’ai vu le roi de France hésiter après avoir lu la lettre que lui adresse le vicomte de Limoges :

« Je vous avais fait hommage pour la défense de mes terres, mais le roi Jean, mon seigneur naturel, s’est présenté dans mon fief avec de telles forces que je n’ai pu lui résister ni attendre vos secours.

« Je suis venu le trouver comme mon seigneur naturel et lui ai juré d’être son homme lige.

« Je vous notifie ces choses pour que vous sachiez qu’à l’avenir, il ne faut plus compter sur moi ».

Le comte de Nevers et tant d’autres ont fait de même.


L’hésitation du roi de France ne dure pas. En selle, en route pour le Poitou ! Mais Jean sans Terre se dérobe.

« C’est une couleuvre qui fuit sans qu’on puisse trouver sa trace », dit le roi, contraint de regagner la Flandre où les coalisés se rassemblent.

Nous brûlons quelques villes : Cholet, Bressuire, Thouars. Mais, derrière nous, Jean sans Terre avance, met le siège devant la Roche au Moine. Il veut que cette forteresse soit le socle sur lequel il s’appuiera lorsqu’il s’élancera vers Paris :

« Le moment approche, grâce à Dieu, où nous quitterons le Poitou et marcherons vers notre capital ennemi, le roi de France ! »


Dieu avait donné un fils à Philippe Auguste et c’était signe de Sa généreuse attention.

« Chevauche contre le roi d’Angleterre, lui ordonne le roi de France. Jean sans Terre doit lever le siège de la Roche au Moine. Je vais combattre les Impériaux, les Flamands et les chevaliers félons de Renaud de Dammartin. Que Dieu te garde ! »

Je n’ai pas été témoin de la chevauchée de Louis de France, qui, avec trois cents chevaliers, sept mille sergents à pied, deux autres mille à cheval, se rua contre les troupes de Jean sans Terre qui s’enfuirent sans combattre, laissant sur le terrain machines de guerre, tentes et bagages.

Leur hâte à détaler était telle qu’ils se jetèrent dans la Loire pour tenter de la traverser, et que des centaines s’y noyèrent.

L’armée de Louis s’empara d’un énorme butin et fit beaucoup de prisonniers.


J’étais aux côtés du roi, à Péronne, quand un messager lui apporta la nouvelle de la victoire de Louis sur Jean sans Terre.

Louis était bien digne de la couronne de France.

L’Anjou échappait pour toujours aux Plantagenêts.

Sachez que ce fut une chose dont Philippe fut moult joyeux, et dont il sut grandement gré à son fils.

Restait à affronter les coalisés, qui, en ce début du mois de juillet 1214, se préparaient à attaquer.


32.

« L’an du Seigneur 1214, quelque chose digne de mémoire est arrivé au pont de Bouvines… »

Mon aïeul Henri de Thorenc commence ainsi le récit de la bataille qui se déroula le dimanche 27 juillet 1214, par une chaleur torride, à Bouvines, petit village du comté de Flandre situé sur l’antique voie romaine qui conduit de Tournai à Lille.

Les chroniqueurs – et le premier d’entre eux, Henri de Thorenc – ont moultes fois raconté cette bataille, et j’y reviendrai à mon tour. Mais je dois d’abord dire ma fierté d’appartenir au lignage des Thorenc, et la gloire que la bravoure de mon aïeul m’a donnée en héritage.


Henri de Thorenc chevauchait aux côtés du roi de France, portant la bannière bleue semée de fleurs de lis d’or.

Philippe Auguste avait rameuté pour ce combat au moins treize cents cavaliers, autant de sergents à cheval, et de quatre à six mille fantassins.

Les félons de la coalition avaient réussi à rassembler davantage encore de troupes. Et dans chaque camp, en sus de ces hommes soldés, se trouvaient des milices communales, des laboureurs et des bourgeois.

Tous ces hommes – des milliers – étaient réunis pour s’affronter en un duel à mort sur le plateau de Bouvines, haut de dix à vingt pas au-dessus de la plaine marécageuse.

Là, chevaliers et sergents à cheval pouvaient charger. Aux alentours s’étendait la forêt, presque continue.

La voie romaine était bâtie sur une chaussée haute aboutissant au pont étroit jeté sur la rivière la Marcq, près du village de Bouvines.


En ce lieu, écrit Henri de Thorenc, d’un côté Philippe Auguste, noble roi des Francs, avait réuni une partie de son royaume.

De l’autre côté, Otton de Brunswick, qui, par décret de la Sainte Église, avait été privé de la dignité impériale et excommunié. Il avait persévéré dans l’obstination de sa malice et convoqué ses complices, Ferrand, comte de Flandre, et Renaud de Dammartin, comte de Boulogne, ainsi que beaucoup d’autres barons, et aussi les stipendiés de Jean sans Terre, avides d’argent.

Tous voulaient combattre les Français.

Animés d’une haine insatiable, les Flamands, qui se préparaient à attaquer, avaient, pour se reconnaître entre eux plus facilement, fixé un petit signe de croix devant et derrière leur cotte, mais bien moins pour l’honneur et la gloire du Christ que pour l’accroissement de leur malice, le malheur et le dommage de leurs amis, la misère et le détriment de leur corps.

Ils ne se remémoraient pas le sacré précepte de l’Église qui dit : « Celui qui communique avec un excommunié est excommunié. »

Ils persistaient dans leur alliance avec Otton de Brunswick, qui, par le jugement et l’autorité du pape, était pris dans les liens de l’anathème et avait été séparé des fidèles de la Sainte Mère l’Église.


Philippe Auguste, le Conquérant, mon suzerain, dont j’avais gloire à porter la bannière, poursuit Henri de Thorenc, était à quelques jours de sa quarante-neuvième année. Comme nous tous, il étouffait dans l’intense chaleur, sous l’armure brûlante. Il l’avait quittée et se reposait près de la petite église Saint-Pierre de Bouvines, à l’ombre d’un frêne.

Il mange dans une coupe d’or fin une soupe au vin dans laquelle il trempe et brise du pain.

Parce qu’il est au Christ et que nous le sommes comme lui, nous pensons qu’on ne se battra pas ce dimanche, jour du Seigneur, jour de trêve.

Mais Otton et ses complices en malice ne sont plus dans le giron de la Sainte Mère l’Église.

Un chevalier accourt, s’agenouille devant le roi de France :

« Sire, dit-il d’une voix haletante, Dieu vous garde du péril, armez-vous, car nous aurons bientôt la bataille ! Les voici près de nous qui arrivent. Ils n’ont pas respecté la trêve de Dieu. »


J’ai vu le roi bondir, ordonner aux sergents à pied et à cheval de repasser la rivière et d’aller au-devant de l’ennemi.

Je suis entré avec mon suzerain dans l’église. Nous avons prié le Seigneur, puis nous avons revêtu nos armures, et le roi s’est adressé aux chevaliers rassemblés.

Près de lui, je tenais haut sa bannière et remerciai Dieu de la grâce qu’Il m’accordait de pouvoir servir mon roi à cette place. J’ai écouté Philippe en tremblant d’émotion.

« Vous voyez que je porte la couronne de France, dit-il, mais je suis homme comme vous, si vous ne m’aidiez pas à la porter, je ne pourrais en soutenir le poids. »

Il montre sa couronne :

« La voici : je veux que vous soyez tous rois comme je le suis, et, en vérité, je ne pourrais, sans vous, gouverner mon royaume. »

Son écuyer avance le destrier du roi de France.

Les chevaliers saisissent les rênes de leurs montures et attendent un signal pour monter en selle.

« Quand les Teutons combattent à pied, dit Philippe Auguste, vous, enfants de Gaule, combattez toujours à cheval ! »

Il empoigne les rênes.

« Le roi Otton et son armée ont été excommuniés par le pape, dit-il encore. L’argent qui sert à les solder est le produit des larmes des pauvres, du pillage des terres appartenant à Dieu et au clergé… Nous sommes chrétiens, Dieu nous donnera le moyen de triompher de nos ennemis, qui sont aussi les siens ! »

Nous nous sommes agenouillés, priant le Très Chrétien roi de France, mon suzerain, de nous bénir.

Il éleva les mains et implora sur nous la bénédiction divine.

Aussitôt retentit le son des trompettes, les cris des chevaliers désireux de se faire reconnaître dans la poussière des blés piétinés. Les sergents à pied s’avancent de part et d’autre. Ils agrippent avec leurs crochets l’armure des chevaliers qu’ils cherchent par là à désarçonner. J’en ai vu tomber lourdement à terre, devenus impotents, comme de gros insectes renversés sur le dos. J’ai vu les sergents, les piétons tenter de les égorger avec des couteaux longs et grêles qu’ils glissent dans les jointures des armures.



… Moi, Hugues de Thorenc, je suspens ici la copie de la chronique tenue par Henri de Thorenc, car il ne souffle mot du moment où Philippe Auguste a été enveloppé par la piétaille d’Otton de Brunswick. Ces piétons l’ont harponné et arraché de sa selle, puis se sont jetés sur lui en essayant de trouver le défaut de son haubert pour lui porter un coup de dague à la gorge.

Car les rois, dans cette bataille, étaient devenus simples mortels.

Si mon aïeul ne raconte pas ce grand péril dans lequel est tombé le roi, c’est qu’il s’est jeté dans le combat pour le sauver. Il agite sa bannière aux fleurs de lis afin de rameuter les chevaliers et barons français pour qu’ils portent aide à leur suzerain, et, surtout, il pousse son cheval contre les piétons, les écartant à grands coups de glaive et avec la hanse de sa bannière. Il a sauvé Philippe et décidé ainsi du sort de la bataille.

Car les chevaliers, les sergents, les hommes des milices, les piétons et les barons, vassaux fidèles, ne sont qu’un troupeau sans berger si leur roi vient à être tué ou fait prisonnier.

Ce dimanche de Bouvines, les rois échappèrent à la mort ou à la capture. Mais Otton de Brunswick fut entouré de chevaliers français :

« Ils saisissent son cheval par la bride, raconte Henri de Thorenc, dont je reprends ici la chronique. Ils donnent des coups de glaive. La lame glisse sur l’armure, crève l’oeil du cheval, qui désarçonne Otton. Il réussit à fuir. J’entends Philippe Auguste dire :

– Nous ne verrons plus son visage aujourd’hui.

« Sans son roi, sans la bannière des Brunswick, un énorme dragon surmonté d’un aigle d’or, la coalition des félons était comme un poulet qui court sans sa tête… »


Le comte Ferrand de Flandre est fait prisonnier.

Le comte Renaud de Dammartin, de Boulogne, que protège une tour humaine faite de sergents agglutinés, hérissée de piques, ne peut le défendre lorsqu’il la quitte pour charger.

Lui-même sera pris, blessé en fin de journée.

Au moment où le soleil de ce dimanche 27 juillet 1214 va disparaître, il ne reste plus sur le plateau de Bouvines que sept cents fantassins brabançons qui ne veulent pas fuir et refusent de se rendre.

J’ai vu le geste de Philippe Auguste ordonnant qu’on les massacre, ce qui fut fait.

La vie d’un piéton ne vaut pas rançon.

Mais le roi de France défend que l’on poursuive les chevaliers et les barons au-delà du millier.

Les prisonniers – cinq comtes, vingt-cinq barons à bannières et des dizaines de chevaliers – sont déjà si nombreux que la valeur de leur rançon baisse. Alors, pourquoi se charger de ces bouches inutiles qu’il faudra surveiller et nourrir ?

Pour la plus grande gloire du royaume de France ? Qui la nie ?

Qui peut l’égaler ?


Personne, parmi le peuple, ne doute du triomphe de Philippe Auguste, le Conquérant.

« Qui pourrait s’imaginer, s’exclame Henri de Thorenc, retracer avec la plume, sur un parchemin ou des tablettes, les joyeux applaudissements, les hymnes de triomphe, les innombrables danses des gens du peuple, les chants suaves des clercs, les sons harmonieux des cloches dans les églises, les sanctuaires parés au-dedans comme au-dehors, les rues, les maisons, les routes dans tous les villages et toutes les villes, tendues de courtines et d’étoffes de soie, tapissées de fleurs, d’herbes et de feuillage vert, les habitants de toute classe, de tout sexe et de tout âge accourant de toutes parts pour assister à un si grand triomphe ?

« Les paysans et les moissonneurs interrompent les moissons. Ils suspendent à leur cou leur faux et leur petite houe. Ils se précipitent pour voir enchaîné ce Ferrand, comte de Flandre, dont, peu auparavant, ils redoutaient tant les armes.

« Les paysans, les vieilles femmes et les enfants ne craignent pas de se moquer de lui, profitant de l’équivoque de son nom qui peut s’entendre aussi bien d’un cheval que d’un homme.

« On crie maintenant qu’il est “ferré”, qu’il ne pourra plus ruer, lui qui, auparavant, gonflé d’orgueil et de graisse, levait le talon contre son maître, le roi de France ! »


Cela se passa sur toute la route, jusqu’à ce qu’on fût arrivé à Paris. Les bourgeois parisiens et, par-dessus tout, la multitude des étudiants, le clergé et le peuple allant au-devant du roi, chantant des hymnes et des cantiques, témoignèrent par leurs gestes et leur attitude extérieure de la joie qui emplissait leur âme.

Le jour ne leur suffisait pas pour se livrer à l’allégresse.

Durant sept nuits de suite, ils illuminèrent de sorte qu’on y voyait comme en plein jour. Les étudiants, surtout, ne cessaient de se réjouir dans de nombreux banquets, dansant et chantant sans s’arrêter.


Qui pouvait douter de l’union, autour du roi Philippe Auguste, de tous les Français de la terre capétienne ?

J’ai accompagné Philippe Auguste et son fils, le prince Louis, en Poitou, ajoute Henri de Thorenc.

Les seigneurs qui avaient rendu dommage à Jean sans Terre ralliaient le roi de France.

Leur nouvelle félonie faisait à nouveau d’eux des vassaux fidèles à Philippe.

J’ai vu le roi les accueillir avec bienveillance.

Il signa même à Chinon, le 18 septembre 1214, un traité de paix avec un envoyé du roi d’Angleterre. Jean sans Terre renonçait à ses possessions dans le royaume de France, à l’exception de la Saintonge et de la Gascogne. Il versait des milliers de pièces d’or et d’argent à Philippe Auguste.

Le roi de France n’exigea rien de plus.

Un roi fort et victorieux est sage quand il n’abuse pas de sa prééminence.

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