première partie
(1226-1234)
« Certes, vous avez raison, je ne suis pas digne d’être roi. Et s’il avait plu à Notre Seigneur, il aurait mieux valu qu’un autre soit roi de France, qui sache mieux gouverner le royaume. »
Saint Louis.
(Guillaume de Saint-Pathus)
40.
Moi, Hugues de Thorenc, au moment où je commence d’écrire cette chronique de la vie du roi de France Louis le Neuvième, ma main tremble et ma vue se brouille.
J’ai connu ce roi qui, en souvenir du lieu de son baptême, aimait à ce qu’on le nommât Louis de Poissy.
Je suis né quarante-deux ans après lui, en avril de l’an 1256. Ma mère est morte en couches, et je n’ai point connu la peau soyeuse de ses mains ni la douceur de sa voix.
C’est la poigne de mon père, Denis de Thorenc, qui a serré ma nuque, ce sont ses ordres que j’ai entendus. Et c’est du roi de France qu’il m’a conté les exploits.
Il était né, comme Louis le Neuvième, en l’an 1214. Il avait été le compagnon de jeux de celui qu’il appelait « mon suzerain, frère royal devant Dieu ». Il ne l’avait plus quitté, fidèle à la lignée des comtes Villeneuve de Thorenc qui furent tous chevaliers, vassaux des rois capétiens et chroniqueurs.
Et je le suis aussi, moi, Hugues de Thorenc, qui, à soixante-six ans, ai entrepris la tâche, alors que règne Philippe V le Long, de rédiger cette chronique dont les trois piliers majeurs sont les vies de Philippe II Auguste, le Conquérant, Louis IX, le Croisé, et celui que j’ai nommé Philippe IV le Bel, l’Énigmatique.
Mais si ma main tremble et ma vue se brouille, c’est que Louis IX le Croisé est plus que l’un des trois piliers, plus qu’un roi fondateur : il est la cathédrale capétienne. C’est lui qui fit construire la Sainte-Chapelle pour accueillir des saintes reliques, dont la couronne d’épines du Christ martyr.
Lui-même est le roi martyr, mort sur la terre infidèle du royaume de Tunis, le 25 août 1270.
Il est Saint Louis, canonisé le 9 août 1297 durant le règne de son petit-fils Philippe IV le Bel, l’Énigmatique.
J’étais alors déjà vieux de quarante et une années.
Mon père était mort depuis vingt-six ans déjà. Il avait trouvé la force, malgré les fièvres qui souvent le terrassaient, d’accompagner le corps de son roi de Carthage à Saint-Denis où Louis de Poissy, son « suzerain, frère royal devant Dieu », fut enseveli le 22 mai 1271.
Et lui, Denis, comte de Thorenc, mourut la même année, le 8 septembre.
En 1271, j’avais quinze ans et je n’imaginais pas que Dieu me laisserait vivre assez longtemps pour que je servisse successivement Philippe III le Hardi, Philippe IV le Bel, l’Énigmatique, Louis X le Hutin, et Philippe V le Long.
Ma main tremble et ma vue se brouille, mais j’écrirai cette chronique.
J’ai lu celle que Jean de Joinville, sénéchal de Champagne, a remise en 1309 à Jeanne de Navarre, épouse de Philippe le Bel.
Joinville avait été le plus proche compagnon de Saint Louis.
J’ai aimé cet homme mort il y a cinq ans seulement, en 1317, qui parlait avec piété de Saint Louis, mais aussi de mon père qu’il avait côtoyé au temps de la première croisade du roi Louis, en 1248.
Mais Jean de Joinville n’avait pas accompagné Louis IX lors de la deuxième croisade, en 1270, qui vit mourir le roi en saint martyr.
Mon père, lui, était à son chevet.
Il fut aussi le chroniqueur du règne de son « suzerain et frère royal devant Dieu », Louis le Croisé et le Saint.
Ses écrits, et les récits qu’il me fit dès qu’à cinq ans je fus en âge de l’entendre et de me souvenir, me guideront.
Je prie Dieu qu’Il tienne ferme ma main et éclaircisse ma vue.
41.
J’ai d’abord pensé, guidé par l’esprit de Dieu, à cette mère, Blanche de Castille, qui, les yeux fermés, le visage creusé par la douleur et couvert de sueur, mord dans un foulard rouge.
Des femmes s’affairent autour d’elle. On apporte des bassines d’eau chaude.
Au fond de la chambre se tiennent des chevaliers et l’époux de Blanche, qui sera Louis VIII, roi de France, à la mort de son père régnant, Philippe II Auguste, le Conquérant.
Les femmes chuchotent, les hommes parlent haut. Ils ne se taisent qu’au moment où les cris de l’enfant emplissent la pièce, que les matrones aux bras nus montrent le nouveau-né, que chacun voit qu’il s’agit d’un mâle.
Il sera Louis le Neuvième du nom.
Mais qui peut savoir, hormis Dieu, que cet enfant né à Poissy le 25 avril 1214 sera sacré à Reims le 29 novembre 1226, qu’il mourra en croisade, à Carthage, le 25 août 1270, et qu’il sera canonisé le 9 août 1297 ?
J’ai cru que sa naissance avait été reçue comme le signe de la bienveillance de Dieu, que l’on avait perçu, dans l’enfant Louis, le roi Louis IX et Saint Louis.
Puis j’ai écouté mon père, Denis de Thorenc. Et j’ai lu ensuite Jean de Joinville.
J’ai appris que Louis n’était pas l’aîné de l’union féconde de Blanche de Castille et du prince Louis le Huitième.
On les avait unis en 1200 alors qu’ils avaient à peine une douzaine d’années. Des enfants leur étaient nés mais étaient morts. L’aîné, Philippe, survivait et il était celui qui devait succéder un jour à son père, le futur Louis VIII, et à son grand-père, Philippe II Auguste, le Conquérant.
Mais Dieu décide.
L’aîné des enfants de Blanche de Castille meurt en 1219, et c’est Louis de Poissy qui devient l’héritier du trône de France.
Deux corps royaux vivants sont sur son chemin.
Dieu choisit de les rappeler à Lui.
Mort de Philippe Auguste, grand-père de Louis de Poissy, le 14 juillet 1223.
Mort de Louis VIII, père de Louis de Poissy, le 8 novembre 1226.
Louis de Poissy a alors douze ans. Il sera adoubé chevalier à la mi-novembre, à Soissons, sur la route de Reims où il doit être sacré roi de France.
Trois cents chevaliers en armes sont allés chercher à l’abbaye de Saint-Remi la sainte ampoule qui contient l’huile sainte. Mais l’archevêque de Reims vient de mourir et c’est l’évêque de Soissons qui couronne et oint le nouveau souverain.
Louis IX est sacré, il porte la couronne et le sceptre, mais ce n’est qu’un enfant de douze ans.
Son père, quelques heures avant sa mort, a exigé de ses barons qu’ils prêtent serment d’allégeance à celui qui va être Louis IX, et qu’ils reconnaissent la mère de l’enfant, Blanche de Castille, pour régente jusqu’à la majorité de Louis.
Ceux qui étaient présents le 8 novembre 1226 à Montpensier, en Auvergne, là où agonise et meurt Louis VIII d’une fièvre de ventre qui le vide et réduit ses entrailles en sang noir, ont prêté ce serment.
Ceux-là « gardent l’honneur, la couronne de France et ce qui en dépend », dit le trouvère Robert Sanceriau.
Cependant, il y a toujours les autres, ceux qui ont subi la dure loi de Philippe Auguste, le Conquérant.
Comment, de son vivant, se dresser contre celui qui, à Bouvines, le 27 juillet 1214, avait écrasé ses barons félons, Renaud de Dammartin, comte de Boulogne, et Ferrand, comte de Flandre, tous deux alliés à Jean sans Terre, roi d’Angleterre, et à Otton de Brunswick, qui fut empereur germanique avant d’être excommunié ? Faits prisonniers, Renaud de Dammartin et Ferrand pourrissent dans les cachots du roi. Mais, puisque le royaume n’est plus gouverné que par un enfant, une femme et quelques vieillards, le moment n’est-il pas venu de secouer le joug du roi de France ?
Et le trouvère que j’écoute dit bien qu’ils sont nombreux,
ceux qui ont volonté et talent
de faire trahison au Roi et à sa gent.
Dans la cathédrale de Reims s’avance Philippe Hurepel, et sur ses bras tendus repose l’épée qu’il doit remettre à Louis. Grand honneur ! Mais Philippe Hurepel est le fils légitimé de Philippe Auguste et d’Agnès de Méran. Sous ses cheveux « hérissés », Hurepel a le visage de ceux qui joignent l’ambition à la volonté. Il est l’oncle du roi enfant. Il est puissant et riche. Louis VIII lui a attribué les domaines du félon Renaud de Dammartin. Il est donc comte de Boulogne. Comment pourrait-il ne pas rêver au pouvoir royal ?
Plus ambitieux que lui encore, absent à Reims, il y a Pierre de Dreux, dit Mauclerc, comte de Bretagne. Homme cruel, il a fait emmurer ses ennemis, enterrer vif un prêtre. Il songe au trône de France.
Tous les grands seigneurs, ceux des grands fiefs, de Champagne, de Toulouse, de Flandre, de Guyenne, veulent reconquérir leur souveraineté perdue ou affaiblie par la poigne de Philippe Auguste.
Je lis la supplique de Jeanne de Flandre qui demande qu’on libère de la tour du Louvre son époux, le comte Ferrand.
J’entends la chanson composée par le comte Thibaud IV de Champagne qui avoue son amour pour la reine régente, Blanche de Castille :
Celle que j’aime est de telle seigneurie
Que sa beauté me fait déraisonner…
On dit que Thibaud a fait commerce d’amour charnel avec la reine, que Louis VIII s’en est offusqué et que le comte l’a fait empoisonner.
Mensonge perfide ! Blanche de Castille est mère de sept enfants. Elle porte encore le dernier lorsque meurt son époux, Louis VIII. Elle est pieuse et orgueilleuse. C’est elle et les barons fidèles au roi de France qui ont fait savoir à Thibaud IV qu’il lui serait interdit de paraître à Reims.
Le comte de Champagne est donc absent, tout comme Hugues Le Brun de Lusignan, comte de la Marche, et Hugues de Châtillon, comte de Saint-Pol.
J’avais imaginé la naissance de Louis de Poissy accueillie par des transports de joie, des dévotions liguées pour le protéger et l’aider, et je découvre au contraire des ambitions croi sées, des jalousies, des ressentiments aigris, des coalitions qui se nouent contre le roi de douze ans.
Avant d’être reconnu saint, faut-il gravir le Calvaire ?
Mon père Denis de Thorenc et le chroniqueur Jean de Joinville m’ont presque dans les mêmes termes confié comment, plus tard, ils se souvinrent de ce 25 avril 1214, jour de naissance et de baptême de Saint Louis :
« Ainsi j’ai ouï-dire au roi, me rapportèrent l’un, puis l’autre, qu’il naquit le jour de saint Marc l’Évangéliste, après Pâques.
« Ce jour, on porte des croix aux processions en beaucoup de lieux, et en France on les appelle les croix noires.
« Ce fut donc comme une prophétie de la grande foison de gens qui moururent dans ces deux croisades, c’est à savoir dans celle d’Égypte, en 1248, et dans l’autre, là où le roi Louis IX mourut en saint, à Carthage, le 25 août 1270.
« Car maints grands deuils en furent en ce monde, et maintes grandes joies en sont au paradis pour ceux qui, dans ces deux pèlerinages, moururent vrais croisés. »
Je n’avais pas imaginé que la funèbre croix noire, celle des saints martyrs, pût être, de l’avis même de proches du roi, le signe du règne de Saint Louis.
42.
Cette croix noire, celle du deuil, j’ai su que Louis la porte alors qu’il n’est qu’un enfant d’à peine cinq ans.
Blanche de Castille se penche sur son fils, l’invite à s’agenouiller près d’elle, à prier pour que Dieu accueille auprès de Lui l’aîné, Philippe, qui vient de mourir, lui laissant la place d’héritier du royaume.
Puis, le 14 juillet 1223, c’est Philippe Auguste que la mort emporte. Ce grand-père avait enseigné à Louis, puisque un jour l’enfant de neuf ans monterait sur le trône de France. Et Louis, en 1270, peu de temps avant sa propre mort, se souviendra, pour son fils qui deviendra Philippe III le Hardi, des propos de son grand-père :
« Je veux que tu te rappelles une parole du roi Philippe Auguste, mon aïeul, qu’un membre de son Conseil, qui l’avait entendue, me rapporta :
« Le roi était un jour avec son Conseil privé et ceux de son Conseil lui disaient que les clercs lui faisaient beaucoup de tort et que l’on s’étonnait de la façon dont il le tolérait.
« Et il répondit : “Je sais bien qu’ils me font beaucoup de tort, mais quand je pense aux honneurs que Notre Seigneur m’a faits, je préfère supporter mon dommage plutôt que de causer un esclandre entre moi et la Sainte Église.” »
Louis est un enfant nourri de foi et de respect, mais, maintenant qu’il est l’aîné, il fait l’objet de toutes les attentions de sa mère.
Mon père, Denis de Thorenc, en est témoin, et, à la veille de son trépas, en 1271, un peu plus d’un an après celui de Louis, il me racontait comment Blanche de Castille lui faisait écouter, « tout enfant qu’il était, toutes les messes et les sermons aux fêtes ». Elle voulait qu’il éprouvât du dégoût et de la haine pour le péché mortel.
« J’étais le compagnon de Louis, son vassal, frère devant Dieu, racontait mon père. Nous étions entourés de clercs qui nous lisaient La Cité de Dieu de saint Augustin, nous conduisaient aux écoles des dominicains de Compiègne. Nous suivions leurs leçons et leurs sermons.
« Nous jouions avec Robert, Isabelle, Alphonse, Charles, les frères et la soeur de Louis. Nous nous lamentâmes quand l’un de ses frères, Étienne, mourut.
« Sa mère était encore grosse de Charles lorsque, le 8 novembre 1226, Louis VIII fut rappelé à Dieu. Et Louis de Poissy devint roi, chargé de cette nouvelle croix noire, car Louis était le fils le plus aimant de son père.
« Je l’ai vu, agenouillé, le visage dans ses mains, devant l’autel de la chapelle du Louvre, le corps secoué de sanglots.
« Il était Louis IX, il avait douze ans. Blanche de Castille était la régente. J’ai entendu sa mère lui dire :
« “Mon fils, la Providence se sert de moi pour veiller sur ton enfance et te conserver la couronne. J’ai le droit de te rappeler les devoirs d’un monarque et les obligations que t’impose le salut du royaume à la tête duquel Dieu t’a placé. Mais je parlerai devant toi avec la tendresse d’une mère.” »
Je n’ai jamais rencontré cette mère devenue régente. Je suis né en 1256, elle est morte en 1253 alors que Louis était encore en Terre sainte. Mon père était présent à Jaffa quand un chevalier vint apporter au roi la sinistre nouvelle.
Le visage de Louis se vida de son sang, il tomba à genoux et commença à prier.
Il sembla à mon père qu’il devait ranimer l’âme du roi face à ce que Dieu décide, et que chaque humain doit subir et accepter sans révolte. Il dit au roi qui répétait, bras en croix : « J’ai perdu ma mère » :
– Sire, je ne m’en étonne pas, car elle était mortelle, mais je m’étonne que vous, qui êtes un homme sage, meniez si grand deuil ; car vous savez que, selon le sage, douleur que l’on a au coeur ne doit paraître au visage, car agir autrement c’est réjouir ses ennemis et attrister ses amis.
Le roi parut ne pas entendre.
Mon père me confia que Blanche de Castille avait façonné le roi Louis comme un maître forgeron crée une lame. Puis il me parla longuement d’elle.
Elle était plus qu’une mère, me dit-il. Elle l’était comme une Espagnole, et on sait la qualité et le tranchant des âmes hispaniques. Elle vivait entourée de dames et de serviteurs d’outre-Pyrénées. Le sang d’Aliénor d’Aquitaine, son aïeule, et celui de sa mère, Aliénor d’Angleterre, coulaient dans son corps, et celui de son père, Alphonse le Noble de Castille, était aussi valeureux.
Elle était arrivée en France à l’âge de douze ans afin d’être mariée à Louis le Huitième. Elle avait défendu son époux quand il lui avait semblé que son beau-père, Philippe Auguste, ne soutenait pas assez les actions de son fils en Angleterre. Louis avait demandé de l’argent à son père pour résister aux Anglais, et Philippe avait refusé.
« Quand Madame Blanche le sut, me raconta mon père qui avait recueilli le récit d’un chroniqueur, elle vint au roi et lui dit : “Laisserez-vous ainsi mourir mon seigneur, votre fils, en pays étranger ? Sire, pour Dieu, il doit régner après vous, envoyez-lui ce qu’il lui faut, et d’abord les revenus de son patrimoine !
– Certes, dit le roi à Blanche, je n’en ferai rien !
– Non, Sire ?
– Non, vraiment, dit le roi.
– Par le nom de Dieu, je sais, moi, ce que je ferai ; j’ai de beaux enfants de mon seigneur ; je les mettrai en gage et trouverai bien quelqu’un qui me prêtera sur eux !”
Et elle s’en alla comme une folle, mais le roi la fit rappeler et lui dit :
“Blanche, je vous donnerai de mon trésor autant comme vous voudrez ; faites-en ce que vous voudrez, mais sachez en vérité que je n’enverrai rien à votre seigneur Louis, mon fils.
– Sire, répondit Madame Blanche, vous dites bien.”
Et alors un grand trésor lui fut délivré, qu’elle envoya à son seigneur. »
Cette mère qui est prête à mettre ses enfants en gages pour aider son époux, que n’était-elle décidée à faire comme la régente de son fils Louis devenu roi ?
Elle règne comme si elle était elle-même le souverain.
43.
Louis était le roi, mais, devant Blanche de Castille, mère, reine et régente, il baissait la tête et souvent s’agenouillait pour demander son pardon, sa clémence, sa bénédiction, recevoir ses conseils.
Je me tenais à un pas derrière le roi – poursuivait mon père – et n’osais lever les yeux de crainte de croiser le regard de celle que les chroniqueurs et même les barons appelaient « Madame Blanche ».
Je m’agenouillais à l’instar du roi, ne voyant plus de lui les longues et abondantes mèches blondes qui lui couvraient les épaules.
Souvent, Madame Blanche posait sa main aux longs doigts bagués sur la tête de Louis qui se courbait davantage encore. J’entendais sa mère régente lui dire une nouvelle fois qu’elle aimerait mieux qu’il fût mort plutôt que de le voir commettre un péché mortel.
Il tremblait. Je tremblais aussi.
Puis nous partions suivre les messes, les vêpres, les heures canoniales, les sermons. Depuis que Louis avait été sacré à Reims, Madame Blanche se montrait plus exigeante.
Lorsque nous allions jouer dans les bois et sur les rives de la Seine ou de la Loire, un maître accompagnait Louis, l’obligeant à se tenir souvent à l’écart des jeux afin d’écouter ses leçons, de réciter, et parfois il le frappait sur le dos d’un coup de verge, comme Madame Blanche lui en avait donné l’ordre.
Louis subissait avec patience et humilité, et, lorsqu’il lisait dans mes yeux la révolte, il disait avec solennité :
« Ma mère le veut, Dieu le dicte ! »
Heureusement, nous chevauchions au grand galop dans les forêts comme de jeunes chevaliers, nous brandissions nos glaives que nous avions peine à soulever tant ils nous paraissaient lourds.
Mais, alors que je me laissais emporter par l’ardeur de la course et des jeux de tournoi, Louis gardait son air calme et réfléchi, ne tutoyant aucun de ses compagnons, et nous interdisant de chanter les « chansons du monde » pleines de joliesses et de sentiments d’amour. Il nous faisait apprendre les stances à la gloire de Notre-Dame qu’il nous fallait réciter avec foi et humilité.
Il nous remerciait au nom de Dieu Tout Puissant qui l’avait fait roi, et inclinait vers nous sa haute taille, son visage plein de grâce et de bonté.
Un matin, peu après son sacre, au début de cette année 1267, celle de ses treize ans, je l’ai vu distribuer aux pauvres qui s’étaient rassemblés dans la cour de son hôtel une grosse somme de deniers.
Un religieux qui l’avait aperçu depuis l’embrasure d’une fenêtre lui dit :
– Sire, roi, j’ai vu vos méfaits !
– Très cher frère, lui répondit Louis, les pauvres sont mes soutiens, je ne leur ai pas payé tout mon dû. Ce sont eux qui attirent sur le royaume la bénédiction de la paix.
Mais les temps n’étaient pas à la paix pour le royaume de France.
« Le roi est un enfant », dit mon père de sa voix usée de vieil homme qui vient, au mois de mai 1271, de porter en l’abbaye de Saint-Denis le corps du roi, mort à Carthage en croisade.
Lui qui sait qu’il va bientôt suivre son « suzerain jumeau » se souvient de leur enfance partagée, de ces années 1227-1228 où les barons se liguèrent.
« Le roi est un enfant », reprend-il, et Madame Blanche, une femme étrangère qui n’a ni parents ni amis dans le royaume de France.
Je vois souvent, près d’elle, le légat du pape Honorius III, le cardinal de Saint-Ange, Romain Frangipani, qui la conseille, penché cérémonieusement, lui chuchotant à l’oreille. Elle l’écoute, cède aux supplications de la comtesse Jeanne de Flandre dont elle libère le mari, le comte Ferrand, enfermé dans la tour du Louvre pour félonie depuis qu’il fut fait prisonnier à Bouvines, le 27 juillet 1214. Treize ans de chaînes dans l’obscurité glacée des cachots !
Il faut, pour qu’il retrouve le ciel libre, payer 50 000 livres à Madame Blanche, donner en gages les places de Lille, de Douai et de l’Écluse, et l’hommage des autres riches villes flamandes.
Quant au second baron prisonnier, Renaud de Dammartin, qu’il achève de pourrir dans son cachot ! Ses fiefs, son titre de comte de Boulogne ont été attribués à Philippe Hurepel, l’oncle du roi Louis.
Mais Hurepel est l’un des chefs de la coalition des barons.
Alors, en selle !
J’ai chevauché près du roi en tête d’une armée que conduisait la régente Blanche de Castille.
On rallie Thibaud IV de Champagne. On isole ainsi Pierre Mauclerc, comte de Bretagne, et Hugues de Lusignan, comte de la Marche, époux d’Isabelle d’Angoulême, mère d’Henri III, roi Plantagenêt d’Angleterre.
J’ai entendu Blanche de Castille dire au roi son fils :
« Une paix imparfaite vaut mieux qu’une méchante guerre. »
Puis, après que nous fûmes entrés dans Vendôme où un traité devait être signé entre les barons et la régente, elle dit encore à Louis :
« Payer pour la paix vaut mieux que dépenser son or en guerre. »
Il fut versé force argent, terres et châteaux, de riches revenus aux barons pour qu’ils s’engagent à servir le roi envers et contre tous.
Mais, malgré ce traité de Vendôme, un roi enfant et une régente étrangère restaient des proies pour les barons jaloux du pouvoir et avides de richesses. Philippe Hurepel prit la tête de cette nouvelle coalition des ambitions et des félonies.
Un jour, me conta mon père, sur la route qui de Vendôme conduit à Paris par Orléans, un paysan, avec de grands gestes de bras, nous apprit que l’armée des barons se trouvait rassemblée à Corbeil dans le but proclamé de s’emparer du roi de treize ans et d’en déposséder Madame Blanche, la régente étrangère, vouée à l’exil, voire au couvent ou au cachot.
Madame Blanche tourna bride et nous nous réfugiâmes à Montlhéry.
Je me trouvais – poursuivit mon père qui revivait là les émotions de son enfance – auprès du roi et de sa mère, et l’un et l’autre eurent le calme des chevaliers aguerris, décidant de ne reprendre la route que lorsque les habitants de Paris les feraient quérir en armes.
Et Madame Blanche manda des messagers à Paris.
Après quelques jours durant lesquels, par nos prières, nous sollicitâmes l’aide de Dieu, nous entendîmes des cris sous les remparts de Montlhéry et nous vîmes la foule des sujets du roi, en armes, venue de Paris.
Nous nous mîmes en chemin. Et ils nous firent cortège tout au long de la route jusques à Paris.
Tous criaient à Notre Seigneur qu’il donnât au roi bonne et longue vie, le défendît et le gardât contre ses ennemis.
Je vis, de Montlhéry à Paris, le roi ému aux larmes et l’entendit remercier Dieu et ses sujets.
« Même les serfs appartiennent à Jésus-Christ, comme nous, dit-il, et dans un royaume chrétien, nous ne devons pas oublier qu’ils sont nos frères. »
44.
« Louis désirait être le frère en Jésus-Christ du plus humble des hommes », a répété mon père comme s’il voulait que, de l’enfance et des années de la minorité du roi, je retienne d’abord son humilité, son esprit de charité, sa foi.
Parfois je m’impatientais, souhaitant entendre le récit de la guerre conduite par Blanche de Castille contre les barons rebelles, ou bien comment la régente, accompagnée du jeune roi – il avait à peine quinze ans en 1229 –, chevauchait en tête de l’armée royale pour faire cesser les guerres privées opposant les barons entre eux, et d’abord Thibaud IV de Champagne, accusé par ses pairs de les trahir au profit de la reine régente.
Mais mon père errait dans ses souvenirs.
Il me rapportait comment le roi avait gourmandé Jean de Joinville qui lui avait avoué n’avoir aucun désir de laver les pieds des pauvres, le Jeudi saint.
« C’est vraiment mal parlé, avait répondu Louis. Car vous ne devriez jamais dédaigner ce que Dieu a fait pour nous enseigner. Ainsi, je vous prie, pour l’amour de Dieu d’abord, et puis aussi pour l’amour de moi, de vous accoutumer à les laver. »
« J’ai lavé les pieds des serfs, noircis de terre et crevés de plaies, comme faisait le roi », ajouta mon père.
Son corps s’était tassé, il avait fermé les yeux pour se recueillir sur ses réminiscences, puis, se redressant, il reprit :
« À une pauvresse qui l’accusait d’enrichir ses clercs au lieu de nourrir les affamés qui mordaient tant ils avaient faim dans l’écorce des arbres, j’ai entendu Louis répondre : “Certes, vous avez raison, je ne suis pas digne d’être roi. Et s’il avait plu à Notre Seigneur, il aurait mieux valu qu’un autre soit roi de France, qui sache mieux gouverner le royaume.” »
« Louis fut le plus saint des rois, poursuivait mon père. Il était le frère des humbles, il oeuvra pour la gloire de l’Église, fut le souverain des cathédrales. Elles se dressent, avec leurs vitraux et leurs statues et leurs portails, à Paris pour Notre-Dame, à Chartres, à Reims, à Amiens.
« À quatorze ans, j’ai accompagné “mon suzerain jumeau” à l’abbaye du Mont-Saint-Michel, conquise sur l’Anglais en 1204 par le grand-père du roi, Philippe Auguste, incendiée pendant le siège et achevée d’être reconstruite en 1228. Cette dentelle de pierre a été brodée comme un acte de foi en Notre Seigneur Jésus-Christ. »
Je laissais mon père s’ensevelir dans sa mémoire, puis, après un long silence, il me regardait et murmurait :
«Moi, Denis de Thorenc, je dois te léguer ma mémoire. »
Sa voix devenait plus grave, comme si ses souvenirs étaient encore chargés d’indignation et de colère :
« Blanche de Castille et le roi avaient contraint les barons à s’incliner une nouvelle fois. Elle avait fait plier Raimond VII de Toulouse. J’avais vu celui qui avait battu Simon et Amaury de Montfort s’agenouiller et marcher, le Jeudi saint de l’année 1229, pieds nus, un cierge à la main, sur le parvis de Notre-Dame, supplier que Dieu et l’Église lui pardonnassent et obtenir enfin, après cette humiliation, que son excommunication fût levée. Par le traité de Meaux, Raimond VII remettait à la papauté le Comtat Venaissin et Avignon. Le reste de ce qu’il possédait au-delà du Rhône entrait dans le domaine royal. Il devait hommage lige au roi de France, détruire ses châteaux, verser des milliers de pièces à l’Église, jurer qu’il combattrait l’hérésie, et promettait de marier sa fille, Jeanne, à Alphonse de Poitiers, frère de Louis. »
Mon père ouvrit les bras :
« Dieu avait voulu que le domaine royal de France bordât désormais la Méditerranée, la mer des croisés. Sa bonté faisait au roi Louis obligation. Mais, malgré cela, les jaloux, les félons ne cessaient de décocher leurs flèches contre Blanche de Castille. »
Mon père ferma le poing.
« Qu’ils brûlent en enfer, ceux qui, calomniant la régente, trahissaient leur roi ! »
La voix de mon père avait la force du tonnerre quand l’orage a enfin éclaté et que le ciel est si bas qu’il recouvre la terre d’un linceul noir. Il s’emportait :
On ne rappelait pas tous les tournois de guerre que Blanche de Castille avait gagnés contre Raimond VII de Toulouse, humilié, contre Philippe Hurepel, comte de Boulogne, contre Pierre Mauclerc, comte de Bretagne, et contre bien d’autres seigneurs de plus petite taille.
On oubliait qu’elle avait renforcé le pouvoir du roi de France.
On l’accusait au contraire de retarder le mariage de son fils de quinze ans afin de le maintenir sous sa tutelle.
On prétendait qu’elle l’entourait d’Espagnols et de clercs à sa solde. Qu’elle écartait les barons de France, puisait dans le Trésor royal et envoyait des coffres emplis d’or au-delà des Pyrénées.
Pis encore, on composait des chansons qui l’injuriaient, assurant qu’elle était en commerce charnel avec le comte Thibaud IV de Champagne et avec le légat du pape, Romain Frangipani, cardinal de Saint-Ange, un démon.
Les clercs de l’université de Paris, les plus ardents, écrivaient : « On nous dépouille, on nous enchaîne, on nous noie, c’est la lubricité du légat qui nous vaut cela ! »
On l’accusait même d’être grosse du légat !
Et elle dut se montrer en chemise pour confondre la calomnie. Mais les félons ne désarmaient pas :
Bien est France abâtardie
Seigneurs barons, entendez
Quand femme étrangère l’a en baillie
Et telle est comme vous savez.
On invectivait Thibaud de Champagne, on l’accusait d’être l’ami de coeur et de corps de Dame Avaricieuse, cette Madame Blanche, et d’avoir, pour assouvir ses désirs, empoisonné le roi Louis VIII.
« Un tel homme devrait-il avoir des seigneuries, des châteaux ? Seigneurs, qu’attendez-vous pour en finir avec un tel galant, négligé, boursouflé, avec sa grosse panse ? Thibaud est un bâtard, un félon, plus expert en philtres qu’en chevalerie ! »
Et l’on s’en prenait aux barons pour les inciter à agir contre Blanche de Castille :
« Ils sont trop lents à commencer, disait-on. Ils ont laissé passer le beau temps, et maintenant il va pleuvoir. Et quand ils s’en vont à la cour de la Dame étrangère, soi-disant brouillés avec elle, sachez qu’ils laissent toujours en arrière quelques-uns des leurs pour arranger la prolongation des trêves… »
45.
Les trêves entre les barons et la régente ?
Mon père ricane : les barons, dit-il, ne faisaient pas une guerre de chevaliers, ils étaient pareils à des routiers en maraude.
Lorsque, au mois de janvier 1230, tous se liguèrent contre Thibaud IV de Champagne parce qu’il était vassal fidèle du roi, ce fut pour brûler les villages, dévaster les récoltes en Lorraine. Quant aux Picards et aux Bourguignons, ils incendiaient tout dans les pays par où ils passaient. On s’affrontait peu entre chevaliers, évitant de s’entre-tuer, mais on foulait aux pieds les serfs et leurs pauvres masures.
Quand le roi exigea des barons qu’ils quittent la Champagne, Philippe Hurepel, qui avait pris la tête de la coalition, annonça qu’il ralliait le camp du souverain.
C’est avec jubilation que mon père me fit le récit de la volte-face de Philippe Hurepel telle que les chroniqueurs l’avaient rapportée :
– Par ma foi, dit Hurepel, le roi est mon neveu, et je suis son homme lige. Sachez que je ne suis plus de votre alliance, mais que je serai désormais de son côté, avec tout mon loyal pouvoir.
Quand les barons l’entendirent parler ainsi, lui, leur chef, ils s’entreregardèrent, stupéfaits, et lui dirent :
– Sire, vous avez mal agi envers nous, car vous ferez votre paix avec la reine, et nous perdrons notre terre.
– Au nom de Dieu, leur dit Hurepel, comte de Boulogne, mieux vaut folie laisser que folie poursuivre !
Hurepel conclut une paix avantageuse avec les comtes de Flandre et de Champagne, et soutint les projets de la régente.
« La reine Blanche, conclut mon père, savait bien aimer et haïr ceux et celles qui le méritaient, et récompenser chacun selon ses oeuvres. »
Les barons l’éprouvaient.
Tel d’entre eux disait piteusement : « La reine Blanche a dit qu’elle me déshéritera » – et il courait rejoindre les barons rassemblés par le roi à Ancenis. Ils s’engageaient tous à servir Louis IX contre les prétentions du roi d’Angleterre, Henri III, qui avait débarqué avec une armée à Saint-Malo et au Port-Blanc, et auquel s’était rallié Pierre Mauclerc, comte de Bretagne, persuadé que le Plantagenêt allait reconquérir tous ses domaines en France.
Henri III d’Angleterre avait, dit-on, emporté dans ses bagages un manteau de cérémonie, une couronne et un bâton royal en argent doré pour s’en parer après sa victoire.
Mais cette armée anglaise, qui traversa la Bretagne et le Poitou, gagna la Gascogne, puis revint de Bordeaux à Nantes, erra ainsi pendant trois mois.
« La chaleur et le vin la décimèrent. »
Henri III regagna l’Angleterre et Pierre Mauclerc s’engagea à ne pas pénétrer dans le domaine royal.
Et Louis décida de faire construire, sur la rive droite de la Maine, le château fort d’Angers.
« Nous avions dix-sept ans », dit mon père, puis baissant la tête comme s’il voulait s’excuser de s’être, par ces quelques mots, égalé au roi, il se reprit :
– Le roi avait dix-sept ans.
Et son visage, durant quelques instants, se figea. Il souriait avec une expression extatique, disant :
– Si bel homme déjà, dépassant ses chevaliers de toute la tête !
Il resta longuement silencieux, puis ajouta :
– Il avait des yeux de colombe.
Il se mit tout à coup à parler si vite, en grand désordre, décrivant les habits magnifiques que Blanche de Castille exigeait que le roi portât, et comment Louis souffrait de la richesse de ces tissus, de ces parures. Plus tard, quand il fut maître de ses choix, il se vêtit simplement d’une « cotte de camelot, d’un surcot de laine sans manches, d’un manteau de cendal noir autour de son col très bien peigné et sans capuche, et d’un chapeau de plumes de paon blanc sur la tête.
– Ce n’était pas le costume d’un ecclésiastique, ajouta mon père. Seuls ses ennemis l’ont prétendu, qui traitaient Louis de « roi papelard, de misérable dévot qui a le cou tors et le capuchon sur l’épaule ». Ils l’appelaient « frère Louis ».
Mon père s’est à nouveau interrompu, avant de préciser :
– À dix-sept ans, il était déjà un homme pieux, s’abîmant en prières, mais c’est plus tard qu’il a assisté chaque jour à la messe de minuit, se rhabillant pour suivre cet office, se remettant au lit à demi vêtu, et, de peur de prolonger son sommeil, il indiquait aux gens de service une certaine longueur de cire des bougies. On avait ordre de le réveiller pour prime, quand elle serait consumée. Après prime, chaque matin, il entendait au moins deux messes, une pour les morts et la messe du jour chantée, puis, pendant le reste de la journée, les offices de tierce, de sexte et de none, vêpres et complies. Le soir, après cinquante génuflexions et autant d’Ave Maria, il se couchait sans boire un verre de « vin de couchier ».
Il était pieux et il était roi – un grand roi, déjà, à dix-sept ans.
46.
Comment moi, Hugues de Thorenc, aurais-je pu ne pas partager l’admiration de mon père pour le roi de France qui m’avait choisi comme l’un de ses écuyers et s’apprêtait à m’adouber ?
J’avais quatorze ans. C’était au début de la sainte et funeste année 1270 qui vit le roi, accompagné de ses meilleurs chevaliers, donc de mon père, partir en croisade et mourir à Carthage, le 25 août 1270.
J’avais voulu m’embarquer avec eux à Aigues-Mortes, mais le roi me l’avait interdit.
Je m’étais agenouillé devant lui, le suppliant de me laisser accomplir mon devoir de chrétien. Mais, posant la main sur l’épaule de mon père, il me dit que ses obligations envers moi et ma lignée de fidèles vassaux étaient celles d’un chef de famille qui ne doit pas seulement penser au présent, mais se soucier de sa descendance.
Et il souhaitait que les Villeneuve de Thorenc pussent toujours, dans l’avenir, servir le roi de France.
« Ton roi te protège, Hugues de Thorenc, Dieu le veut et Dieu te garde ! »
L’annonce de la mort de Saint Louis m’avait accablé, et mon père, qui avait accompagné le corps du roi à Saint-Denis, n’avait plus qu’un désir : rejoindre son « jumeau royal », son « frère suzerain », au royaume des Cieux.
Survivre au roi lui semblait une félonie. Je craignis même qu’il mourût dans les heures qui suivirent l’ensevelissement de Louis à l’abbaye de Saint-Denis, au mois de mai 1271.
Mais je compris qu’il désirait au préalable me léguer la mémoire de ce qu’il avait vécu auprès du roi.
Il se retira en notre château de Thorenc et je passai ainsi auprès de lui, dans notre fief, les derniers mois de sa vie.
Il me parlait chaque jour de l’aube à la nuit, interrompu par de brusques sommes qui étaient comme la préfiguration de sa mort. Je n’osais bouger, guettant son souffle, priant Dieu de le ressusciter.
Il revenait à lui, reprenait son récit d’une voix forte, cependant que je tentais de cacher mon émotion.
Il me conta comment Louis l’avait réprimandé pour avoir jugé et puni des jeunes gens qui avaient chassé dans les bois entourant notre château.
Mais Louis avait lui-même été bien plus sévère avec son propre frère Charles d’Anjou, le convoquant en présence de ses chevaliers et des barons, et lui disant :
« Il ne doit y avoir qu’un roi en France, et ne croyez pas, parce que vous êtes mon frère, que je vous épargnerai contre droite justice ! »
Il fit enfermer au Louvre le sire de Coucy, Enguerrand, qui avait fait pendre trois hommes surpris à chasser sur ses terres. Des seigneurs s’indignèrent :
– Le roi n’a plus qu’à nous pendre ! se récria l’un d’eux.
Louis le fit saisir par ses sergents, et quand ce seigneur, Jean de Tourote, fut agenouillé devant lui, il dit :
– Je ne ferai pas pendre mes barons, mais je les châtierai, s’ils méfont.
« Tel est le roi », avait conclu mon père que le souvenir ranimait.
Il ajouta : « J’ai entendu Louis dire à son fils : “Sois rigide, rigide et loyal à tenir justice et droiture envers tes sujets, sans tourner à droite ni à gauche.” »
Mon père ne me quittait pas des yeux cependant qu’il parlait, guettant mes réactions, sollicitant d’un regard mes questions.
Il savait que j’avais lu les chroniqueurs hostiles au « roi papelard ». Tous évoquaient cette femme, Sarete de Faillouel, qui, un jour, avait interpellé le souverain au moment où il descendait de ses appartements, lui criant :
« Fi ! Fi ! Devrais-tu être roi de France ? Mieux vaudrait qu’un autre fût roi que toi, car tu n’es roi que des frères mineurs, des frères prêcheurs, des prêtres et des clercs ; c’est grand dommage que tu sois roi de France, c’est grande merveille que l’on ne te chasse pas ! »
D’autres assuraient que bien que le roi fût entré, le 25 avril 1234, dans sa vingt et unième année, qu’il fût majeur – selon les légistes – depuis plus de deux ou trois ans, sa mère avait conservé tous les pouvoirs.
On moquait ce roi que Blanche de Castille tenait sous son joug comme ces jeunes gens châtrés dont, disait-on, les chefs sarrasins aimaient à s’entourer.
Louis se complaisait dans cette soumission par amour aveugle pour sa mère.
Il était, selon les mauvais-disants, roi mineur et non grand roi, si bien châtré par sa mère que, morte en 1252, mais ayant réduit Louis à l’impuissance, elle continuait de régner sur son esprit.
Je n’ai pas osé dire cela à mon père, d’autant moins que je gardais moi aussi le souvenir d’un roi chevalier dont on vantait les actes de bravoure. Lors de sa première croisade, il sautait le premier à bas du navire pour se porter vers le rivage afin de secourir des chevaliers encerclés par les Sarrasins. Il avançait, de l’eau jusqu’aux épaules, bouclier et glaive levés, écartant ses compagnons, qui, l’ayant suivi, cherchaient à le retenir et à le protéger.
Mon père devinait que mes silences bruissaient de tous les sarcasmes des ennemis de Blanche de Castille ou des félonies des barons.
« La reine mère et le roi Louis, martelait-il, agissaient comme deux chevaliers qui chargent et frappent de concert. C’était souvent le roi qui donnait le signal de l’assaut. »
Quand il apprit ainsi que Thibaud IV de Champagne, devenu veuf, songeait à épouser une fille de Pierre Mauclerc, le plus déterminé des adversaires du royaume de France, il lui manda un messager qui dit, le jour même où les épousailles devaient être conclues :
« Sire comte, le roi a su que vous êtes convenu avec le comte de Bretagne de prendre ce jour, à l’abbaye du Valsecret, sa fille en mariage. Le roi vous mande de n’en rien faire si vous ne voulez pas perdre tout ce que vous avez au royaume de France, car vous savez que le comte de Bretagne lui a fait pis que nul homme qui vive. »
Thibaud renonça et épousa, en septembre, la fille d’Archambaud de Bourbon, vassal fidèle de la couronne de France.
Quant à Pierre Mauclerc, menacé par trois armées royales, dont l’une conduite par Louis, il abandonna « haut et bas » à la volonté du roi et de la reine mère.
Tel était Louis.
Il est dans sa dix-neuvième année en 1233.
Il cède à la colère quand il apprend qu’à Beauvais, les plus démunis des habitants, avec leurs outils – marteaux, haches, coutelas, faucilles – devenus des armes, ont attaqué les riches, bourgeois et gens de finance, les ont malmenés et parfois tués.
Or l’évêque Milon de Nanteuil, auquel les riches, bourgeois et nobles, demandent qu’il use de ses droits de justice, ne sévit pas avec rigueur.
Le roi se rend à Beauvais, il châtie le menu peuple, rase les maisons des meneurs, s’empare de l’évêché, ne se soucie pas que l’évêque puis l’archevêque de Reims prononcent l’interdit contre lui.
Tel est Louis, qu’on surnomme « roi papelard », roi pour le cloître et non pour le royaume ! s’indigne mon père. C’est un homme de foi, mais non de soumission à l’Église !
Quand il chevauchait en direction de Beauvais, à l’heure prescrite par l’Église, les chapelains autour de lui chantaient tierce, sexte et none, et lui-même les disait à voix basse avec l’un d’entre eux, comme dans sa chapelle. Mais il n’oubliait jamais qu’il était roi de France et qu’il avait droit et devoir, par le choix de Dieu, de faire justice contre l’évêque et l’archevêque.
Il est le roi des trois fleurs de lis : il veut que celle de la Sagesse s’unisse à celle de la Chevalerie et à celle de la Foi.
Il désire l’harmonie, mais trop souvent celle-ci se brise.
Je me souviens, poursuit mon père, de ce Lundi gras, 26 février 1229. Le roi et moi comme lui avions quinze ans. Il y eut grand remue-ménage au Louvre. On annonça qu’on avait attaqué un cabaretier du faubourg Saint-Marcel qui dépendait de l’église du même saint. Sergents royaux, archers, hommes de la prévôté du roi poursuivirent les étudiants jusque dans les vignes de la montagne Sainte-Geneviève. On comptait de nombreux blessés et même des morts. Les bourgeois s’en étaient mêlés, prenant parti pour le cabaretier et les sergents royaux.
Le roi, courroucé et ému de ces nouvelles, s’informa, les jours suivants, des conséquences de cette rixe.
Les étudiants et leurs maîtres avaient protesté contre les cruautés commises par les archers. Ils demandaient justice car, affirmaient-ils – et à bon droit, disait le roi –, on n’avait pas respecté les privilèges de l’Université.
J’étais auprès de Louis quand il s’enquit auprès de sa mère, puis du cardinal-légat, de la réponse qu’on allait apporter aux étudiants. On ne l’écouta pas ; ni la reine mère ni ses conseillers ne donnèrent suite aux récriminations des jeunes. Alors les maîtres et leurs élèves quittèrent leurs écoles, cessèrent d’enseigner et d’apprendre, puis abandonnèrent Paris pour Angers, Orléans, Reims et même Toulouse et Cambridge.
Or le savoir est une richesse qui vient de Dieu.
Et Louis le comprit. Il renouvela les privilèges de l’Université, paya une amende pour les dommages subis. Il reconnut aux maîtres et aux étudiants le droit de suspendre les leçons si, après le meurtre d’un écolier ou d’un maître, la justice n’était pas passée.
Par une bulle de 1231 – Parens scientiarium –, le pape Grégoire IX accepta, comme le roi le souhaitait, les privilèges de l’Université.
Louis avait replacé le savoir et la sagesse issus de Dieu au coeur de son royaume, au centre de cette ville de Paris que son grand-père, Philippe Auguste, avait fortifiée à cette fin.
Tel était Louis, grand roi capétien.
J’écoute mon père et, je l’ai dit, je partage ses sentiments. Cependant, le tourment parfois me déchire. Je me remémore ces propos du roi :
« Les serfs appartiennent à Jésus-Christ comme nous, et dans un royaume chrétien nous ne devons pas oublier qu’ils sont nos frères. »
Mais, pour Louis, et, avant lui, pour Philippe Auguste, comme après lui pour Philippe le Bel dont je fus le vassal et le chroniqueur, comme pour Philippe V le Long, il existe des « serfs perpétuels », juifs, qui ne sont pas nos frères parce qu’ils seraient réputés être les meurtriers de Jésus.
Ce sont des « scorpions » !
Or, pour moi qui ne l’avoue pas à mon père, ce sont là aussi des hommes, « nos frères ».
J’ai lu Guillaume de Chartres, chapelain de Saint Louis, qui l’a accompagné en croisade et qui écrit :
« Quant aux Juifs, odieux à Dieu et aux hommes, le roi les avait en telle abomination qu’il ne les pouvait voir et qu’il voulait que rien de leurs biens ne fût tourné à son profit, déclarant ne rien vouloir retenir de leur venin… Quant à moi, disait le roi, je veux faire ce qui m’appartient au sujet des Juifs. Qu’ils abandonnent les usures, ou bien qu’ils sortent tout à fait de ma terre pour qu’elle ne soit plus souillée par leurs ordures… ! »
Peut-on ainsi parler d’êtres humains, et cependant organiser de grands tournois de paroles et de savoirs entre chrétiens et rabbins ?
Louis se défiait d’ailleurs, il est vrai, de ces affrontements.
« Le roi, un jour, me dit mon père qui tenait ce récit de Jean de Joinville, conta une grande dispute de clercs et de Juifs au monastère de Cluny. Un chevalier hôte du monastère se leva et demanda au plus grand maître des Juifs s’il croyait que la Vierge Marie fût mère de Dieu. Et le Juif répondit qu’il n’en croyait rien.
– Vous êtes donc fou, repartit le chevalier, d’être venu sans croire à la Sainte Vierge et sans l’aimer dans sa maison.
Et il abattit le Juif d’un coup de bâton sur la tête. Ainsi finit la dispute…
Et je vous dis, avait ajouté le roi, que nul, s’il n’est très bon clerc, ne doit disputer avec ces gens-là. Le laïc, quand il entend médire de la loi chrétienne, ne la doit défendre que de l’épée, dont il doit donner dans le ventre tant comme il y peut entrer. »
À plusieurs reprises, mon père avait vanté les ordonnances édictées par le roi en 1230, puis en 1234, concernant les Juifs.
Celle de 1234 remettait aux débiteurs chrétiens le tiers de leur dette envers les Juifs, et laissait ceux-ci sans recours.
En 1230, le roi n’avait que seize ans. En 1234, à peine vingt. Était-ce lui qui décidait ? Je voudrais ne pas le croire.
Mais, en 1254, Louis en a quarante. Il est le maître du royaume. Blanche de Castille est morte depuis deux ans déjà. Or l’ordonnance de cette année 1254 ordonne que les Juifs renoncent à leur usure, à leurs sortilèges, aux caractères hébraïques de leur écriture. Et que soit brûlé le Talmud, leur livre saint.
Mais l’Ancien Testament ne nous est-il pas commun, à nous, chrétiens, et à eux, Juifs ? Pourquoi tuer ceux-ci ?
Car celui qui brûle les livres comme un routier brûle aussi les hommes qui les ont écrits et ceux qui les lisent.
Et je ne crois pas que Dieu le veuille.
47.
Mon père a paru deviner les questions qui me tourmentaient à propos de la conduite du roi.
Il saisit mes poignets, les serre entre ses mains froides et osseuses. Je tremble, car il me semble sentir la mort en lui, toute-puissante, qui ne lui laisse qu’un maigre ruisselet de vie. Mais sa voix est nette, les mots s’y heurtent comme des dents qui s’entrechoquent :
– Louis voulait souffrir pour Dieu, dit-il. Il mortifiait son corps, portait un cilice. Il se faisait administrer la discipline par ses confesseurs avec cinq chaînettes de fer. Et il insistait pour qu’on le frappe fort, parfois jusqu’au sang. Il se privait, par esprit de pénitence, de ce qu’il aimait : les fruits, les poissons bien gras, les énormes brochets. Il refusait le vin ou bien le coupait d’eau pour réfréner son appétit de cette boisson. Il se forçait à boire de la bière, qu’il détestait. Il versait aussi de l’eau dans ses sauces quand elles étaient bonnes.
Le Seigneur est mort en croix, une couronne d’épines perçant son front et ses tempes, et l’on rechercherait le plaisir en ce monde ? disait-il.
Le vendredi, il ne riait jamais et ne mettait pas de chapeau, en souvenir de la couronne d’épines.
Mon père s’est interrompu, m’a dévisagé :
– Voilà ce que le roi choisissait de vivre, lui, l’élu de Dieu, respectueux de la Sainte Église, couchant seul sur un lit de bois avec un maigre matelas pour s’interdire d’approcher la reine.
Il est resté silencieux, puis a murmuré : « Je te parlerai d’elle, Marguerite de Provence. »
Plus tard il a repris :
– Louis voulait que sa vie ne fût pas une offense au Calvaire, une apostasie, une félonie à l’égard de Dieu. Il était le défenseur de la foi, le protecteur de l’Église, son chevalier. Et il se montrait impitoyable envers tous les « bougres », ces hérétiques qui avaient trahi la vraie foi. Pour eux, point de pitié ! Lorsqu’il a écrit ses Enseignements pour son fils, il lui a recommandé de « chasser de son royaume, selon son pouvoir, les bougres et autres mauvaises gens pour que sa terre en soit bien purgée ». Il ne fallait pas que les adeptes de la foi chrétienne soient infectés par la tache de la perversion, par cette pourriture qu’est l’hérésie, cette peste, cette lèpre. Mais il conseillait aussi de prendre le conseil de bonnes gens qui lui dirait ce qu’il fallait faire.
Ces « bonnes gens », moi, Hugues de Thorenc, je n’ai nul besoin que mon père les nomme.
Ce sont ces inquisiteurs que j’ai vus à l’oeuvre tout au long de ma vie.
Je sais que la justice du roi exécute les peines de sang fixées par les juges ecclésiastiques que, sous le règne de Saint Louis, le pape Grégoire IX désigne.
Mais, à écouter mon père évoquer l’un des premiers inquisiteurs, un ancien cathare surnommé Robert le Bougre, je vois sa trace sanglante. Et sa cruauté me donne la nausée.
Robert le Bougre agit au nom du pape, mais par la volonté du souverain.
Il est escorté par les sergents du roi. Il parcourt pendant six ans le Nivernais, la Picardie, la Flandre, la Champagne. Les accusés n’ont pas connaissance des témoins qui les accablent. Ils doivent avouer, et on leur applique la question aussi bien qu’aux témoins.
On brûle, on enterre vivant.
Le 29 mai 1239, au Mont-Aimé, en Champagne, Robert le Bougre envoie au bûcher cent quatre-vingt-trois hérétiques.
Le comte Thibaud de Champagne assiste à cet autodafé, suivant ainsi l’exemple de la comtesse de Flandre qui avait voulu voir se consumer les « bougres » à Douai, l’année précédente.
Robert le Bougre fut déclaré fou, puis reprit ses fonctions avec d’autres inquisiteurs – eux aussi dominicains – qui sévissaient, tel le frère Bernard de Caux, le « marteau des hérétiques ».
« Le roi, murmura mon père, ne souhaitait pas le bûcher pour les hérétiques. Il voulait que ces félons de Dieu, ces ferments de perversion soient chassés afin que brille dans tout le domaine royal la vraie foi. »
Mon père se signa et, quand je le fixai, il baissa les yeux, puis répéta que Louis ne voulait que purger son royaume du poison, mais que son devoir était de faire exécuter les sentences des tribunaux de l’Inquisition.
Il se signa à nouveau et j’ai mesuré là sa gêne, peut-être son remords et sa repentance.
Je ne l’ai pas repris en objectant que les inquisiteurs condamnaient le plus souvent leurs accusés au bûcher.
Que témoignages et aveux étaient arrachés par la question.
Qu’on brûlait d’abord et pardonnait ensuite.
Était-ce là imitation de Jésus-Christ ?
N’était-ce pas malheur que de voir les sergents royaux et les archers conduire les condamnés de l’Inquisition jusqu’aux flammes ? Et n’était-ce pas honte que de savoir que les biens de ces « bougres », ces apostats, ces hérétiques, étaient confisqués pour une large part au bénéfice du Trésor royal ?
Je me suis tu et ai préféré m’agenouiller auprès de mon père, priant pour lui et pour le roi.
48.
Le roi était entré dans sa vingtième année. Évoquant ce temps, mon père prit un ton solennel et dit :
« L’an de grâce de Notre Seigneur 1234, huitième année du roi Louis et vingtième de son âge, il désira avoir un fruit de son corps qui tînt après lui le royaume, et voulut se marier non pour cause de luxure, mais pour procréer une lignée. »
Mon père a répété ces mots et je compris qu’il souhaitait par là me faire songer à mon propre mariage, car c’était pour lui une souffrance que de quitter ce monde sans avoir l’assurance que la lignée des Villeneuve de Thorenc se poursuivrait après moi.
Mais je n’avais, en 1271, que quinze ans et ne songeais point à prendre femme.
« Le roi, reprit-il, et Blanche de Castille choisirent l’aînée des filles du comte de Provence, Raymond Bérenger. Elles étaient quatre soeurs, toutes de grande beauté, issues de la maison de Provence et, par leur mère, de la maison de Savoie.
« Sache que l’aînée, Marguerite, était apparentée à Louis, et que le pape Grégoire IX dut relever les deux promis de l’empêchement de mariage par consanguinité, au nom de l’urgente nécessité et évidente utilité. »
Il fallait que le royaume de France, le premier à lutter contre l’hérésie en Languedoc, fût renforcé dans ses terres du Midi et sur les rivages de la mer des croisés.
Et il était temps aussi que Louis IX ait un fils, héritier de la couronne de France.
Ce fut une grande union.
Marguerite de Provence avait treize ans et le mariage fut célébré le samedi 27 mai en la cathédrale de Sens.
« J’étais à un pas du roi qui était assis devant la cathédrale, dans une loge de feuillage, sous un grand drap de soie », ajouta mon père.
Durant la messe, il a vu les conjoints agenouillés auprès de l’archevêque, puis ensevelis sous un voile nuptial, cependant que l’archevêque les bénissait, appelant sur eux la grâce de Dieu.
« Le roi, murmura mon père, tête baissée, comme si la confidence lui coûtait, ne fit pas commerce charnel la nuit des noces, et par dévotion au Seigneur tint à consacrer une veillée de prières de trois nuits. »
Le dimanche 28 mai, la reine, vêtue d’une robe de brunette rose, fut couronnée dans la cathédrale.
Il y eut ce même jour grand festin, car le roi, s’il était soucieux d’humilité, voulait que le faste accompagnât les cérémonies royales, et son mariage et le couronnement de la reine étaient, après son propre sacre, les plus importantes.
Tout fut or et bijoux, soies et fourrures. Et même le déploiement de richesses embellit Paris lors de l’entrée dans leur capitale, le 8 juin 1234, de Louis et Marguerite, roi et reine de France.
« Le roi fut fort épris de la reine, continua mon père. Marguerite de Provence était une jeune femme belle et altière, et, comme ses trois soeurs, elle était fière de régner. »
Aliénor et Sancie étaient mariées l’une au roi d’Angleterre Henri III, l’autre à Richard de Cornouailles, frère d’Henri III, qui serait couronné roi des Romains à Aix-la-Chapelle. La troisième, Béatrice, épousa Charles d’Anjou, le plus jeune des frères de Louis IX.
Dieu fit attendre longtemps le premier fruit de cette union, et ce fut une fille qui naquit, le 12 juillet 1240.
La reine Marguerite eut en tout onze enfants, dont huit survécurent1.
Assidu de la reine, le roi n’en devint pas oublieux de sa piété. Il couchait seul pendant l’Avent et le carême, certains jours de la semaine et les vigiles, ainsi que les jours où il communiait.
Lorsqu’il avait été avec la reine, il ne laissait pas de se lever à minuit pour aller à matines, mais il n’osait ce jour-là baiser les châsses et les reliques des saints. Et Blanche de Castille veillait à ce que son fils ne négligeât pas ses devoirs de chrétien.
Mon père haussa les épaules :
– Madame Blanche ne voulait surtout pas que son fils l’oubliât. Et si Louis et Marguerite choisirent souvent de demeurer au château de Pontoise, c’est parce que leurs chambres s’y trouvaient situées l’une au-dessus de l’autre, et réunies par un escalier tournant intérieur et discret qui leur permettait de se rejoindre sans que Blanche de Castille le sût.
Madame Blanche n’aimait pas la reine Marguerite, dit sèchement mon père. La jalousie, paix à son âme, la dévorait !
Elle ne voulait pas que son fils fût en compagnie de sa femme, et, même la nuit, elle tentait d’empêcher leur union !
Mon père sourit et, même si ce ne fut qu’un bref instant, je garde de ce moment un souvenir précieux : la mort, un temps, avait laissé la place.
« Le roi et la reine se donnaient rendez-vous dans l’escalier, raconta mon père. Et ils avaient ainsi accordé leur besogne. Les huissiers, avertis, frappaient de leurs verges soit la porte de la chambre du roi, soit celle de la chambre de la reine, selon que Blanche de Castille se dirigeait vers l’une ou l’autre pièce. Alors les époux se séparaient et gagnaient en hâte leurs chambres respectives. »
Le sourire de mon père s’est dissipé.
« Une fois, poursuivit-il, le roi était auprès de la reine Marguerite, qui était en très grand péril de mort parce qu’elle était blessée d’un enfant qu’elle avait eu. La reine Blanche vint là et prit son fils par la main et lui dit :
– Venez-vous-en, vous ne faites rien ici.
Quand la reine Marguerite vit que sa belle-mère emmenait le roi, elle s’écria :
– Hélas, vous ne me laisserez voir Monseigneur ni morte ni vive !
Et alors elle se pâma, on crut qu’elle était morte, et le roi qui crut qu’elle se mourait retourna, et à grand-peine on la remit en point… »
Mon père me parla ainsi de l’amour du roi pour la reine Marguerite. Mais ce qu’il évoquait, c’était le temps des premières années, quand ils se rencontraient dans l’escalier tournant du château de Pontoise.
Je ne lui ai pas rapporté ce que me confia Jean de Joinville :
« J’ai été cinq ans auprès du roi sans qu’il parlât de la reine et de ses enfants, ni à moi, ni à autrui, m’assura le chroniqueur, sénéchal de Champagne. Et ce n’était pas bonne manière, comme il me semble, d’être aussi étranger à sa femme et à ses enfants. »
Mais il est roi majeur, qui a assuré l’avenir de la lignée capétienne.
1 Blanche, née le 12/7/1240 – Isabelle, le 18/3/1242 – Louis, le 25/2/1244 – Philippe, le 1/5/1245 – Jean, en 1248 – Jean-Tristan, en avril 1250 – Pierre, en 1251 – Blanche, en 1253 – Marguerite, en 1255 – Robert, en 1256.