cinquième partie


(avril 1250 - septembre 1254)

« Je n’ai point gagné ce que je désirais le plus gagner, la chose pour laquelle j’avais laissé mon doux royaume de France et ma mère, plus chère encore, qui criait après moi, la chose pour laquelle je m’étais exposé aux périls de la mer et de la guerre…

– Et qu’est-ce donc, ô Seigneur Roi, que vous désirez si ardemment ?

– C’est votre âme que le diable se promet de précipiter dans le gouffre ! »

Entretien de Saint Louis, durant sa captivité, avec un émir, mai 1250.


58.

J’étais auprès du roi en ces jours d’avril et mai 1250 qui furent ceux de la plus grande épreuve que puisse endurer un souverain chrétien.

Nous entendions les cris des chevaliers et des hommes d’armes malades ou blessés que les Infidèles massacraient. Ni le plus humble des arbalétriers, des sergents à pied, ni le plus riche des barons, ni le roi ne pouvaient imaginer, prévoir ce qu’il adviendrait de lui dans l’heure d’après.

J’entendis les menaces proférées contre le roi : on allait le torturer s’il n’abjurait pas.

On frôlait son visage et sa poitrine avec la lame d’un glaive couvert de sang séché.


Puis le sultan se présentait à lui, lui faisait confectionner une robe de soie noire fourrée de vair et de gris, où il y avait grande foison de boutons d’or, et ordonnait qu’on le soignât.

Il interrogeait le roi avec respect, indiquait que les Mamelouks avaient tué près de trente mille chrétiens, sans compter ceux qui s’étaient jetés dans les flots et s’y étaient noyés. Les prisonniers étaient si nombreux, peut-être une vingtaine de milliers, qu’il fallait bien tuer ceux qui ne pouvaient marcher.

Nous écoutions en dissimulant nos larmes.


Des Sarrasins poussaient parmi nous des barons qui venaient d’être pris sur les navires qui tentaient de gagner Damiette.

Joinville avait jeté dans le Nil ses bijoux, ses pièces d’or, et même ses reliques afin qu’elles ne fussent pas profanées.

Les mariniers n’avaient eu la vie sauve qu’à condition de se convertir à l’islam, et tous l’avaient fait aussitôt.

Puis on avait relégué les barons à fond de cale après les avoir enchaînés.


Dans cette pénombre poisseuse, avec la honte et la mort pour compagnes, l’un d’eux répétait qu’ils avaient tous été fols, aveuglés par Satan, de se faire la guerre quand ils vivaient libres dans leur royaume de France, ou en Languedoc ou Poitou, en Flandre ou Champagne. Et si Dieu les reconduisait en terre française, ils se souviendraient de ce qu’ils avaient vécu et vivraient désormais en bonne entente.

Et ils seraient fidèles à leur roi, qui, lorsqu’il établissait avec le sultan et ses émirs les conditions de sa libération contre une rançon de cinq cent mille livres, exigeait que tous les chrétiens eussent le même sort que lui.


Les Sarrasins étaient chaque jour plus admiratifs du roi qu’un émir appelait « homme sage et de très grande intelligence ».


« Comment a-t-il pu venir à l’esprit de Votre Majesté, eu égard à toute la vertu et au bon sens que je vois en lui, lui demandait-il, de monter sur un navire et de chevaucher le dos des vagues, de venir dans un pays peuplé de musulmans et de guerriers dans la pensée de le conquérir et de s’en faire le seigneur ? Cette entreprise est le plus grand risque à quoi il pouvait s’exposer, lui et ses sujets. »

Le roi savait-il que la Loi musulmane interdisait de recevoir le témoignage de quelqu’un qui avait plusieurs fois pris la mer, car il s’agissait d’un insensé ?

Le roi avait ri.

Et l’interprète avait hésité à traduire ses propos quand il avait dit qu’il avait voulu et voulait encore sauver les âmes des Infidèles, les convertir à la foi chrétienne.

L’émir avait ri à son tour. Le roi avait poursuivi :

« Je ne puis assez m’étonner que vous, qui êtes des hommes discrets et circonspects, vous ajoutiez foi à cet enchanteur, Mahomet, qui commande et permet tant de choses déshonnêtes. En effet, j’ai regardé et examiné son Alcoran et je n’y ai vu qu’impuretés, tandis que d’après les âges anciens, voire même les païens, l’honnêteté est le souverain bien dans cette vie… »

L’émir eut un mouvement de colère et nous nous serrâmes autour du roi.


Nous priâmes.

Nous nous confessâmes les uns aux autres, persuadés que notre sort était scellé.

On menaça à nouveau de soumettre Louis à la torture. Puis les négociations entre le sultan et lui reprirent. Le sultan réclamait cinq cent mille livres pour la libération du seul roi. Celui-ci répondit qu’il n’était pas homme à être racheté à prix d’argent, mais qu’il pouvait remettre Damiette comme rançon pour lui, et les cinq cent mille livres pour celle des prisonniers chrétiens.

Le sultan accepta et, dans un geste généreux, réduisit la rançon de cent mille livres.


La prière était notre bouclier, la foi notre glaive.

Mais Dieu laisse à l’homme la liberté de choisir s’il veut être valeureux ou lâche, fidèle ou félon. Et, au moment de l’épreuve, on reconnaît les âmes de pur métal de celles qui se corrodent.

L’âme du roi fut sans tache.

Il interdit aux barons de négocier chacun pour soi le montant de leur rançon, ce qui eût condamné les plus pauvres à ne jamais recouvrer la liberté. La rançon versée était pour tous.


Et la reine Marguerite, qui était à Damiette, rassembla en quelques jours deux cent mille livres.

Et tous l’entendirent, alors qu’elle était grosse, s’attendant à tout instant à donner naissance à l’enfant, s’employer à convaincre Pisans et Génois de ne pas s’enfuir, mais de demeurer fidèles au roi.

Le jour même de l’accouchement, alors que son fils était né, ondoyé, prénommé Tristan car le temps était à la tristesse, elle les convoqua et leur dit :

« Seigneurs, pour l’amour de Dieu, n’abandonnez pas cette ville. Elle est la rançon du roi et tous ceux qui sont avec lui seraient perdus si elle était prise. Ayez pitié de cette chétive créature, Tristan, mon fils que voici, et attendez que je sois relevée. »

Comme les Italiens exprimaient la crainte d’être affamés, elle les retint tous aux gages du roi.

Et Damiette put rester la rançon de Louis.


Nous sûmes tous qu’elle avait dit à un vieux chevalier, avant qu’elle accouchât :

« Je vous demande, par la foi que vous m’avez baillée, que si les Sarrasins entrent dans la ville, vous me coupiez la tête avant qu’ils me prennent. »

Elle s’était agenouillée devant lui, sollicitant cette grâce.

Le chevalier l’avait relevée et lui avait répondu :

« Soyez certaine que je le ferai volontiers, car j’y avais déjà pensé. »

Ainsi fut la reine, héroïque, quand d’autres, avec félonie, s’enfuirent, prisonniers de leur peur.

D’autres encore, tel Philippe de Nemours, se vantèrent d’avoir, à la pesée des espèces de la rançon, réussi à tromper les Sarrasins. Le roi s’indigna qu’on ne respectât pas la parole qu’il avait donnée, et fit compléter la rançon.


Mais bravoure et droiture ne doivent pas rendre aveugle.


Chaque jour, les musulmans violaient leurs engagements, massacraient leurs prisonniers, car ils en avaient en trop grand nombre. Aussi la reine Marguerite et tous les chrétiens que la maladie ou les blessures n’immobilisaient pas quittèrent Damiette et embarquèrent avant que les portes de la ville ne fussent ouvertes aux Infidèles.

Bien leur en prit, car les musulmans, dès qu’ils pénétrèrent dans Damiette, massacrèrent tous les chrétiens qu’ils y trouvèrent.


Nous qui étions aux côtés du roi, attendant qu’on nous conduisît jusqu’à l’embarcadère, comprîmes que notre sort était encore incertain.

Certains des musulmans étaient menaçants, refusant de nous laisser partir, et la foule qui entourait le camp des Infidèles les soutenait, hurlant contre nous.

D’autres, scrupuleux des accords conclus, nous conduisirent jusqu’au rivage.

La foule hostile nous suivait.

Nous vîmes une galère génoise amarrée à l’embarcadère sur lequel se pressaient un groupe d’hommes. Quand nous fûmes proches d’eux, il y eut un coup de sifflet et ces hommes dévoilèrent leurs arbalètes, visant la foule des Infidèles qui s’enfuit. Alors nous pûmes embarquer.


Nous nous éloignâmes rapidement du rivage. Les rames des galériens battaient la mer au rythme du tambour de la chiourme, et c’était comme si elles faisaient écho aux battements de nos coeurs.


Nous pensions tous aux milliers de prisonniers qui restaient encore entre les mains des Infidèles.

Et à ceux des seigneurs, les comtes de Flandre, de Soissons et de Bretagne, qui regagnaient la France, contrevenant aux désirs du roi qui avait décidé de faire voile vers le port de Saint-Jean-d’Acre, en Terre sainte.


Car le roi n’avait pas renoncé à la croisade.

Il s’indigna quand il apprit que son frère, Charles d’Anjou, violant les interdits imposés aux croisés, jouait aux dés.

Il les jeta par-dessus bord.

Puis il s’agenouilla et je l’entendis répéter les paroles qu’il avait prononcées le jour de son sacre, à Reims :

« Beau Sire Dieu, je lève mon âme vers Vous, et me fierai à Vous ! »


59.

Le roi s’est agenouillé et a embrassé la Terre sainte.

Et nous tous, qui débarquions après lui de la galère génoise, l’avons imité.

Avec lui nous avons rendu grâces à Dieu de nous avoir permis de prier sur la terre du martyre et de la résurrection de Jésus-Christ.

Puis, alors que nous nous dirigions vers le château royal, j’ai regardé cette cité de Saint-Jean-d’Acre bâtie sur un long promontoire séparant la rade de la mer. Sur une colline située au nord de la ville, des maisons blanches et basses formaient un bourg hors de l’enceinte qui protégeait les vieux quartiers et s’appuyait au château royal.

Lorsque le roi a dit qu’il faudrait protéger ce bourg par une muraille, j’ai su qu’il songeait à demeurer en Terre sainte.

Dans les jours qui suivirent, son intention se confirma.


Le sultan d’Égypte, qui avait signé avec le roi une trêve de dix ans, ne la respectait pas.

Au lieu de délivrer tous les prisonniers, comme promis, il n’en remit aux envoyés du roi que quatre cents. Il en restait près de douze mille en Égypte.


Alors le roi réunit les barons et chevaliers qu’il avait coutume de consulter. Sa voix tremblait de colère :

« Les émirs, dit-il, malgré la trêve conclue et jurée, ont choisi parmi leurs prisonniers des jeunes gens qu’ils ont forcés, l’épée sur la tête, d’abjurer la foi catholique et d’embrasser celle de Mahomet, ce que plusieurs ont eu la faiblesse de faire, mais les autres, comme des athlètes courageux, enracinés dans leur foi et persistant constamment dans leur ferme résolution, n’ont pu être ébranlés par les menaces ni par les coups des ennemis, et ils ont reçu la couronne du martyre. Leur sang, nous n’en doutons pas, crie au Seigneur pour le peuple chrétien. Ils seront plus utiles dans cette patrie que si nous les eussions conservés sur la terre. Les musulmans ont aussi égorgé plusieurs chrétiens qui étaient restés malades à Damiette. »


Il n’en dit pas plus ce jour-là, mais, un dimanche, il envoya chercher ses frères, les comtes, les gentilshommes, et quand nous fûmes réunis dans l’une des salles voûtées du château royal, il nous dit :

« Seigneurs, Madame la reine ma mère m’a mandé et prié, dans les termes les plus forts possible, de revenir en France, car mon royaume est en grand péril par la faute du roi d’Angleterre qui ne me laisse ni paix ni trêve.

« Les gens d’Acre à qui j’en ai parlé m’ont dit que si je m’en retournais, cette terre serait perdue, personne ne voulant plus y demeurer après mon départ avec si peu de gens. Ainsi je vous prie de réfléchir là-dessus, et comme l’affaire est d’importance, je vous laisse le temps de me répondre ce que bon vous semblera d’ici à huit jours. »


– Hugues de Thorenc, mon fils, sache que jamais mes nuits ne furent aussi courtes.

Je n’étais que le comte Denis Villeneuve de Thorenc, et personne parmi les grands seigneurs ne s’enquit de mon avis.

Quand, le dimanche venu, le roi demanda à chacun de donner sa réponse, les frères du roi, Charles d’Anjou et Alphonse de Poitiers, et les autres seigneurs dirent qu’ils avaient choisi Guy de Mauvoisin pour être leur interprète.

Celui-ci se leva et énonça d’une voix solennelle :

« Sire, vos frères et les gentilshommes ici présents ont considéré votre situation et ont jugé qu’il vous était impossible de demeurer ici pour l’honneur de votre royaume, car des mille huit cents chevaliers que vous avez amenés en Chypre, il n’en reste ici pas une centaine. Ainsi donc, ils vous conseillent, Sire, de retourner en France et de vous y procurer des hommes et de l’argent, grâce à quoi vous puissiez revenir rapidement dans ce pays pour vous venger des ennemis de Dieu et de la captivité qu’ils vous ont infligée. »


Le roi exigea que chacun s’exprimât et je crus que tous approuveraient Guy de Mauvoisin.

Et puis il y eut le comte de Jaffa qui dit seulement : « Mon château est sur la frontière, et si je conseillais au roi de demeurer, on penserait que c’est par intérêt. »

Le légat interrogea Jean de Joinville, qui s’exprima avec colère :

« Que le roi emploie ses fonds, dit-il, qu’il envoie chercher des chevaliers en Morée et outre-mer. Ainsi il pourra faire campagne pendant un an et, grâce à son séjour, les pauvres pèlerins qui ont été faits prisonniers au service de Dieu ou du sien seront délivrés. Autrement, ils ne sortiront jamais de captivité. »


Le maréchal de France Guillaume de Beaumont approuva Joinville. Mais son neveu, qui avait fort envie de rentrer en France, s’écria : « Que voulez-vous dire ? Rasseyez-vous et fermez votre gueule ! »

Le roi intervint :

– Monsieur Jean de Beaumont, vous faites mal, laissez-le parler.

– Certes, Sire, je ne le ferai pas !

Il se tut et personne ne me prêta attention quand je dis qu’il y avait quelque déraison à prêcher le départ du roi de Terre sainte dans l’intention de préparer son retour ici.

Je n’ai pas ajouté que je pensais que c’était mensonge et félonie.

Le roi se leva :

« Seigneurs, je vous ai bien entendus, dit-il. Je vous répondrai sur ce qu’il me plaira de faire d’aujourd’hui en huit. »


Je n’ai pas été surpris quand, le dimanche suivant, Louis, après avoir dit que Madame la reine avait assez de gens pour défendre le royaume, ajouta en haussant la voix :

« J’ai considéré qu’à aucun prix je ne devais laisser perdre le royaume de Jérusalem que je suis venu conquérir et garder. Mon avis est maintenant de rester. Venez me parler hardiment. Je vous donnerai tant d’argent que ce ne sera pas ma faute, mais la vôtre, si vous ne voulez pas demeurer. »


Un mois plus tard, j’ai entendu la voix courroucée du roi lancer devant les barons réunis :

– Seigneurs, il y a déjà un mois que l’on sait mon dessein de demeurer ici, et je n’ai pas encore appris que vous m’ayez retenu un seul chevalier !

Et j’ai dû entendre aussi la réponse des grands barons :

– Sire, nous n’en trouvons pas, car tous se font si exigeants, tous si désireux qu’ils sont de retourner dans leur pays, que nous n’osons donner ce qu’ils demandent…

– Et qui trouverez-vous à meilleur marché ? demanda le roi.

On cita mon nom et celui du sénéchal de Champagne. Le roi nous convoqua. Jean de Joinville s’agenouilla et je l’imitai.

Le roi nous fit asseoir.

– Mes gens disent qu’ils vous trouvent dur, dit le roi à Joinville.

– Sire, je n’y peux rien, j’ai été fait prisonnier sur l’eau, il ne me demeure plus rien, car j’ai perdu tout ce que j’avais. J’ai dit que je n’avais rien possédé, que j’étais nu de richesses.

Le roi nous saisit la main et dit :

– Je vous prends à mes gages.


D’autres chevaliers sont venus nous rejoindre, mais nous n’étions plus la grande armée de la croisade. La mort avait moissonné à grands coups de faux dans nos rangs.

Le roi cependant ne renonça pas. Il décida de renforcer les remparts des villes de Terre sainte, d’y élever des tours et des forteresses, de colmater les brèches dans les murailles des cités franques. Et à Acre, à Césarée, à Jaffa, à Sidon, sous sa direction des centaines de chrétiens se mirent à l’oeuvre.


La certitude qu’un jour nous marcherions à partir de ces forts et de ces villes de la côte vers Jérusalem se renforça en même temps que ces défenses.

Louis refusa même de se rendre en pèlerinage à Jérusalem, comme le lui proposait le sultan, qui lui offrait un sauf-conduit. Il n’entrerait à Jérusalem qu’en vainqueur, qu’en héritier du Christ, qu’en libérateur de la ville où Jésus avait souffert.


Il rassembla une nouvelle fois ses barons et ses chevaliers et nous annonça qu’il avait décidé de renvoyer en France ses deux frères, Charles d’Anjou et Alphonse de Poitiers.

Car des messagers arrivés de France lui avaient appris que le royaume était parcouru par des foules exaltées que guidait un moine cistercien que l’on nommait le Maître de Hongrie.

Celui-ci avait quitté son ordre, prêchait des paroles de justice qui devenaient vent de révolte contre l’Église et les puissants.

Il prétendait rassembler une armée qui rejoindrait la Terre sainte et libèrerait le roi Louis qu’il affirmait prisonnier des Infidèles.

Tous ceux que la faim tenaillait, que la richesse des grands indignait, que les ors de l’Église blessaient, rejoignaient ces bandes qui allaient de ville en ville, de Rouen à Orléans, d’Amiens au Puy.

Les jeunes pâtres quittaient leurs troupeaux et suivaient le prédicateur.

On assurait que cette croisade des pastoureaux bénéficiait de l’appui de la reine Blanche de Castille. N’avait-elle pas ouvert les portes de Paris au Maître de Hongrie qui avait prêché en l’église Saint-Eustache ?


Mais, bientôt, il fut pourchassé, et les milices communales, les sergents du roi traquèrent ces pastoureaux, qui pillaient, dévastaient les églises, brûlaient les synagogues. Et le Maître de Hongrie fut capturé et pendu à Bourges.


Les frères du roi devaient apporter consolation et soutien à la reine Blanche de Castille.

Le roi nous lut la lettre qu’il confiait à ses frères :

« Louis, par la grâce de Dieu, roi des Français, à ses chers et fidèles prélats, barons, guerriers, citoyens, bourgeois et à tous les autres habitants de son royaume, à qui ces présentes lettres parviendront.

« Pour l’honneur et la gloire du nom de Dieu, désirant de toute notre âme poursuivre l’entreprise de la croisade, nous avons jugé convenable de vous informer tous… »


Mon fils, en écoutant le roi, j’ai à nouveau gravi notre calvaire, celui menant de notre espérance à nos défaites, à nos humiliations et à nos souffrances. Le roi ne dissimulait rien, mais sa parole n’était point désespérée. « Les Français, disait-il, sont un peuple privilégié pour la conquête de la Terre sainte, que vous devez regarder comme votre propriété.

« Nous vous invitons tous à servir Celui qui vous servit sur la Croix en répandant son sang pour votre salut, car la nation infidèle qui s’est emparée de l’héritage du Christ est une nation criminelle : outre les blasphèmes qu’elle vomit, en présence du peuple chrétien, contre le Créateur, elle bat de verges la Croix, crache dessus et la foule aux pieds en haine de la foi chrétienne. Courage, donc, soldats du Christ ! Armez-vous et soyez prêts à venger ces outrages et ces affronts, prenez exemple sur vos devanciers !

« Faites donc vos préparatifs et que tous ceux à qui la vertu du Très-Haut inspirera de venir ou d’envoyer du secours soient prêts pour le mois d’avril ou de mai prochain… La nature de l’entreprise exige la célérité, et tout retard deviendrait funeste…

« Pour vous, prélats et autres fidèles du Christ, aidez-nous auprès du Très-Haut par la ferveur de vos prières ! Ordonnez qu’on en fasse dans tous les lieux qui vous sont soumis, afin qu’elles obtiennent pour nous la Clémence divine… »


Ce qui vint, mon fils, au printemps de l’an de grâce 1253, ce fut l’annonce de la mort de la reine Blanche de Castille, qui, la sentant venir, avait demandé le voile à l’abbesse de Maubuisson, mourant ainsi le 1er décembre 1252 dans cette abbaye comme une religieuse de l’ordre de Cîteaux.

Le cri poussé par le roi de France quand il apprit la nouvelle, près de trois mois plus tard, me traverse encore.

Puis il pleura, s’agenouilla devant l’autel, mains jointes, remerciant Dieu de lui avoir donné une si bonne mère :

« Il est bien vrai, beau, très doux père Jésus-Christ, que j’aimais ma mère par-dessus toutes créatures qui vivent dans ce monde, et qu’elle méritait bien cet amour.

« Mais, puisqu’il vous a plu qu’elle trépasse en ce monde, que Votre Nom soit béni ! »


Je savais que nous allions quitter la Terre sainte.


60.

Lorsque nous avons quitté le port de Saint-Jean-d’Acre, la tristesse du roi m’a paru si grande que je n’ai pu retenir mes larmes.

Il était agenouillé devant l’autel que le légat du pape, Eudes de Châteauroux, l’avait autorisé à dresser à bord de cette nef marseillaise sur laquelle avaient embarqué les proches de Louis, ses conseillers, la reine Marguerite ainsi que ses deux enfants nés en Terre sainte.

Le roi portait la croix sur son vêtement et c’était comme s’il avait voulu montrer à tous qu’il reviendrait sur la terre de Jésus-Christ, qu’il demeurait un croisé malgré l’échec que nous venions de subir.


Et c’était grande peine, grande incompréhension, car nous avions combattu pour la gloire de Dieu, nous nous étions mis à Son entier service, et Il avait laissé les Infidèles remporter la victoire.

J’étais sûr que le roi, comme moi, comme nous, s’interrogeait, et c’était aussi douloureux que si nous avions été soumis à la question : quelle faute avions-nous donc commise ?



Nous avions été des milliers à notre arrivée et nous ne laissions là qu’une centaine de chevaliers avec à leur tête l’un des vassaux les plus fidèles du roi, Geoffroy de Sergines.

Louis avait fait fortifier les villes franques, Acre, Césarée, Sidon, Jaffa, mais comment, si nous ne revenions pas résister à la poussée des Infidèles et délivrer Jérusalem, rendre aux chrétiens le Saint-Sépulcre ?

Ma souffrance était comme une brûlure qui consumait mon âme, et combien plus vive devait être celle du roi qui avait conduit cette croisade !

Nous avions vogué vers la Terre sainte avec une flotte de trente-huit grandes naves, et nous sortions de la rade de Saint-Jean-d’Acre avec à peine dix navires.

Et le vent, ce 25 avril 1254, nous était hostile.


Nous nous sommes dirigés vers Chypre. Chaque jour, le roi faisait dire la messe, mais le légat n’avait pas autorisé la consécration du pain et du vin, et chaque office était comme une pénitence.

Et tout au long de notre navigation vers le royaume de France, nombreux furent les signes de l’irritation de Dieu.

Il y eut le feu qui éclata dans la chambre de la reine par la maladresse d’une de ses servantes. Les toiles qui couvraient les habits de la reine s’embrasèrent et, réveillée, celle-ci sauta toute nue hors de son lit, puis, pleine de sang-froid, jeta le linge à la mer, n’ayant pas même secoué ses enfants, disant que si le navire devait sombrer, ils rejoindraient Dieu en dormant.


Le roi se réveilla en entendant les mariniers crier « Au feu ! Au feu ! ». L’incendie fut éteint, mais, au matin, Louis exigea que Joinville, qui était responsable des serviteurs de la famille royale, ne se couchât désormais qu’après avoir éteint tous les feux.

« Et sachez que je ne me coucherai pas avant que vous ne soyez revenu vers moi », conclut Louis.


Le roi avait montré là sa sagesse et sa mansuétude.

Et il fit preuve de sa noblesse d’âme quand, par une journée de brume épaisse comme un manteau de laine, le navire heurta un banc de sable près du port de Larnaca, à Chypre.

L’équipage fut saisi d’effroi. La reine et ses enfants criaient. La quille du bateau s’était brisée.

On invita le roi, par mesure de sauvegarde, à quitter le navire et à rejoindre terre.

Il dit : « Seigneurs, si je descends de cette nef, personne ne voudra plus y mettre les pieds. Et chacun aime autant sa vie comme j’aime la mienne, et s’ils abandonnent ce navire, ils auront à rester à Chypre. C’est pourquoi, s’il plaît à Dieu, je ne mettrai jamais autant de gens en péril de mort, et donc je resterai avec eux pour les sauver. Je préfère donc mettre ma vie ainsi que celle de ma femme et de mes enfants dans la main de Dieu plutôt que de faire un si grand tort à tous les gens rassemblés ici. »


La nef fut réparée, mais à peine avions-nous quitté Chypre que nous dûmes affronter la tempête.

Le roi se mit à prier, et quand le vent se fut calmé, il confia d’une voix grave que Dieu nous tenait dans Sa main, qu’Il venait de nous dire, en nous menaçant et en nous sauvant, qu’Il exigeait de nous que notre vie fût en tous points et toujours celle de chrétiens, fidèles à l’enseignement des Évangiles.

– Je dois réformer ma conduite, conclut-il.

Je n’osai lui dire qu’il était le plus pieux, le plus chrétien des rois.

Il suffit d’ailleurs de quelques jours pour qu’une fois encore il montrât la générosité de son âme.


Alors que nous naviguions au large de la Sicile, non loin de l’île de Lampedusa, trois de nos navires furent capturés par les Sarrasins.

Les seigneurs se rassemblèrent et exhortèrent le roi à poursuivre la route sans tenter de libérer nos compagnons.

Il répondit aussitôt, avant même que tous les seigneurs eussent exprimé leur avis :

– Vraiment, je ne pourrai jamais accepter vos conseils de laisser mes soldats entre les mains des Sarrasins et de ne pas faire tout en mon pouvoir pour les délivrer.

Il haussa la voix :

– Je vous commande donc de retourner vos voiles pour aller les aider !


Dieu nous permit de les arracher aux Sarrasins, puis de gagner le port d’Hyères, dans le comté de Provence, où nous débarquâmes le 10 juillet 1254.


Le roi eût préféré atteindre Aigues-Mortes, dans le royaume de France, mais il céda aux désirs de la reine qui voulait toucher terre au plus tôt, lasse de cette longue et périlleuse traversée. Et comme le comté de Provence appartenait au comte Charles d’Anjou, frère du roi, celui-ci se laissa convaincre.

J’en fus heureux. Les mariniers assuraient que, souvent, des vents contraires soufflaient le long des côtes entre Hyères et Aigues-Mortes, et qu’on pouvait y croiser des galères sarrasines à l’affût d’une proie.


Mais le roi ne parut pas rasséréné et je craignis que la tristesse et le regret de n’avoir pu arracher le Saint-Sépulcre aux Infidèles ne fût désormais, pour lui, un tourment de chaque instant.

Pourtant, il fut accueilli avec joie et respect par les sujets du comte de Provence qui se rendirent auprès de lui tandis qu’il séjournait au château d’Hyères avec la reine Marguerite et leurs enfants.

De nombreux seigneurs et clercs du royaume de France arrivaient chaque jour pour saluer leur roi, enfin, disaient-ils, revenu auprès de ses sujets.


L’abbé de Cluny lui fit présent de deux palefrois qui vaudraient bien aujourd’hui cinq cents livres, un pour lui, un pour la reine, afin de permettre aux souverains de gagner au plus tôt le royaume de France.

J’entendis l’abbé dire :

« Sire, je viendrai demain vous parler de mes besoins. »

Le lendemain, il obtint du roi ce qu’il désirait.

Jean de Joinville fit alors remarquer à Louis qu’il avait écouté «avec plus de bienveillance l’abbé de Cluny parce qu’il vous a donné hier ces deux palefrois ».

Le roi en convint et accepta le conseil et la leçon de Joinville qui recommandait au souverain de ne jamais accepter de présents de ceux qui auraient affaire avec lui et avec ses conseillers.


Je n’avais jamais connu Louis arrogant ni injuste, mais je le découvris plus humble qu’il n’avait jamais été en le voyant écouter avec une attention pleine de ferveur un franciscain, le frère Hugues de Barjols.

On était allé le quérir au couvent d’Hyères. On disait qu’il prêchait comme un nouveau saint Paul. Il était arrivé, suivi par un grand concours d’hommes et de femmes qui priaient en cheminant et qui s’agenouillèrent quand il se mit à haranguer et marteler :

« Seigneurs, je vois trop de religieux à la cour du roi et en sa compagnie, moi le premier ! »

Sa voix était forte, sa foi pure flamboyait dans son regard.

Le roi ne le quittait pas des yeux.

Frère Hugues de Barjols assura qu’il avait lu la Bible et les livres qui vont à côté, et qu’il avait vu dans chacun que c’était par défaut de justice que les seigneuries et les royaumes étaient perdus, passaient d’un seigneur et d’un roi à d’autres.

« Que le roi prenne garde, puisqu’il s’en va en France, à faire si bien justice à son peuple qu’il en conserve l’amour de Dieu, de telle manière que Dieu ne lui ôte pas le royaume de France avec la vie ! »


J’étais effrayé et indigné par de telles paroles que je jugeais menaçantes, mais je voyais le roi les accueillir comme de justes prophéties, avec une sorte de joie pareille à celle, disait-on, qui l’habitait quand il se faisait fustiger, qu’il mortifiait son corps.

C’était son âme qu’il voulait maintenant châtier, demandant à Hugues de Barjols de rester auprès de lui pour la fouetter chaque jour par ses paroles impitoyables.

Mais le franciscain n’accepta que de rester un jour auprès du souverain.


Les heures ne furent pas nombreuses durant lesquelles le roi écouta Hugues de Barjols, mais l’empreinte en demeura profonde.

Et lorsque nous nous mîmes en route pour le royaume de France, Louis chevaucha, tête baissée, comme s’il voulait garder en lui ces paroles franciscaines.

Il les murmura tout au long de la route et je l’entendis plusieurs fois dire distinctement que chacun de ses actes, désor mais, serait inspiré par la Justice, cette vertu que le Seigneur exigeait de ceux qu’Il sacrait rois.


Il répéta ces mots quand nous fûmes en pèlerinage à l’ermitage de sainte Marie Madeleine, à la Sainte-Baume, où la sainte avait vécu dix-sept ans.

À Beaucaire, nous entrâmes dans le royaume de France, le roi portant son oriflamme et son vêtement marqué de la croix des croisés. Nous fûmes à Aigues-Mortes, à Nîmes, à Saint-Gilles et Alès, puis nous gagnâmes Le Puy, Brioude, Issoire, Clermont et Saint-Pourçain, puis Saint-Benoît-sur-Loire.

Les paysans venaient en foule sur notre passage, demandant au roi de les bénir et de les protéger.


Enfin nous arrivâmes au château royal de Vincennes d’où, après une halte, nous partîmes pour l’abbaye royale de Saint-Denis.

Le roi déposa là son oriflamme et sa croix.

Il le fit avec des gestes lents, le visage empreint de tristesse, mais aussi de résolution.

Après quoi nous nous dirigeâmes vers Paris où nous rentrâmes le 7 septembre 1254.

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