cinquième partie


(1306-1314)

« La raison souffre de voir des hommes s’exiler au-delà des limites de la nature ; elle est troublée de voir une race oublieuse de sa condition, ignorante de sa dignité, ne pas comprendre où est l’honneur. »

Guillaume de Nogaret,

sur les Templiers, 1307.


82.

J’étais un vieil homme.

En ces années-là qui commençaient un autre siècle, le quatorzième depuis la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ, j’avais atteint la cinquantième année de ma vie.

La plupart de ceux avec qui j’avais chevauché au fil du temps avaient été rappelés par Dieu.

Autour de moi, à la cour de Philippe le Bel, l’Énigmatique, personne n’avait de ses yeux vu l’aïeul sacré du roi, Saint Louis, qui m’avait adoubé écuyer avant de partir pour sa dernière croisade. Je savais donc que j’étais proche du terme de ma vie. Et je n’imaginais pas que les plus douloureuses épreuves étaient encore devant moi.

Cependant, les signes annonçant que le royaume de France allait être frappé par la tourmente avaient été nombreux.

Mais, quoique témoin de ces événements, j’avais refusé de les voir.


Il y avait eu d’abord, le 14 novembre 1305, lors du couronnement à Lyon du pape Clément V, un avertissement de Dieu.

Le roi avançait, tenant la bride du palefroi du pape, quand, tout à coup, pendant que cette procession quittait l’église de Saint-Just, un énorme pan de mur s’effondra.

Le pape fut jeté à terre, une escarboucle de sa tiare fut arrachée. Dans la poussière, j’entendis des cris de douleur.

Sous les pierres amoncelées, je découvris le frère du roi, Charles de Valois, couvert de sang, blessé.

Et près de lui gisaient écrasés, morts, le comte de Bretagne, un frère du pape et un cardinal italien, Matteo Orsini.


J’ai cru qu’il ne s’agissait là que d’un accident.

Aujourd’hui, j’y vois le premier signe du mécontentement de Dieu après les morts de Boniface VIII et de Benoît XI, les actions et les mensonges de Guillaume de Nogaret qui les avaient provoquées.

Nogaret dont j’avais été le complice.


Puis il y eut cette sédition en plein Paris, Philippe IV le Bel et ses barons ne pouvant quitter le manoir du Temple encerclé par les émeutiers.

Lorsque, après des heures, de l’aube à la nuit, le roi avait pu sortir, j’avais remarqué sa pâleur, la fixité de son regard, l’expression de son visage, mâchoires serrées, rides d’amertume autour de la bouche.

Les jours suivants, j’avais perçu, malgré la pendaison des meneurs de l’émeute, comme la colère du roi persistait.

J’ai entendu Guillaume de Nogaret accuser les Templiers d’avoir suscité cette sédition. Ils avaient voulu humilier le roi, montrer la puissance que leur conférait la richesse qu’ils avaient accumulée depuis la fondation de leur ordre, au concile de Troyes, en 1128.

Leur forteresse, dont pendant plusieurs heures le roi avait pu arpenter les salles, était, dans la capitale du royaume, un défi au pouvoir royal.


Depuis mon plus ancien aïeul, Martin de Thorenc, ma lignée était affiliée à l’ordre du Temple, et je savais que ces « chevaliers du Christ », qui voulaient constituer la milice du Seigneur, n’avaient eu pour ambition que d’être le glaive de l’Église et du roi en Terre sainte.

Mais moi, Hugues Villeneuve de Thorenc, au service du roi, je n’avais pas été reçu chevalier du Temple, même si, par mes aïeux, je me sentais proche de l’Ordre.

Comment aurais-je pu imaginer qu’il fût accusé d’être l’ennemi du roi de France et de la Chrétienté ?

Il m’eût pourtant suffi de me souvenir que la quête d’argent engendre la mort.

J’avais vu les Juifs jetés au bûcher, leurs biens saisis, vendus au grand profit du Trésor royal.

L’excuse de cette avidité et de cette cruauté était que les Juifs avaient crucifié le Christ, qu’ils étaient race maudite.

On oubliait que Jésus le miséricordieux avait été l’un d’eux.

On n’avait pas accusé les Lombards et les Italiens d’être déicides, mais on les avait eux aussi spoliés, expulsés parce qu’ils étaient banquiers et usuriers.

Et maintenant on lorgnait sur les richesses de l’ordre du Temple.


Les deux cents commanderies de l’Ordre possédaient d’immenses domaines.

Dans leurs forteresses dispersées dans toute la Chrétienté, elles détenaient l’argent que les rois, les princes, le pape, les évêques, les abbayes leur confiaient. L’Ordre était devenu le banquier de l’Église et des rois. Il prêtait à usure, comme les Juifs et les Lombards.

Et on accusait les Templiers d’être insatiables.

« Chacun de vous, disait le cardinal Jacques de Vitri, fait profession de ne rien posséder en particulier, mais, en commun, vous voulez tout avoir ! »

Cette richesse attirait comme un immense butin, elle faisait naître l’envie, la jalousie, la calomnie.


J’ai entendu en ces années-là accuser les Templiers de vouloir créer leur royaume, de s’être soumis aux puissances maléfiques, d’avoir des règles connues d’eux seuls, de Dieu et du Diable.

« On les soupçonne au sujet de leurs cérémonies, me dit un chevalier proche de Nogaret, parce qu’ils ne veulent pas que l’on sache ce qui s’y passe. »

À plusieurs reprises, j’ai eu l’intuition qu’un orage, aussi violent que celui qui avait foudroyé le pape Boniface VIII, menaçait l’ordre du Temple.

Mais je repoussais ces pressentiments.

Qu’aurais-je pu faire ?

Je tentais de me persuader que je me trompais.

Le supérieur de l’Ordre, Jacques de Molay, était reçu à la Cour.

Le 12 octobre 1307, il participait encore, aux côtés du roi, aux obsèques de la comtesse de Valois.

Le visage de l’Énigmatique était plus indéchiffrable que jamais.


83.

Un jour a suffi pour que je sache ce que cachait l’énigmatique roi de France.

Le 13 octobre 1307, Jacques de Molay, grand maître de l’ordre du Temple, Hugues de Pairaud, visiteur des commanderies de France, et tous les Templiers furent à la même heure arrêtés. J’ai su qu’en chaque bailliage et sénéchaussée, les officiers royaux avaient reçu sous pli fermé des ordres rédigés par Guillaume de Nogaret.

Les biens de l’Ordre devaient être saisis.

Ces mesures étaient prises au nom de l’Inquisition, sous l’inculpation d’hérésie.

L’inquisiteur de France, Guillaume de Paris, confesseur du roi, avait ordonné à tous les prieurs dominicains de recevoir et d’interroger sans délai les Templiers qui leur seraient amenés.

Aucun Templier ne résista ; quelques-uns réussirent à fuir.


À plusieurs reprises, au cours de cette journée du 13 octobre, je croisai Guillaume de Nogaret et quelques-uns de ses chevaliers. L’un d’eux me dit, alors que j’ignorais encore qu’un coup de hache venait d’être assené sur la nuque de chaque Templier :

« Hugues Villeneuve de Thorenc, tu es au roi, il le sait, nous le savons. Guillaume de Nogaret ne l’a pas oublié. Tu es sous sa protection. »

J’appris plus tard que l’arrestation des Templiers dans tout le royaume avait été décidée le 22 septembre de l’an 1307.

« Le roi était au monastère de Maubuisson, ai-je lu dans l’un des registres royaux. Les sceaux furent confiés au seigneur Guillaume de Nogaret, chevalier. On traita ce jour-là de l’arrestation des Templiers. »

J’appris aussi que le 13 octobre, Guillaume de Nogaret, à la tête des sergents du roi commandés par le prévôt de Paris, avait arrêté en personne les Templiers qui se trouvaient dans la forteresse du Temple.


J’étais labouré par la douleur et la honte.

Je pensais à mes aïeux, à tous ces « pauvres chevaliers du Christ » qui avaient combattu en Terre sainte.

Je n’ignore pas aujourd’hui les accusations qui ont été portées contre les Templiers, et d’abord celle de ne pas avoir assez vigoureusement combattu les Infidèles, d’avoir conclu des trêves avec les sultans et les émirs.

Reproche-t-on à Saint Louis d’en avoir lui-même signé ?


Mais je sais surtout que le réquisitoire dressé par Guillaume de Nogaret n’est que pâte de mensonges pétrie à pleines mains.

Il accuse « les frères du Temple de cacher le loup sous l’apparence de l’agneau, et de supplicier Jésus-Christ une seconde fois ».

Ils sont hérétiques, débauchés, sodomites, ils souillent la Terre de leur ordure.

« La colère de Dieu s’abattra sur ces fils d’incrédulité, dit Nogaret, car nous avons été établis par Dieu sur le poste élevé de l’éminence royale pour la défense de la foi et de la liberté de l’Église. »

En la circonstance, le roi, prétendait Guillaume de Nogaret, n’avait agi qu’à la demande du pape et de l’inquisiteur de France.

Comment aurais-je pu croire que Philippe le Bel avait obéi aux injonctions de Clément V, « son » pape, et de Guillaume de Paris, « son » confesseur ?


Il avait au contraire forcé le pape à ouvrir une enquête sur l’ordre du Temple et à suivre ainsi les volontés du roi. Quant aux inquisiteurs, ils avaient reçu de Nogaret des instructions précises dont j’ai eu plus tard connaissance. Les officiers royaux devaient d’abord dresser l’inventaire des biens saisis et mettre les personnes sous bonne et sûre garde.

Les agents du roi conduiraient le premier interrogatoire, puis les inquisiteurs exhorteraient les Templiers à confesser leurs crimes, à choisir entre le pardon et la mort, entre dire la vérité et la dénégation.

On userait de la torture s’il en était besoin.

On écrirait les confessions de ceux qui auraient avoué.

« On interrogea les Templiers par paroles générales, jusqu’à ce que l’on tirât d’eux la vérité, c’est-à-dire les aveux, et qu’ils y eussent persévéré. »


Je me suis tu.

Je n’avais pas prêté allégeance à l’ordre du Temple.

J’étais au roi.

Mais je savais que les accusations portées contre les Templiers étaient mensongères.

Et la douleur et la honte m’ont envahi comme des herbes malfaisantes qui dévorent ce qui me reste de vie.


84.

Ces années-là, j’ai vécu chaque jour dans le tourment.

Si je voulais échapper à la persécution qui frappait à coups redoublés les chevaliers du Temple, je devais dissimuler la souffrance et le dégoût que j’éprouvais, tant ma conviction était grande de l’innocence de ces hommes et de leur ordre.

Mais je devais aussi ne point me retirer, demeurer dans l’entourage de Nogaret, lui faire croire que j’approuvais ces procès qui s’ouvraient par tout le royaume.


J’avais assisté, le dimanche 15 octobre 1308, dans les jardins du palais royal, à un grand rassemblement de foule. Les sergents du roi, les prêcheurs dominicains avaient convoqué le peuple afin qu’il écoutât les hommes de Nogaret, les prédicateurs, les inquisiteurs dénoncer l’ordre du Temple qui avait « abandonné la fontaine de vie afin d’adorer le Veau d’or ».

Les Templiers avaient sacrifié aux idoles et ne formaient plus qu’une « race immonde et perfide qu’il fallait détruire ».

Le peuple acclamait les accusateurs.


Les jours suivants il se pressait dans une salle basse de la forteresse du Temple où se tenaient les premiers procès.

Il y avait là, pour juger, des moines, des conseillers du roi entourés de greffiers, de bourreaux, d’hommes d’armes.

Les inculpés, ces pauvres chevaliers du Christ, venaient avouer les infamies dont on les accusait.

Personne n’évoquait les tortures auxquelles ils avaient été soumis : les brodequins, le fer, le feu.

Des dizaines étaient morts en subissant la question.

Les survivants confessaient leurs sacrilèges.


J’entendis le maître de l’Ordre, Jacques de Molay, le visiteur de France, Hugues de Pairaud, le précepteur de Normandie, Geoffroy de Charnay, reconnaître qu’ils avaient renié le Christ, craché sur la croix, pratiqué la sodomie.

J’écoutai, fasciné, ces dignitaires de l’Ordre, ces hommes dont je savais qu’ils avaient héroïquement combattu l’Infidèle en Terre sainte, s’avilir.

Comment les humbles chevaliers du Temple n’auraient-ils pas eux aussi confessé ce que voulaient entendre leurs bourreaux ?

Il y eut ainsi, dans toutes les provinces du royaume, une avalanche d’aveux.

Sans doute les Templiers espéraient-ils obtenir la clémence et le pardon des juges, donc leur mise en liberté.


Je compris que c’est ce que craignaient Guillaume de Nogaret, Enguerrand de Marigny et le roi lui-même. Mais c’est ce que le pape Clément V souhaitait.

Aussitôt on l’accabla :

« Que le pape prenne garde ! ai-je lu. On pourrait croire que c’est à prix d’or qu’il protège les Templiers, coupables et passés aux aveux, et qu’il s’oppose ainsi au zèle catholique du roi de France ! »

On appella au jugement du peuple dont on convoqua les délégués à Tours.

C’était au peuple de purger le monde :

« Contre une peste si scélérate, celle du Temple, doivent se lever les lois et les armes, les animaux mêmes et les autres éléments !

« Nous voulons vous faire participer à cette oeuvre, très fidèles chrétiens, et nous vous ordonnons d’envoyer sans délai à Tours deux hommes d’une foi robuste qui, au nom de vos communautés, nous assistent dans les mesures qu’il sera opportun de prendre. »


Le pape ne pouvait que s’incliner. Il convoqua, selon les voeux de Philippe le Bel, un concile à Vienne, en Dauphiné. On y jugerait l’Ordre en tant qu’ordre. Et les simples chevaliers, personnes singulières, continueraient, eux, à être jugés par les tribunaux de l’Inquisition.


Ce fut, par tout le royaume, recrudescence de procès, donc de tortures, d’aveux et de rétractations.

On menaçait ceux qui revenaient sur leur confession, dictée par les souffrances de la torture, de leur opposer leurs propres aveux :

« Prenez garde, réfléchissez à ce que vous avez déjà dit ! »

La main du bourreau se levait et le pauvre chevalier du Temple s’écriait :

« Plût à Dieu que l’on observât ici l’usage des Sarrasins qui coupent la tête des pervers en la fendant par le milieu ! »

Il décrivait ce qu’il avait subi :

« On m’a lié les mains derrière le dos, si serrées que le sang jaillissait des ongles, et on m’a mis dans une fosse, attaché avec une longe. Si on me fait subir encore de pareilles tortures, je dirai tout ce qu’on voudra. Je suis prêt à subir des supplices pourvu qu’ils soient courts ; qu’on me coupe la tête, qu’on me fasse bouillir pour l’honneur de l’Ordre, mais je ne peux pas supporter des supplices à petit feu comme ceux qui m’ont été infligés depuis plus de deux ans en prison… »


Et cependant – j’en remerciai Dieu ! –, des Templiers de plus en plus nombreux revenaient sur leurs aveux, se présentaient comme défenseurs de leur ordre.

On en compta cinq cent quarante-six parmi les emprisonnés de Paris qui bravèrent ainsi leurs juges.

Je connaissais trop les hommes du roi pour penser qu’ils accepteraient ainsi une défaite.

Et je ne fus pas surpris quand j’appris que l’archevêque de Sens, frère d’Enguerrand de Marigny, avait condamné comme « relaps » ceux qui, après être passé aux aveux, s’offraient à défendre leur ordre.

Cinquante-quatre d’entre eux furent entassés dans des charrettes et brûlés publiquement entre le bois de Vincennes et le Moulin à Vent de Paris, hors de la porte Saint-Antoine.

On a rapporté qu’ils souffrirent dans les flammes avec un courage qui frappa le peuple et l’induisit à les considérer comme innocents.

C’était le grand péril pour leurs accusateurs.

Il fallait que se réunisse au plus tôt le grand concile de Vienne afin que la condamnation de l’Ordre fût prononcée et que le peuple se convainquît de la malignité de l’Ordre et de sa damnation.


85.

Je suis entré dans Vienne avec l’armée et la cour du roi.

C’était le 20 mars 1312 et je baissais la tête comme un couard et un félon qui n’ose regarder droit dans les yeux ceux qu’il a abandonnés et même trahis.

Car je n’avais plus aucun doute sur l’innocence des chevaliers du Temple, sur cet ordre dont mes aïeux, vassaux du roi, avaient été membres sans cependant l’avoir servi, puisqu’ils étaient d’abord chevaliers du souverain de France.


Je me sentais proche de ces centaines de chevaliers du Temple et de leurs frères sergents, morts sous la torture pour avoir refusé de reconnaître les accusations portées contre eux.

J’avais appris, alors qu’avec le roi je séjournais à Lyon, que l’Ordre était accusé d’avoir incité ses membres à profaner le crucifix en l’insultant, en crachant sur la croix, et d’adorer des idoles en forme de tête humaine.

Ils auraient porté nuit et jour sur leurs chemises des cordelettes enchantées par le contact de ces idoles.

Certaines d’entre elles, en argent doré, étaient censées renfermer des fragments de crâne humain enveloppés dans un linge.

Comment aurais-je pu croire cela, moi qui étais le fils de Denis Villeneuve de Thorenc, compagnon du roi Saint Louis ?

Mais les accusateurs affirmaient que l’Ordre avait mis, autant qu’il avait pu, le nom chrétien en mauvaise odeur auprès des incrédules, et avait fait chanceler des fidèles dans la stabilité de leur foi !

L’Ordre était accusé d’être tout entier corrompu par des superstitions impies.

Les hosties n’étaient pas consacrées, et la sodomie la règle imposée aux chevaliers !

Et tout cela, incroyable, avait été reconnu dans un premier temps par les chevaliers du Temple dont on avait brisé le corps par la question.

« J’avouerais que j’ai tué Dieu ! » s’était même écrié devant ses bourreaux un chevalier.


Mais, le 19 mars 1312, le roi a quitté Lyon avec son armée et sa cour, et le 20, nous sommes entrés dans Vienne.

Car Guillaume de Nogaret craignait que les évêques d’Allemagne, d’Aragon, de Castille et d’Italie refusent de condamner l’Ordre. Il fallait donc que le roi de France apparaisse, entouré de ses hommes d’armes, et impose la condamnation de l’Ordre ou sa dissolution.

« Si l’Ordre ne peut être condamné par voie de justice, avait dit Clément V, qu’il le soit de manière expéditive afin que notre cher fils, le roi de France, ne soit pas scandalisé. »

Le roi s’assit auprès du pape et les trois cents pères de l’Église rassemblés approuvèrent la bulle que leur lisait Clément V.


C’était le 3 avril 1312, l’ordre du Temple n’était pas supprimé par voie de « sentence définitive », mais par voie de « règlement apostolique ».


Mon Dieu, pourquoi avez-Vous laissé commettre ce crime contre les meilleurs de Vos fils ?

J’ai prié, je me suis agenouillé.

J’étais vassal fidèle du roi de France.

Dieu était mon Seigneur, et j’acceptai Son mystère.


86.

J’ai bu la coupe jusqu’à la lie.

J’appris comment les biens de l’ordre du Temple furent livrés à la meute des avides pour la curée, et non transmis à l’ordre des Hospitaliers comme il en avait été décidé au concile de Vienne.

Le roi, Philippe le Bel, l’Énigmatique, se réserva la plus grande part de cette proie.

Ses dettes envers l’Ordre furent éteintes, puisque les règles de l’Église interdisaient de payer leur dû aux hérétiques, et que l’ordre du Temple l’était devenu.

Le roi saisit aussi tous les coffres remplis de pièces qui se trouvaient dans les commanderies.

Quant à l’ordre des Hospitaliers, il lui restait quelques reliefs de la curée, mais il devait rembourser à la Couronne les sommes dépensées pour garder dans leurs cachots les chevaliers du Temple.


La quête effrénée d’argent était bien une marche vers la mort.

Je n’ai donc jamais cru, après ce que j’avais vu et entendu au concile, que les chevaliers prisonniers seraient rendus à la vie au lieu de pourrir dans la nuit des basses-fosses, le corps entravé de chaînes.

J’ai su que les quatre hauts dignitaires de l’Ordre, Jacques de Molay, le grand maître, et Geoffroy de Charnay, précepteur de Normandie, Geoffroy de Gonneville et Hugues de Pairaud, le visiteur, imaginaient au contraire qu’on les libérerait.

Des cardinaux furent chargés de recueillir confirmation de leurs aveux qu’ils devraient réitérer devant le peuple face à Notre-Dame.


J’ai vu dresser le grand échafaud sur le parvis de la cathédrale. Il était décoré de tentures et d’insignes religieux, meublé de sièges et de porte-flambeaux.

Le lundi 18 mars 1314, la foule se rassembla dès l’aube autour de l’échafaud.

J’étais à une fenêtre, regardant cette mer houleuse, ces hommes juchés sur les toits ou qui se pressaient aux fenêtres.

Les quatre coupables s’avancèrent enfin, hâves, et répétèrent devant les cardinaux et la foule leurs fautes sacrilèges.

Ils reconnaissaient être les chevaliers de Satan et non du Christ. Ils avaient livré la Terre sainte aux Infidèles.

Puis ils se turent et un cardinal commença à lire la sentence. Leurs aveux ne les avaient pas protégés. Ils étaient condamnés au « mur », la détention perpétuelle, une agonie éternelle plus cruelle que la mort par le feu.

Je vis Jacques de Molay se redresser. Je l’entendis crier d’une voix forte, et Geoffroy de Charnay s’était joint à lui :

« Nous ne sommes pas coupables des choses dont on nous accuse, mais nous sommes coupables d’avoir bassement trahi l’Ordre pour sauver nos vies ! Nous avons eu peur des tourments. Mais l’Ordre est pur, il est saint ! Les accusations sont folles, absurdes ! Les confessions, menteuses ! »

La foule a murmuré. Je l’ai sentie tout à coup pleine de compassion.

Un sergent a frappé sur la bouche de Jacques de Molay afin qu’il se taise, et on a entraîné les deux dignitaires qui s’étaient rétractés.

Je savais que la mort était au bout de leur chemin.

Le roi de France n’était pas homme à se laisser défier.


Philippe le Bel était dans son jardin à l’autre extrémité de l’île de la Cité.

On l’avertit de la rébellion et rétractation de Jacques de Molay et de Geoffroy de Charnay.

Lui, si maître des apparences, laissa jaillir sa fureur, ordonna qu’on dressât aussitôt un bûcher dans l’île des Juifs, en face du quai des Augustins.


J’avais rejoint Geoffroy de Paris, clerc et chroniqueur.

Je vis ainsi Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay marcher calmement vers le bûcher, se dépouiller eux-mêmes de leurs vêtements.

Je vis le visage serein de Jacques de Molay. Il s’était tourné vers Notre-Dame et avait regardé le palais royal, et sans doute avait-il aperçu le roi, ses proches conseillers, les chevaliers de la Cour qui voulaient voir le spectacle de sa mort.

Les bourreaux s’approchèrent et les flammes enveloppèrent les deux Templiers.

Je reconnus la voix de Jacques de Molay qui criait :

« Les corps sont au roi de France, mais les âmes sont à Dieu ! »


Après, il n’y eut plus que fumées, braises et cendres.

Et le souvenir de ces deux hommes, et la rumeur qui s’était aussitôt répandue, selon laquelle Jacques de Molay avait assigné le pape et le roi à comparaître devant Dieu dans le délai d’un an.

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