troisième partie


(1190-1208)

« La cour de France, assemblée, déclare que le roi d’Angleterre doit être privé de toutes les terres qu’il avait, lui et ses prédécesseurs, tenues du roi de France pour avoir dédaigné de rendre à son suzerain la plupart des services qu’il lui devait comme vassal et avoir presque constamment désobéi à ses ordres. »

Avril 1202.


14.

« Donc, écrit Eudes de Thorenc, le roi de France et celui d’Angleterre s’en furent vers Jérusalem, le premier prit son chemin vers la cité de Gênes, le second vers Marseille. »

Mais ils chevauchèrent d’abord de concert, acclamés par les dames et les jeunes filles qui venaient à eux, les bras chargés de fleurs et de victuailles, de gourdes remplies d’eau fraîche et de vin léger.

Le temps fut beau, le long du Rhône, et les rois devisaient, oubliant les mauvais présages qui avaient d’abord paru s’accumuler.


Le bourdon, ce bâton de pèlerin remis à Richard Coeur de Lion à Vézelay, s’était brisé.

Le roi d’Angleterre ne s’en était pas ému, et Philippe s’était contenté de prier tout en chevauchant. Mais plus inquiétante fut la nouvelle qu’apporta un chevalier du Temple.

L’empereur Frédéric Barberousse, qui avançait vers la Terre sainte à la tête d’une grande armée comptant des milliers de chevaliers, de sergents et de piétons, s’était noyé dans l’un des fleuves d’Arménie en s’y plongeant, tant la chaleur était forte.

En quelques jours son armée s’était dissoute au milieu de la terre des Turcs, sans qu’on sût où étaient passés ces hommes d’armes. Peut-être étaient-ils retournés sur leurs pas, ou bien avaient-ils par petits groupes tenté de rejoindre la Terre sainte ?

Le Templier raconta qu’on avait dépecé le corps de l’empereur Frédéric conformément à la coutume respectée pour les grands seigneurs morts loin de leur contrée d’origine. On ensevelissait les chairs sur le lieu du décès et on gardait les os comme reliques dont on célébrait l’inhumation lors du retour au pays.


« J’ai observé mon roi tandis que le chevalier du Temple narrait le malheur survenu à l’empereur », écrit Eudes de Thorenc. Philippe Auguste avait baissé la tête, le menton sur la poitrine, comme si une main gantée de fer appuyait sur sa nuque.

J’ai pensé qu’il priait pour dissimuler son inquiétude, implorer le Seigneur de lui permettre de rentrer au plus tôt en son domaine royal, là où s’exerçait sa souveraineté, sur ses fiefs qu’il devait protéger et agrandir. Car c’était là la mission dont le Seigneur, lors du sacre, l’avait chargé.

La joie m’a paru le quitter, ce jour-là.

Et ce, d’autant plus qu’un nouveau présage vint l’inquiéter. Un pont sur le Rhône se rompit au passage de notre troupe de croisés, trop nombreuse pour ces pilotis de bois gorgés d’eau.

Nous, à la tête des croisés, nous étions passés, mais ceux qui nous suivaient furent précipités dans les eaux tumultueuses, beaucoup d’hommes et de femmes furent blessés, et d’autres, qu’on ne put dénombrer, noyés.

Enfin nous arrivâmes à Gênes, mais le roi fut aussitôt terrassé par la maladie et la déception de ne pas trouver suffisamment de galères pisanes et génoises, tandis que Richard, arrivant de Marseille, proposait ses navires avec cette arrogante vanité que, je le voyais bien, Philippe ne supportait pas.

Il refusa les navires anglais, et chacun prit de son côté la mer pour la Sicile.

Le 6 septembre 1190, nous pénétrâmes à Messine alors que Richard n’y parvint que le 21 septembre.

Les rois célébrèrent leurs retrouvailles comme des chevaliers frères de foi et de combat pressés de gagner la Terre sainte pour y délivrer le tombeau du Christ.

« Parmi les embrassements et les étreintes des deux rois, on ne pouvait deviner, aux gestes de chacun, lequel se réjouissait davantage de l’arrivée de l’autre. Quant à leurs armées, à la façon dont elles s’applaudissaient mutuellement et s’empressaient de parler ensemble, on aurait pu croire que tant de milliers d’hommes n’avaient qu’un corps et qu’une âme… Ce jour de fête allait s’écouler en de telles expressions de joie. Les deux rois s’étaient éloignés, non qu’ils fussent rassasiés, mais, un peu las, chacun se retrouva parmi les siens… »


« Lorsque j’ai écrit cela, commente Eudes de Thorenc, je ne pouvais croire que nous allions séjourner à Messine plus de six mois, bien plus que nous ne passerions à combattre en Terre sainte !

Je vis nos navires hisser leurs voiles et se diriger vers la haute mer. Mais la tempête se leva, des orages se succédèrent, si violents que la surface de l’eau semblait se soulever jusqu’aux cieux noirs pour former une barrière infranchissable, et nous en fûmes terrorisés.

Nous nous agenouillâmes et Philippe alla poser son front sur les dalles de la cathédrale pour montrer sa soumission à Dieu… »


Les orages éloignés, ce sont les tempêtes humaines qui se levèrent. Les marins anglais attaquèrent les marins pisans et génois. Richard fit dresser des potences pour exercer sa justice. Il voulut hisser sa bannière sur le château de Messine et imposer sa loi au roi de Sicile, Tancrède.

Les jeux, les tournois auxquels nous nous abandonnâmes devinrent rixes et duels à mort.

Richard s’en prit à Guillaume des Barres, l’un de nos plus braves chevaliers, exigeant qu’il quittât la croisade pour l’avoir malmené dans un affrontement.

On pouvait se battre contre Richard à condition de le laisser vaincre.

Philippe plaida la cause de son chevalier, il n’éleva jamais la voix contre Richard Coeur de Lion, mais, moi qui le côtoyais, je percevais son irritation, je l’entendais chuchoter avec le roi de Sicile, ou encore exiger de Richard qu’il épousât Alix de France comme promis.

Et j’ai vu son visage pâlir quand Richard Coeur de Lion, la moue dédaigneuse, l’expression arrogante, a dit :

« Je ne cherche pas à rejeter votre soeur, Alix de France, mais je refuse de la prendre pour épouse, car mon père l’a connue et d’elle il a engendré un fils. »

Le soupçon avait depuis longtemps pesé sur Henri II, mais il devenait vérité et Philippe Auguste, humilié, se tut.


Ces affaires de femmes achevèrent de nous dresser les uns contre les autres. Lorsque Philippe Auguste vit Jeanne, soeur de Richard Coeur de Lion, la dernière fille d’Aliénor d’Aquitaine, son visage si souvent rembruni s’épanouit.

Jeanne était veuve, et Philippe avait perdu Isabelle de Hainaut. Il rêva d’épousailles, mais Richard Coeur de Lion ne voulait pas d’une union entre la France et l’Angleterre qui eût renforcé le roi de France.

Il refusa Jeanne à Philippe, tout comme il refusait d’épouser Alix de France.

Quelques semaines plus tard, la reine Aliénor d’Aquitaine, qui était vieille de plus de sept fois dix ans, débarqua à Messine en compagnie de Bérengère, fille du roi de Navarre, et c’est celle-ci que Richard Coeur de Lion décida d’épouser.


C’était l’hiver, et l’on devait attendre le printemps pour reprendre la mer.

À mots couverts, Philippe Auguste révélait ce qu’il pensait de Richard Coeur de Lion dont les colères, l’orgueil, l’arrogance, les moeurs l’exaspéraient :

« J’avais rapporté au roi, poursuit Eudes de Thorenc, comment Richard, dépouillé de ses vêtements, portant dans sa main trois fouets de verges légères liées ensemble, s’était prosterné devant tous les prélats et les archevêques réunis à Messine pour se faire pardonner l’“abomination de sa vie”, la “faute des gens de Sodome” à laquelle il s’était adonné. Il renonçait à son péché, implorait une digne pénitence avec une telle humilité et contrition de coeur que l’on pouvait croire sans aucun doute que c’était l’oeuvre de Celui qui regarde la terre et la fait trembler.

On était à la veille de Noël 1190 et Philippe m’avait écouté, impassible, faisant mine de ne rien savoir, lorsqu’il célébra avec Richard Coeur de Lion les fêtes de la Nativité. Mais elles furent interrompues parce que les marins pisans, génois et anglais se querellaient, couteaux en main. Et il fallut que les deux rois et leurs barons se rendissent sur le port pour tenter d’apaiser les équipages. Ce ne furent pas leurs ordres qui séparèrent les combattants, mais la nuit. Et le lendemain les rixes reprirent.

Et Philippe Auguste suspecta Richard Coeur de Lion de vouloir le tuer, et le roi d’Angleterre soupçonna le roi de France des mêmes intentions, chacun recherchant pour soi l’alliance du roi Tancrède de Sicile… »


« Il faut quitter la Sicile », murmura, un jour de mars 1191, Philippe Auguste.

Les évêques, les prédicateurs, le légat du pape répétaient chaque jour que les chrétiens ne devaient plus tarder à rejoindre la Terre sainte pour y combattre Saladin et libérer le Saint-Sépulcre.

Venu de l’abbaye de Corazzo, l’abbé Joachim de Flore, qui appartenait à l’ordre de Cîteaux, dénonça en Saladin l’un des principaux persécuteurs de l’Église, à l’égal d’Hérode, de Néron et de Mahomet. Il annonça sa défaite :

« Saladin va prochainement perdre le royaume de Jérusalem et sera tué, et la rapacité des Sarrasins périra, et on fera d’eux un énorme massacre comme il n’en fut jamais dès le début du monde, et leur habitation sera rendue déserte, et leurs cités seront désolées, et les chrétiens reviendront vers leurs campagnes perdues, et ils y feront leurs nids. »


Au début du mois de mars 1191, Philippe conclut un nouveau traité avec Richard Coeur de Lion : il obtenait dix mille marcs et le château de Gisors. Richard restituait par là la dot d’Alix de France.

« Le 30 mars, par bon vent, moi, Eudes de Thorenc, vassal, chevalier de Philippe Auguste, je quittais Messine avec mon suzerain pour la Terre sainte. »


15.

Je débarquai à Saint-Jean-d’Acre, raconte Eudes de Thorenc, dans les pas de mon roi, Philippe Auguste, le 20 avril 1191.

Le roi s’agenouilla, embrassa la Terre sainte et nous tous, ses chevaliers, ses vassaux, ses sergents, l’imitâmes. Nous apprîmes par des pêcheurs chrétiens que Richard Coeur de Lion avait conquis l’île de Chypre, qu’il y avait célébré, à Limassol, le couronnement de son épouse, Bérengère, fille du roi de Navarre. Et il avait chargé ses navires de tout le butin qu’il avait pu trouver dans l’île.

Chypre n’était point terre d’Infidèles, mais Philippe Auguste dit que Richard Coeur de Lion était un rapace et qu’il fallait se garder de lui, si on ne voulait pas devenir sa proie.

Ainsi à peine avions-nous mis le pied sur la Terre sainte que la discorde entre chrétiens s’aggravait. Je découvris, conclut Eudes de Thorenc, que dans l’armée des croisés qui depuis deux ans assiégeait Saint-Jean-d’Acre, chacun pensait à soi plutôt qu’à Dieu.


Assoiffée, la ville de Saint-Jean-d’Acre résistait aux chrétiens tandis que ceux-ci, affamés, ne desserraient pas leur étreinte.

Les troupes de Saladin se tenaient en embuscade non loin de la ville et lançaient des attaques contre nous.

Philippe d’Alsace, comte de Flandre, avait ainsi été tué quelques semaines après notre arrivée.

Lorsqu’il apprit la nouvelle, je vis Philippe Auguste changer de visage, le regard plus acéré, les traits tendus, comme si la fatigue et la maladie qui l’avaient affecté dès son arrivée en Terre sainte s’étaient effacées.

Pourtant, il avait été jusqu’au seuil de la mort, perdant ses cheveux, ses ongles, sa peau par plaques, victime de cette maladie qu’on appelle léonardie. Elle avait aussi touché Richard Coeur de Lion, mais Philippe Auguste en avait été plus affaibli, plus atteint.

Mais, tout à coup, la mort de Philippe d’Alsace lui avait rendu sa vigueur. Il pensait à la succession de son vassal qui lui revenait de droit, à l’Artois et au Vermandois, à cette ville de Péronne qui, par ce décès, rentrerait dans le domaine royal. Il me dicta une lettre pour les nobles de ce district afin de les inviter à prêter serment de fidélité aux représentants du roi de France.

Je compris que Philippe Auguste ne pensait plus qu’à son royaume. Et qu’il voulait quitter au plus tôt la Terre sainte, devançant Richard Coeur de Lion afin de pouvoir prendre sur lui l’avantage.


Le 13 juillet 1191, les Infidèles de Saint-Jean-d’Acre capitulèrent. Pour Philippe Auguste, je dressai la liste des prisonniers et assurai avec les vassaux de Richard Coeur de Lion leur partage royal, exactement par moitié, et, de même, la répartition à parts égales du butin.

Puis, le 22 juillet, je fus choisi par Philippe Auguste pour me rendre en compagnie des barons français auprès de Richard Coeur de Lion afin de lui annoncer que notre roi était résolu à reprendre la mer.

La croisade avait été jurée à Vézelay le 4 juillet 1190 ; un an plus tard, après moins de trois mois passés en Terre sainte, nous nous apprêtions à l’abandonner sans avoir délivré Jérusalem, la ville du Saint-Sépulcre.

J’étais le seul à ne pas pleurer parmi ces barons, vassaux de Philippe, qui sanglotaient, honteux, le visage défait, devant le roi d’Angleterre.

– Sire, vous connaissez tout, lui disaient-ils. Et nous sommes venus vers vous pour que notre suzerain Philippe ait permission et conseil de s’en aller. Il dit en effet que s’il ne se retire au plus tôt de cette terre, il mourra.

Je dus essuyer la réponse méprisante du roi d’Angleterre :

– C’est un opprobre éternel pour lui et le royaume de France, s’il se retire avant que ne soit terminée l’oeuvre pour laquelle il est venu, et s’il s’agit de mon conseil, il ne se retirera pas d’ici. Mais s’il doit mourir à peine de revenir dans son pays, il fera ce qu’il veut et comme il lui paraîtra plus facile, à lui et aux siens.


J’ai rapporté ces propos au roi. Il a paru ne pas les entendre, uniquement soucieux de préparer son départ.

Il laissait une armée de dix mille chevaliers en Terre sainte, mais je l’ai entendu ordonner au duc de Bourgogne qui la commandait de ne point oublier que le roi d’Angleterre était le rival de celui de France, et qu’il fallait lui nuire plus que l’aider.

Il prit à sa solde des chevaliers allemands afin de les soustraire à l’autorité de Richard et empêcher ainsi le roi d’Angleterre de vaincre.

J’ai tremblé pour Philippe, pour le jugement qu’un jour rendrait Dieu, quand je l’ai entendu jurer sur l’Évangile, à la demande de Richard, qu’il respecterait les territoires, les biens et les hommes dont le roi d’Angleterre était, en France, le suzerain. Qui pouvait croire qu’il tiendrait sa promesse ?

Mais ni la main ni la voix de Philippe Auguste n’hésitèrent.


Il nous fallut quatre mois pour regagner la terre de France.

À Rome, mon roi fut reçu par le pape et l’on m’assura qu’il avait demandé en vain à être délié du serment qu’il avait prêté sur l’Évangile. À Milan, il rencontra l’empereur germanique Henri VI et conclut avec lui une alliance afin de lutter contre Richard.

Puis, alors que tombaient les premières neiges, nous franchîmes les Alpes par la vallée de la Maurienne.

Et nous célébrâmes Noël 1191 à Fontainebleau.

« Je suis sain et sauf », répéta plusieurs fois Philippe Auguste.

Et il fit le signe de croix pour remercier Dieu d’avoir veillé sur lui.


16.

« Le roi de France priait Dieu de le protéger, mais il vivait comme s’il ne faisait pas confiance à Notre Seigneur », écrit Eudes de Thorenc lorsqu’il évoque les années qui ont suivi le retour de Philippe Auguste de Terre sainte.

Ce fut, dit-il, le temps de l’intrigue et de la peur.

Des chevaliers venus de Palestine avaient rapporté au roi de France que Richard Coeur de Lion le maudissait, le haïssait, l’accusait de couardise et de traîtrise, et désirait sa mort.

À en croire ces chevaliers, Richard avait noué alliance avec le chef d’une secte d’Infidèles mangeurs de haschich qu’on appelait les « Assassins ». Il avait payé ce « Vieux de la Montagne » afin que les hommes de cette tribu « assassinent » les rivaux du roi d’Angleterre.

Dans une ruelle de Tyr, on avait ainsi poignardé le marquis Conrad de Montferrat dont Richard craignait qu’il devînt roi de Jérusalem.

Les chevaliers assuraient que des Infidèles étaient en route pour Paris afin de tuer le roi de France par la dague ou le poison.

J’ai alors entendu Philippe Auguste exiger que des sergents armés de massues se tiennent toujours auprès de lui et ne laissent personne l’approcher.


Moi, Eudes de Thorenc, j’ai été contraint de me dépouiller de mes armes pour pouvoir converser avec le roi qui se tenait en permanence le dos appuyé à une colonne ou à un mur comme s’il avait craint qu’on ne lui plante une dague entre les épaules.

Lorsqu’il me conviait à m’asseoir près de lui et à partager ses repas, je voyais qu’il ne mangeait aucune nourriture sans l’avoir d’abord essayée sur ses chiens.

Il se penchait vers moi pour murmurer : « Richard veut ma mort. » Et je lisais dans son regard qu’il me suspectait d’avoir prêté hommage au roi d’Angleterre, oubliant que j’étais depuis son couronnement le plus fidèle de ses vassaux.

Sa peur était à la mesure de ses ambitions. Il voulait déposséder Richard de ses fiefs, le chasser hors de France, s’emparer de la Normandie et du Vexin, devenir le souverain du Poitou et de la Saintonge, conserver le château de Gisors. Et il était prêt, pour élargir ainsi son domaine, à vouer le roi d’Angleterre aux enfers, priant pour obtenir l’aide du Seigneur dans cette entreprise.


J’ose l’écrire – poursuit Eudes de Thorenc –, les intrigues du roi, mon suzerain, tourmentaient mon âme.

Ayant appris que Richard Coeur de Lion, après avoir quitté la Terre sainte, avait été fait prisonnier par le duc d’Autriche, puis remis à l’empereur germanique Henri VI, Philippe Auguste avait aussitôt recherché fébrilement l’alliance du frère de Richard, Jean sans Terre, puis envoyé des messagers à l’empereur. Il proposait de remettre cinquante mille marcs, et Jean sans Terre trente mille, si Henri VI retenait Richard prisonnier jusqu’au mois de septembre 1194. Puis Philippe Auguste verserait mille marcs par mois d’emprisonnement une fois ce terme échu. Et si on livrait le prisonnier, la rançon serait alors de cent cinquante mille marcs !

Nul doute que la vie de Richard Coeur de Lion n’ait été alors en grand péril.

Mais Henri VI préféra obtenir la même somme de Richard, avec, en sus, le serment d’allégeance du roi d’Angleterre à l’empereur germanique.

Richard Coeur de Lion devenant par là le vassal d’Henri VI, la peur resserra son noeud plus étroitement encore autour du cou de Philippe Auguste.

Je sais qu’il a alors écrit à Jean sans Terre :

« Prenez garde à vous, maintenant : le Diable est lâché ! »


J’ai gardé par-devers moi les parchemins des chroniqueurs anglais qui racontaient comment, pour réunir la rançon du roi, les « hauts hommes du pays s’imposèrent de grandes charges et s’engagèrent personnellement. On prit le cinquième des biens meubles, on prit aussi les colliers d’or et d’argent. Ceux-là donnèrent une grande preuve de leur dévouement, qui envoyèrent leurs enfants comme otages pour tirer le roi de prison. Il leur en sut grand gré. Il envoya à son peuple, en Normandie et en Angleterre, des lettres contenant le témoignage de sa reconnaissance ».

Mais Philippe Auguste disposa de ces écrits et découvrit la magno gaudio, la grande joie avec laquelle Richard Coeur de Lion fut accueilli à son débarquement en Angleterre, le 20 mars 1194.

Celui-ci se rendit à Londres, mais, au bout de quelques jours seulement, il passa en Normandie, tant sa volonté de soumettre Philippe Auguste était grande.

Il parcourut les rues de la ville de Barfleur avec à ses côtés Aliénor d’Aquitaine, sa mère, dont le grand âge n’avait pas affaibli la résolution.


Philippe Auguste voulait que, chaque jour, on lui racontât ce que faisait Richard.

Lorsqu’il apprit que ce dernier avait reçu Jean sans Terre et lui avait pardonné avec condescendance, lui disant : « N’ayez crainte, Jean, vous êtes un enfant, vous avez été en mauvaise garde. Ceux qui vous ont conseillé le paieront. Levez-vous, allez manger », le roi de France m’appela. Il me demanda de dresser la « prisée des sergents », la liste des hommes d’armes que les communes, les prévôtés, les abbayes étaient astreints de lui fournir en vertu du service d’ost.

Je comptai deux mille hommes qui viendraient s’ajouter à ceux que ses vassaux lui devaient.

Le roi parut satisfait et décida qu’il devait prendre l’offensive en Normandie :

– Le château de Gisors sera notre forteresse, dit-il.


Je m’inquiétai de la hâte avec laquelle, comme pour fuir la peur qui le tenaillait, Philippe Auguste voulait s’élancer contre le roi d’Angleterre.

J’avais sous les yeux le récit qu’un chroniqueur dévoué à Richard avait fait de l’entrée du roi d’Angleterre dans Barfleur :

« Il ne pouvait avancer sans qu’il y eût autour de lui si grande presse de gens manifestant leur joie par des danses et des rondes, qu’on n’aurait pu jeter une pomme sans qu’elle fût tombée sur quelqu’un avant de toucher terre.

« Partout sonnaient les cloches ; vieux et jeunes allaient en longues processions, chantant : “Dieu est venu avec Sa puissance, bientôt s’en ira le roi de France !” »


17.

C’était fort mauvais temps pour le roi de France, comme si Dieu avait voulu le punir d’avoir quitté si vite la Terre sainte, d’avoir été soucieux d’abord de son domaine royal et non du sort du Saint-Sépulcre.

J’ai même craint que Philippe Auguste fût abandonné par Dieu aux mains du Diable.

Car comment expliquer, sinon par un maléfice ou quelque tour de sorcellerie, ce qui survint entre le roi et l’épouse qu’il avait choisie ?


Elle se nommait Ingeburge. Elle était fille du roi Knut de Danemark.

Quand je la vis pour la première fois, à Arras où le roi était venu l’accueillir, je fus ébloui par sa beauté, la blondeur de ses cheveux qui formaient une auréole autour de son visage. Elle avait à peine dix-huit ans et Philippe Auguste manifesta sa joie de découvrir cette jeune vierge qui lui apportait aussi l’alliance avec le Danemark. Or, dans la guerre qui s’annonçait entre le Plantagenêt et le Capétien, le roi Knut avait des droits très anciens sur l’Angleterre, et disposait d’une flotte et de marins.


Ce 14 août 1193, nous nous rendîmes à Amiens et, chevauchant près d’Ingeburge, je ne me lassais pas de la regarder.

Dans la cathédrale où le mariage fut célébré, elle avait le port altier d’une reine et je ne doutai pas que sa jeunesse allait apporter à la lignée capétienne de nombreux fils qui assureraient la descendance du roi.

Car Philippe Auguste n’avait qu’un seul héritier, Louis, né de son union avec Isabelle de Hainaut.

Lorsqu’il se retira avec Ingeburge, nous, ses vassaux, nous banquetâmes une partie de la nuit, célébrant à grandes rasades, et en mordant à pleines dents dans la viande de sanglier et la chair de saumon, l’union royale.


Mais le diable ou quelque sorcier s’était glissé dans la couche nuptiale.

À l’aube, je vis Philippe Auguste, le corps tremblant, le visage tordu par la colère et le dégoût, crier qu’il ne pouvait toucher cette femme, qu’il la répudiait, qu’il fallait annuler ce mariage, que le divorce devait être aussitôt prononcé, et que rien ne pourrait le faire changer d’avis.

À voix basse, nous nous interrogeâmes, car la reine Ingeburge faisait face avec hauteur à notre roi, refusant toute idée de divorce, rejetant sur le roi la cause de cette répulsion qui lui interdisait de coucher corps contre corps.

Mais quel serpent avait-on glissé entre eux deux ? Quel démon avait manigancé ce sortilège ?

Ingeburge était-elle une femme monstre, comme parfois on en rencontre dans certains villages, au fond d’une cahute, visage de femme et corps de truie, ou, pis encore, femme et homme à la fois ?


Je ne sus rien des raisons du roi, mais le piège diabolique s’était refermé sur lui et sur le royaume de France. Les Danois refusaient de reprendre Ingeburge. Et la reine hurlait « Mala Francia, mala Francia ! », Mauvaise France. Elle entendait soutenir son droit et conserver son rang.

Qui était-elle ? Quels étaient ses laideurs intimes, ses vices secrets ?

Le Diable était-il devenu le suzerain de Philippe Auguste ?


J’assistai à Compiègne à la réunion des barons et des évêques qu’avait convoquée Philippe Auguste afin d’obtenir une sentence de divorce au prétexte qu’Ingeburge avait une lointaine parenté avec Isabelle de Hainaut, l’épouse décédée du roi de France.

Les évêques obéirent à Philippe Auguste, mais Ingeburge en appela à Rome et elle ne céda point quand on l’eut enfermée à Beaurepaire, le prieuré de l’abbaye de Cysoing sise entre Valenciennes et Douai.

En dépit des remontrances du pape Célestin III, Philippe Auguste se montra aussi obstiné qu’elle. Il décida, pour rendre irrévocable le divorce, de se remarier.

Mais lui, l’un des rois les plus puissants, fut refusé par deux princesses allemandes et par la fille du roi de Sicile ! L’affront était cruel. Il dut se résigner à prendre pour épouse Agnès de Méran, qui n’était que fille d’un duc, Berthold du Tyrol.

Avant que ce mariage ne fût célébré, Ingeburge avait été enfermée dans un château, puis conduite dans un couvent de Soissons.


On ne festoya pas lors de ces noces de Philippe et d’Agnès, que Rome condamnait.

Le nouveau pape, Innocent III, avait mandé au roi de France une lettre dont la lecture m’accabla, même si Philippe ne parut point s’en inquiéter :

« Le Saint-Siège, écrivait le souverain pontife, ne peut laisser sans défense des femmes persécutées.

« Dieu nous a imposé le devoir de faire rentrer dans le droit chemin tout chrétien qui commet un péché mortel, et de lui appliquer les peines de la discipline ecclésiastique dans le cas où il ne voudrait pas revenir à la vertu.

« La dignité royale ne peut être au-dessus des devoirs d’un chrétien et, à cet égard, il nous est interdit de faire entre le prince et les autres fidèles aucune distinction.

« Si, contre toute attente, le roi de France méprise notre avertissement, nous serons obligé, malgré nous, de lever contre lui notre main apostolique.

« Rien au monde ne sera capable de nous détourner de cette ferme résolution de la justice et du droit. »


18.

Le pape Innocent III menaçait donc le roi de France.

Ses légats me confiaient que si Philippe Auguste ne se séparait pas d’Agnès de Méran et ne rappelait pas Ingeburge, le souverain pontife était résolu à proclamer l’interdit pour tout le royaume de France. Aucun sujet du roi ne pourrait plus recevoir les sacrements, aucun service religieux n’y serait plus célébré.

Et si le roi s’obstinait à vivre dans le sacrilège, alors sa concubine et lui seraient excommuniés.

Quel souverain, quelle que fût sa puissance, pouvait survivre quand son royaume et lui étaient placés au ban de la Chrétienté, rejetés parmi les païens et les démoniaques ?


J’ai prié, agenouillé aux côtés de mon fils Henri. À quinze ans, c’était un écuyer dévoué à son roi, respectueux des coutumes de la chevalerie du Temple à laquelle il voulait dédier sa vie.

J’ai prié parce que la guerre s’abattait sur le royaume de France comme un vol de rapaces aux becs acérés.

Les routiers de Richard Coeur de Lion pillaient, saccageaient, incendiaient, massacraient.

Ces soudards soldés par le roi d’Angleterre étaient plus nombreux, plus aguerris, plus cruels et mieux payés que ceux qui servaient Philippe Auguste.

Ils avaient à leur tête un gibier de potence du nom de Mercadier, devenu châtelain par la volonté de son roi, Richard.

Ceux de France avaient pour chef Cadoc, lui aussi nanti d’un château par le roi.

Je combattis, et mon fils Henri fit en ces années de guerre contre Richard et ses routiers ses premières armes. Puis il me quitta pour rejoindre les routiers de Philippe de Dreux, cousin germain du roi, évêque de Beauvais.

Ce prélat semblait avoir oublié la Croix et les principes de la Sainte Église qui voulaient qu’on ne se bâtit point entre chrétiens, mais qu’on réservât ses coups aux Infidèles !

Mais Philippe de Dreux était armé comme un chevalier, son heaume lacé, et de la voix et du geste il incitait ses routiers à piller et incendier en Normandie, fief qui n’était pas terre d’Infidèles, mais duché dont le suzerain était Richard Coeur de Lion. Mais cela seul suffisait aux donneurs de mort.


J’ai eu peur pour mon fils Henri de Thorenc.

J’ai eu peur pour le roi.

Jean sans Terre avait rallié son frère Richard et, en signe de soumission, avait massacré les routiers de Philippe Auguste qui tenaient Évreux.

Nous fûmes contraints d’éviter cette ville qui avait été nôtre, et de chevaucher dans la forêt de Fréteval en Vendômois.

Tout à coup, de derrière chaque tronc surgissent des routiers de Richard. Ils nous agrippent avec leurs crochets, ils dépouillent, ils égorgent, ils entraînent leurs proies qui deviennent de précieux butins, puisqu’ils exigeront pour les relâcher le versement de lourdes rançons.

On se bat à grands coups de glaive, et je vois les routiers anglais se précipiter sur les bagages du roi, et personne pour les repousser, personne pour les empêcher de s’emparer des archives et d’un des trésors royaux.

Il faut fuir.

Au soir de ce 3 juillet 1194, Philippe Auguste me dit qu’il placera désormais ses archives dans une tour du Louvre, car chaque manuscrit vaut plus qu’une bourse pleine de pièces d’or. Les archives du roi sont la mémoire de la lignée capétienne, explique-t-il.


J’observe le roi ; je le sais inquiet. Il craint d’être vaincu et de mourir assassiné par quelque routier à la solde de Richard.

Mais son visage est impassible. Il parle d’une voix calme alors que chaque fait qu’il rapporte constitue une blessure.

Il a été contraint de signer une trêve avec Richard. Elle a été transformée en traité de paix sous la pression des moines, des évêques et du pape, qui se souviennent des succès des Infidèles en Terre sainte, mais aussi en Espagne, et rêvent de voir les deux rois réconciliés partir à nouveau en croisade.


« C’est un conte de troubadour », commente Philippe Auguste.

Il dit que Richard a profité de la trêve pour entreprendre la construction, sur un promontoire qui domine la vallée de la Seine, là où elle dessine un méandre, d’un château disposant de trois enceintes, de murs épais de cinq pas, d’un donjon de trente pas de tour. Ce Château-Gaillard ne peut être conquis et empêche toute invasion de la Normandie.

Philippe Auguste répète ces mots à voix basse comme pour s’en pénétrer, puis il se lève, évoque la défaite qu’il vient d’essuyer en Flandre contre l’un de ses vassaux, le comte de Flandre et de Hainaut, Baudouin IX.


J’étais aux côtés du roi dans ce pays de marécages, encerclé par les Flamands de Baudouin qui avaient ouvert toutes les écluses afin de nous noyer, nous prendre au piège comme des chiens affolés.

Pour éviter d’être pris, Philippe avait capitulé, accepté les conditions les plus humiliantes. Et avait prêté serment.

Mais, dès qu’il avait été hors de portée des Flamands, il avait renié sa parole.

« Un vassal insurgé n’a pas le droit d’imposer ses conditions », avait-il dit.


Et la guerre est devenue sauvage.

J’ai vu nos routiers, mains liées, jetés dans les rivières et les étangs par les Anglais afin qu’ils s’y noient.

J’ai vu, errant dans les forêts de Normandie, d’autres de nos sergents, les yeux crevés par les soudards de Mercadier et du roi Richard.

Et j’ai entendu Philippe Auguste donner l’ordre de faire de même avec les routiers anglais.


Mais rien n’y fit : le roi Richard l’emportait.

Il nous tenait si court qu’on ne savait comment se retourner. Il était toujours devant nous, et nombre de nos chevaliers se rendirent aux Anglais. Et ceux-ci triomphèrent en écrivant : « Le nombre des prisonniers est immense. On a capturé deux cents chevaux de bataille, dont cent quarante bardés de fer. »

Il fallut traiter. Richard nous consentit une trêve de cinq ans, ne laissant à Philippe Auguste que le château de Gisors et exigeant que Louis, le fils du roi de France, épousât Blanche de Castille, nièce du roi anglais.

Et il fallut traiter à Péronne avec les hauts barons de France qui avaient rallié le roi de d’Angleterre, et leur abandonner Douai, Saint-Omer et Béthune.

C’était le temps de la défaite.

Je crus que Dieu avait en effet bel et bien abandonné Philippe, roi de France.


Puis vint le miracle.

Un chrétien peut-il se réjouir de la mort d’un chrétien ?

Comment Dieu choisit-Il ceux qu’Il appelle à Lui, et dans quel dessein ?

Je prie face au mystère qui m’empêche de répondre à ces questions. Mais je sais que nous accueillîmes la mort de Richard Coeur de Lion, le 6 avril 1199, comme un signe du Tout-Puissant, un miracle.

Le roi Plantagenêt assiégeait avec Mercadier le château de Châlus en Limousin quand il reçut un trait lancé par une arbalète, cette arme diabolique qui tue.

Mercadier fit donner l’assaut et le château fut conquis, tous les assiégés pendus à l’exception du soldat qui avait blessé à mort le roi Richard.

Le Plantagenêt, qui sentait sa vie s’enfuir, voulut voir l’arbalétrier :

– Quel mal t’avais-je fait, pourquoi m’as-tu tué ? lui demanda-t-il.

– Vous aviez bien tué, vous, de votre main, mon père et mes deux frères ! J’ai pris ma revanche. Je souffrirai tous les tourments qu’inventera votre cruauté, pourvu que vous mouriez, vous qui avez fait au monde de si grands maux !

Les chroniqueurs anglais prétendent que le roi ordonna que l’on versât à l’arbalétrier de l’argent et qu’on le laissa libre.

Mais à peine le roi fut-il mort que Mercadier ressaisit l’homme, le fit écorcher vif et accrocher à une potence.


Philippe Auguste exigea que je lui lise le chant du troubadour anglais qui célébrait la mémoire du roi Richard.

« Le roi Richard est mort, et mille ans se sont passés sans qu’il mourût un homme dont la perte fût si grande. Jamais il n’eut son pareil ! Jamais personne ne fut aussi loyal, aussi preux, aussi hardi, aussi généreux. Alexandre, ce roi qui vainquit Darius, ne donna jamais davantage, ni même autant. Je ne crois pas que Charlemagne ni Arthur l’aient valu.

« Pour dire la vérité, il se fit par tout le monde redouter des uns et chérir des autres. »

Au bout de quelques instants de silence, Philippe Auguste lança :

« Moi je suis sain et sauf, je suis vivant et roi de France. »


19.

La mort de Richard Coeur de Lion a marqué la seconde naissance de Philippe Auguste.

J’avais vécu près de lui les trente-quatre années de sa vie. Je lui avais été fidèle. Presque chaque jour, j’avais chevauché avec lui flanc contre flanc, de la Flandre à la Normandie, des vallées des Alpes aux collines dénudées de Terre sainte.

J’avais écrit sous sa dictée et j’avais été à ses côtés lorsqu’il avait rencontré ses barons rebelles ou les rois d’Angleterre, Henri II Plantagenêt et Richard Coeur de Lion.

Maintenant c’était le dernier fils d’Henri II, Jean sans Terre, qui succédait à son frère Richard.

Celui-là avait changé souvent de camp : allié du roi de France contre son père et contre son frère, puis le trahissant.

J’ai entendu Philippe Auguste le traiter de couard, de débauché, de sanguinaire, de déloyal, d’homme cruel dont le mensonge était la seule langue qu’il sût parler.

Ces jugements, Philippe les prononçait sans colère, comme s’il eût égrené de hautes vertus. J’ai mieux compris, alors, ce qui faisait la force du roi de France.


Il avait le regard perçant d’un faucon. Il jugeait sans se laisser leurrer par les apparences ni attendrir par la compassion.

Il était faucon, mais était aussi renard et serpent. Et il avait la résistance et l’obstination des taupes qui s’enfouissent dans la terre et reparaissent tout à coup, pleines de vigueur. L’hiver ne les détruit pas.


J’avais combattu avec lui dans la forêt de Fréteval quand l’Anglais s’était emparé du Trésor royal et des archives capétiennes.

À Gisors j’avais, près de lui, senti le pont sur l’Epte craquer puis se briser sous les sabots des chevaux que nous menions au galop pour fuir l’Anglais.

J’avais été encerclé avec lui dans les marécages de Flandre.

Le roi avait fui, avait eu peur, mais il avait survécu, et c’était Richard Coeur de Lion qui était mort.

Quant à moi, j’étais vieux et c’est mon fils Henri d’à peine vingt ans qui maintenant le servait.


Je découvrais autour de ce fils, dans l’entourage du roi, des hommes nouveaux que le roi avait choisis, devenus ses chambellans, ses prévôts, ses baillis, veillant sur ses archives, sur la justice et le Trésor royal, dépendant en tout du roi, ses serviteurs plus que ses vassaux.

Ils étaient échansons, écuyers, panetiers, fauconniers, cuisiniers. Ils n’étaient pas issus d’une noble et vieille lignée. Parfois, ils étaient moines cisterciens ou hospitaliers, comme le frère Guérin. Ils vivaient dans la maison royale, à quelques pas du roi.

Mon fils Henri de Thorenc était l’un d’eux. Le roi avait l’habitude – mon fils avec orgueil me le confia – de leur ouvrir son âme et de leur révéler ses pensées secrètes.

Mais, à côtoyer le roi pendant trente-quatre années, j’étais moi aussi devenu renard et faucon, et je savais fort bien que Philippe ne dévoilait jamais le fond de son âme et de ses pensées.

Il n’est pas de roi sans mystère.


Ainsi, qui aurait pu expliquer les motifs de l’attirance puis de la répulsion et peut-être de la haine qui avaient uni et séparé Philippe Auguste et son épouse rejetée, Ingeburge ?

Le légat du pape, Pierre de Capoue, avait, au nom d’Innocent III, prononcé l’interdit sur le royaume de France, puisque Philippe Auguste s’était obstiné à vivre avec Agnès de Méran alors qu’il était, aux yeux du pape et devant Dieu, l’époux d’Ingeburge.

Mais le roi résista au souverain pontife, persécutant les évêques qui appliquaient la sentence d’Innocent III. Ils étaient maltraités, chassés de leurs évêchés, leurs biens confisqués. Et la plupart préférèrent obéir au roi qu’à Rome.

Ingeburge fut enlevée du monastère où elle était recluse et enfermée dans un château situé à trois journées de Paris.

Puis le roi l’installa dans une maison de chasse située au coeur de la forêt de Rambouillet. C’était manière d’indiquer au légat que la réconciliation entre les époux était possible, puisque Philippe se rendait souvent en forêt de Rambouillet pour y chasser.

Je confiai à mon fils Henri que le renard paraissait disposé à se jouer du légat.

Le roi vint même, avec Ingeburge en croupe, chevaucher devant un concile que présidait le légat, qui devait juger de son attitude et se prononcer sur la question de son divorce.

Quel divorce ? clama Philippe Auguste en posant la main sur la cuisse d’Ingeburge, contrainte de se serrer contre lui si elle ne voulait pas être désarçonnée.

Mais ce n’était là qu’un leurre pour éviter la sentence.

Ingeburge fut emprisonnée à Étampes, et Agnès de Méran installée au château de Poissy où elle accoucha d’un fils de Philippe.

Celui-ci avait alors obtenu la levée de l’interdit sur son royaume, et les nouvelles condamnations émises par le pape n’eurent aucun écho.

Le clergé du royaume restait fidèle à son roi.


Une fois encore, la mort fut l’alliée de Philippe Auguste. Agnès de Méran mourut en août 1201.

Je vis le roi agenouillé au pied du lit mortuaire, mains jointes, tête baissée.

J’eus de la compassion pour lui.

Mais le roi profitait de la mort : le pape innocent III légitima les deux enfants d’Agnès, nés de son union pourtant sacrilège avec Philippe Auguste.

Ainsi Louis, fils de la première épouse, Isabelle de Hainaut, que l’on disait de santé fragile, ne portait plus seul l’avenir du royaume.

D’autres enfants de sang royal assuraient la continuité de la lignée capétienne.

Avec l’aide de Dieu !


20.

Dieu a-t-Il choisi d’aider Philippe Auguste et d’abandonner Jean sans Terre, sacré duc de Normandie, à Rouen, le 25 avril 1199, puis roi d’Angleterre, à Londres, le 27 mai de la même année ?

Ou bien, comme je le crois, Dieu a-t-Il observé, sans prendre parti, le cruel tournoi qui a opposé le roi de France et le roi d’Angleterre, se réservant de les juger quand ils comparaîtraient devant Lui ?

Moi, Eudes de Thorenc, et mon fils Henri nous affronterons aussi le Jugement dernier. Nous fûmes les vassaux fidèles du roi de France et avons combattu pour qu’il soit vainqueur.

Moi, je sais que Philippe Auguste, notre champion, dans ces accès de fureur qui l’emportaient parfois, a donné l’ordre de massacrer des chrétiens dont la seule faute était d’être paysans sur les terres du Plantagenêt.

Il a incité ses routiers à brûler même les monastères, et quand il est entré dans la ville de Tours, au terme de sa chevauchée, il a fait incendier des quartiers entiers, et Dieu seul sait combien de chrétiens de tous âges, parmi lesquels les enfants furent nombreux, périrent dans les flammes.

Puis, lorsque Jean sans Terre a repris la ville, c’est lui qui a mis le feu à celles de ses parties qui n’avaient pas été détruites.


Ni l’un ni l’autre roi n’ont respecté leurs serments. Ils ont trahi leurs vassaux au gré de leurs intérêts du moment.

« Le roi Jean sans Terre, écrit un chroniqueur, par un jugement secret de la Providence, se faisait toujours des ennemis de ses propres amis, et rassemblait lui-même les verges dont il devait être battu. »

Est-ce la Providence qui aveugle le roi Jean, ou bien les démons de l’ambition, de la haine, du lucre qu’il ne sait tenir à distance et qui l’entraînent ?

On assure qu’il a poignardé de sa main royale son jeune neveu Arthur, comte de Bretagne.


Arthur était le fils du frère aîné de Jean sans Terre, Geoffroy. Il prétendait rentrer en possession de tous les pays dont son père eût hérité s’il avait survécu à Richard Coeur de Lion.

Jean sans Terre, lui, invoquait le droit féodal et revendiquait la garde ou le bail de son neveu mineur et de ses biens.

J’ai vu briller les yeux de Philippe Auguste quand il a appris la querelle opposant l’oncle et le neveu. Puis l’inquiétude qui a saisi les barons après le sacre de Jean sans Terre.

Guillaume des Roches, comte d’Anjou, prit leur tête, approcha Arthur, puis Philippe Auguste. Les barons pensaient préserver leur liberté en choisissant pour suzerain le jeune comte de Bretagne plutôt que le puissant roi d’Angleterre, et en soutenant le roi de France.

On commença à se battre entre « Anglais » et « Français » en Normandie et dans le Maine, sur les bords de Seine et les bords de Loire, dans le Vendômois et la Touraine.

Mais Guillaume des Roches et les barons découvrirent que Philippe Auguste était au moins aussi impérieux, aussi avide que Jean sans Terre, et que les routiers français brûlaient et pillaient, démantelaient les châteaux tout comme les routiers anglais.

– Nous n’étions pas convenus de cela dans le traité conclu entre vous et le comte Arthur, remontra Guillaume des Roches à Philippe Auguste.

– Par les saints de France ! répliqua ce dernier. Jamais Arthur ne m’empêchera de faire ma volonté sur les terres qui m’appartiennent !


Quand les loups attaquent un troupeau, ils se jettent d’abord sur les jeunes agneaux pour les dévorer.

Le comte Arthur était l’agneau de cette guerre.

Guillaume des Roches s’était servi de son nom, Philippe Auguste le menaçait, son oncle Jean sans Terre le haïssait.

Il ne trouva son salut que dans la fuite, tandis que Guillaume des Roches ralliait le roi d’Angleterre. Et Philippe Auguste, qui subissait les foudres du pape Innocent III à propos d’Ingeburge, dut rentrer la tête dans les épaules et signer une paix provisoire avec le roi Plantagenêt.

Il attendait que passe la vague, pareil à ces coquillages plus coriaces que la roche, que le flot submerge, qui disparaissent mais qu’on retrouve une fois la mer retirée.

Arthur s’était réfugié à Angers, faible comme l’agneau, et Philippe Auguste invita Jean sans Terre à Paris.


C’est Henri de Thorenc qui raconte que « le roi d’Angleterre y fut reçu avec la plus grande courtoisie ».

Si Eudes de Thorenc a laissé la plume à son fils, c’est qu’il devine que cette paix, cette courtoisie entre rois de France et d’Angleterre ne sont que mensonges.

« On donna au roi d’Angleterre, narre Henri de Thorenc, une place d’honneur dans l’église de Saint-Denis où l’avait conduit une procession solennelle au chant des hymnes et des cantiques.

« Puis le roi des Français le ramena à Paris où les habitants l’accueillirent avec tout le respect imaginable.

« Après cette brillante réception, il alla loger au palais du roi qui pourvut avec magnificence à tous ses besoins. Des vins de toutes espèces, tirés pour lui des celliers royaux, furent prodigués à sa table et à celle de ses chevaliers. Le roi de France lui donna dans sa générosité des présents de toute nature, or, argent, riches étoffes, chevaux d’Espagne et une foule d’autres objets précieux.

« Puis le roi d’Angleterre, charmé de ces marques d’amour et de bonne entente, prit congé de Philippe et se retira dans ses États. »


21.

Dès que Jean Sans terre eut quitté Paris, la paix, comme un cheval fourbu, a commencé à boitiller.

Soudoyés, des sergents anglais arrivaient à la cour de France et racontaient comment le roi d’Angleterre, parvenu dans son duché d’Aquitaine, occupait les châteaux de ses vassaux, traitant ses barons comme s’ils avaient été des serfs.

Chaque homme, qu’il fût chevalier ou paysan, était gibier pour Jean sans Terre.

Philippe Auguste écoutait, impassible, les récits de ses espions auxquels il lançait une pièce d’or comme on jette un quartier de viande à ses chiens courants.

Puis le roi donnait des ordres pour que l’on rassemblât routiers, piétons, sergents, chevaliers, et qu’on se préparât à partir en campagne.

Mais à Henri de Thorenc qui s’impatientait, il dit qu’il fallait attendre que le cheval trébuche, qu’il se brise les pattes, se couche sur le côté, le corps couvert de sueur, tremblant de fatigue. Alors il faudrait sortir la dague et l’égorger.

« Le moment est proche », conclut Philippe Auguste.

Après la mort d’Agnès de Méran, le pape avait desserré sa poigne, levé l’interdit sur le royaume.

On pouvait donc reprendre la guerre, répondre à l’appel que lançaient les barons d’Aquitaine, d’Anjou et de Poitou, contre ce roi d’Angleterre qui montrait la cruauté d’un routier. Il avait enlevé la fiancée d’un de ses vassaux, le fils du comte de la Marche. Il avait épousé à Chinon cette Isabelle Taillefer, jeune fille que l’on disait belle, mais aussi rétive qu’une jument fantasque.

C’était à Philippe Auguste, suzerain du duc d’Aquitaine, de faire juger son vassal qui ne s’était pas conduit en noble chevalier.


J’ai assisté, écrit Eudes de Thorenc, à l’assemblée des barons qui se tint au mois d’avril 1202.

Jean sans Terre ne s’y présenta pas. Chacun connaissait le verdict que l’assemblée allait rendre. Le roi d’Angleterre était accusé d’avoir été, à l’égard de Philippe Auguste, un vassal félon, et, pour ses barons, un suzerain qui ne respectait pas la charte féodale.

La sentence de l’assemblée fut sans appel. Elle annonçait un tournoi à mort.

« La cour de France assemblée déclare que Jean sans Terre, duc d’Aquitaine, roi d’Angleterre, doit être privé de toutes les terres qu’il a, lui et ses prédécesseurs, tenues du roi de France, pour avoir dédaigné de rendre à son suzerain la plupart des services qu’il lui devait comme vassal, et avoir presque constamment désobéi à ses ordres. »

Le roi de France avait sorti sa dague et la levait sur l’encolure du cheval aux pattes brisées.


Quand on plante la lame dans le corps et que le sang jaillit, il ne faut pas que la main hésite.

Celle de Philippe Auguste ne trembla pas.

Il adouba chevalier Arthur, comte de Bretagne, à peine âgé de quinze ans, et lui offrit une troupe de deux cents chevaliers aguerris. Arthur mit le siège devant le donjon de Mire beau dans lequel s’étaient réfugiés la reine mère, Aliénor d’Aquitaine, et une poignée de routiers.

La victoire de Philippe, qui s’annonçait, parut par trop éclatante à Guillaume des Roches et aux barons. Ils ne voulaient pas d’un comte de Bretagne puissant, allié au roi de France. Ils rallièrent alors Jean sans Terre, lui faisant prêter serment de retenir son glaive, de respecter la vie des personnes qui tomberaient entre ses mains, de traiter son neveu, le comte de Bretagne, avec la bienveillance que l’on doit à un chevalier d’à peine quinze ans.

Jean sans Terre jura.

Et le 30 juillet 1202 il délivra Aliénor d’Aquitaine, captura Arthur de Bretagne et tous ceux qui s’étaient ralliés à lui.

Puis, ivre de puissance, comme un routier aveuglé par le vin, il viola son serment, jeta ses prisonniers dans des cachots, les laissa dévorer par les rats. Et il enchaîna Arthur, son jeune neveu, d’abord au château de Falaise, puis dans la grosse tour de Rouen qui surplombait la Seine.


« J’étais aux côtés de Philippe Auguste, poursuit Eudes de Thorenc, alors qu’il assiégeait en Normandie le château d’Arques et fut informé de ce désastre.

J’ai vu son visage blanchir, ses lèvres trembler, sa colère se déchaîner. Il hurlait, ordonnait qu’on se mît en route et chevauchât à marche forcée jusqu’à Tours.

Nous partîmes et creusâmes dans le vif de ces pays un sillon sanglant, ne laissant sur notre passage que villages, châteaux, monastères brûlés et corps crevés.

Après des mois de guerre, nous chassâmes Jean sans Terre de l’Anjou et de la Touraine. Il n’était plus maître que de la Normandie où l’on ne pouvait pénétrer qu’après avoir conquis l’imprenable Château-Gaillard.

Jean sans Terre se vengea sur la Bretagne où il pilla, brûla, massacra, exhortant ses routiers à amonceler les cendres et la viande d’hommes pour les loups et les rapaces.


Le roi d’Angleterre serrait toujours dans sa poigne le corps jeune et désarmé du comte Arthur de Bretagne.

– Si Arthur vient à mourir…

J’ai entendu cette phrase prononcée dix fois par Philippe Auguste et répétée par mon fils Henri, écrit Eudes de Thorenc.

On savait que les proches de Jean sans Terre l’incitaient à réduire à l’impuissance Arthur, seul vivant à pouvoir réclamer une part de l’héritage d’Henri II Plantagenêt.

Le mutiler ou le tuer !

Trois sergents royaux reçurent l’ordre de crever les yeux et de mutiler le comte Arthur alors qu’il était prisonnier à Falaise. Mais deux de ces sergents prirent la fuite, tant la besogne commandée les révulsait.

Le troisième parvint au château, vit Arthur qui devina le sort qu’on lui réservait. Le jeune comte se jeta sur le sergent, lutta contre lui. On les sépara. Le sergent révéla au commandant du château, un Anglais, l’ordre qu’il devait exécuter. Arthur supplia, et l’Anglais décida de suspendre l’exécution tout en faisant croire qu’Arthur était mort.

À l’annonce du décès d’Arthur, la peine fut telle en Bretagne que Jean sans Terre fut trop heureux d’assurer que son neveu était encore vivant. Il le prouva, mais transféra son prisonnier à Rouen. Là, à l’abri de Château-Gaillard, il serait libre d’agir à sa guise, c’est-à-dire de décider du moment de la mort d’Arthur, et du choix de son bourreau.


On dit qu’Arthur de Bretagne fut frappé de la main même de Jean sans Terre, son oncle, le 3 avril 1203.

Son corps, lesté d’une pierre, fut jeté dans la Seine, mais son cadavre recueilli par un pêcheur et enseveli au prieuré du Bec. C’est Henri de Thorenc qui a recueilli ces propos d’un moine du pays de Galles.

Et c’est lui qui a pris copie du récit du meurtre d’Arthur tel que l’a consigné le chapelain de Philippe Auguste, Guillaume le Breton :


« Jean sans Terre a appelé secrètement auprès de lui ses serviteurs les plus dévoués.

« Il les excite, en leur promettant force présents, à chercher quelque moyen de faire périr son neveu, le comte Arthur de Bretagne. Tous refusent de se charger d’un si grand crime.

« Alors il quitte brusquement la Cour et ses fidèles, s’absente pendant trois jours et se retire dans un vallon boisé où se trouve le petit village appelé Moulineaux. De là, quand la quatrième nuit est arrivée, Jean monte au milieu des ténèbres dans une petite barque et traverse le fleuve.

« Il aborde à Rouen devant la poterne qui conduit à la grosse tour, sur le port que la Seine, deux fois par jour, inonde de marée. Debout sur le haut de la barque, il donne ordre que son neveu lui soit amené par un page ; puis il le prend avec lui dans le bateau, s’éloigne un peu et enfin s’écarte tout à fait de la rive. Le malheureux enfant, comprenant que sa dernière heure est arrivée, se jette aux genoux du roi en criant :

« – Mon oncle, aie pitié de ton jeune neveu ! Mon oncle, mon bon oncle, épargne-moi, épargne ton neveu, épargne ton sang, épargne le fils de ton frère !

« Vaines lamentations ! Le tyran le saisit par les cheveux, lui enfonce son épée dans le ventre jusqu’à la garde, et, la retirant toute humide de ce sang précieux, la lui plonge de nouveau dans la tête et lui perce les deux tempes. Le meurtre consommé, il s’écarte et jette le corps sans vie dans les flots qui roulent devant lui. »


Jean sans Terre, roi d’Angleterre, a-t-il lui-même, comme l’affirme Guillaume le Breton, chapelain du roi de France, tué son neveu Arthur ?

Henri de Thorenc l’a cru. Son père Eudes a préféré garder le silence.

Moi, Hugues de Thorenc, j’ai vu trop de crimes pour choisir entre mes aïeux.

Je laisse à Dieu, qui a la souveraine connaissance, le jugement dernier des hommes.

Je sais seulement que, comme le rapportent Eudes et Henri de Thorenc, le père et le fils, Jean sans Terre, après le meurtre d’Arthur – qu’il l’ait lui-même exécuté ou seulement ordonné –, s’enfuit comme un chacal qui vient de lacérer sa proie et qui craint les chiens.

Philippe Auguste l’avait chassé de Bretagne, d’Anjou, du Maine, de Touraine et de Poitou. Il se réfugia donc en Angleterre, en décembre 1203.

Le crime s’était retourné contre lui : il ne gardait plus de fidèles qu’en Aquitaine et en Normandie.

Là, protégeant Rouen, se dressait Château-Gaillard. »


22.

Celui qui veut savoir ce que furent le siège et la conquête de Château-Gaillard par Philippe Auguste, qu’il lise le récit qu’en a fait Henri de Thorenc !


Mon aïeul était un chevalier de vingt-trois ans.

Il a occupé auprès du roi de France la place que son père, Eudes, a tenue durant plus de trente ans. Mais, en septembre 1203, dans la première semaine du siège de Château-Gaillard, un arbalétrier anglais a blessé Eudes d’un trait qui lui a percé la cuisse droite de part en part, près de l’aine. Le sang a coulé comme d’une outre crevée, la fièvre est venue, les chairs ont pourri, et, la deuxième nuit, Eudes de Thorenc a trépassé.

Il avait prononcé quelques mots rapportés par Henri :

« Je meurs tué par une arme qui n’est pas celle des chevaliers.

– Tu meurs comme Richard Plantagenêt, roi d’Angleterre », lui murmura Philippe Auguste.

Eudes a fermé les yeux et continué de se vider de son sang. On a enveloppé son corps dans sa cape blanche à croix rouge des Templiers, et on l’a enseveli dans le choeur de la petite église du village des Andelys dont les habitants avaient fui et s’étaient réfugiés derrière les fossés et les trois enceintes du Château-Gaillard.


Le siège dura huit mois.

Pour approcher du château, il fallut d’abord conquérir les redoutes qui le protégeaient, dresser des tours pour se défendre des sorties des assiégés.

On crut que ces « Anglais » – des chevaliers aguerris commandés par Roger de Lascy – se rendraient lorsque la faim les étranglerait.

Mais ils résistèrent, chassant les vieillards, les femmes et les enfants, tous ceux qui n’étaient pas utiles à la défense du château.

Nous les accablâmes de flèches, et, comme un troupeau affolé, ils essayèrent de rentrer dans le château, mais ses portes restèrent closes.

Et l’on vit cette troupe de gueux errer entre notre camp et les murs de Château-Gaillard.

Il arriva qu’une femme mît au monde un enfant. Encore souillé du sang de sa mère, il fut déchiré par les ongles des hommes et, à peine sorti du sein qui le portait, rentra en un tournemain dans le ventre de ces affamés. Une poule qui voletait et tomba au milieu d’eux fut aussitôt saisie et avalée tout rond avec ses plumes, ses os et un oeuf tout chaud qu’elle portait en son corps. Tout ce qui peut céder sous la dent fut englouti dans les estomacs. Ils en vinrent à se nourrir de la chair des chiens.

Nous implorâmes le roi de les laisser franchir nos défenses. Plusieurs jours durant, il parut ne pas entendre nos suppliques, puis, d’un simple hochement de tête, il consentit à accueillir ces ombres chancelantes.


Dieu fut-Il sensible à ce geste du roi de France ?

Nous fîmes sauter la tour de la première enceinte, puis l’un des sergents découvrit qu’en passant par les latrines, on pou vait atteindre la seconde enceinte. Elle fut conquise et nous pûmes ouvrir une brèche dans la troisième en usant de la mine et des machines de jet.

C’était le 6 avril 1204. Le siège avait commencé huit mois auparavant, en septembre 1203.

Ni Roger de Lascy ni aucun des chevaliers « anglais » n’eut le temps de se réfugier dans le donjon.

Tous furent tués.

Leur fin annonça celle de l’enclave française du royaume de Jean sans Terre.


Philippe Auguste ne laissa aucun répit au roi d’Angleterre. La victoire appelle la victoire, la puissance fait se multiplier les alliés.

Les nobles bretons, avec à leur tête Guy de Thouars, se lancèrent à l’assaut d’Avranches et incendièrent le Mont-Saint-Michel.

Philippe Auguste marcha sur Rouen et les routiers anglais se rallièrent à lui, abandonnant leur maître : la solde versée par Philippe Auguste était plus élevée que celle promise par le roi d’Angleterre, et les caisses du Trésor capétien mieux remplies que celles du Plantagenêt.

Philippe avait confié le gouvernement de son Trésor royal au frère Aimard, commandeur du Temple pour le royaume de France.


Henri de Thorenc, qui appartenait, comme tous les Thorenc, à cette milice du Christ, écrit :

« Notre ordre est comme un grand fleuve que viennent grossir les rivières que sont nos commanderies, présentes des bords de la Baltique à la Terre sainte. Nos armes sont aussi bien le glaive que la pièce d’or. Philippe Auguste employa l’un et l’autre. Une bourse remplie peut davantage qu’une arbalète.

« Le roi de France en usa ainsi avec les bourgeois des villes qui ralliaient le roi de France parce qu’il offrait et promettait beaucoup. Et qu’on pouvait, d’un coup de dents, vérifier la valeur d’une pièce de monnaie royale.

« Le roi répète, poursuit Henri de Thorenc, qu’il faut toujours se souvenir que, pour trente deniers, le Judas livra le Christ. Il n’est pas surpris que, contre des pièces sonnantes et trébuchantes, les bourgeois de Rouen lui offrent les clés de leur ville, acceptent d’abattre eux-mêmes leurs murailles et de raser leur château. Il achète aussi le ralliement du sénéchal, du connétable, du capitaine chargé de la défense de la ville.

« Et en même temps qu’il ouvre sa bourse, il menace, s’adressant aux châtelains et aux bourgeois de Normandie, mais aussi à ceux de toutes les possessions de Jean sans Terre :

« “Puisque le roi d’Angleterre vous a abandonnés, c’est moi, roi de France, votre Haut Seigneur, qui reprend légalement possession du fief. Je vous prie donc, à l’amiable, de me recevoir comme votre suzerain et me rendre hommage, puisque vous n’avez pas d’autre maître. Vous y trouverez grand profit. Si vous vous avisiez de résister, vous trouveriez en moi un ennemi décidé à vous faire pendre ou écorcher vif.” »


23.

Quel homme hésiterait à choisir entre les deniers et le supplice, entre l’or et la potence ?

Et Philippe Auguste, d’une voix railleuse, selon les dires d’Henri de Thorenc, d’ajouter :

« Qui voudrait périr écorché pour le seul profit de Jean sans Terre ? »

Les barons d’Angleterre, les chevaliers, même les plus fidèles aux Plantagenêts, refusent de partir à la reconquête de la Normandie, de la Bretagne, du Poitou, de l’Anjou, de la Touraine et de l’Aquitaine.

Ils possèdent des terres en France, ils ne veulent pas les perdre et risquer de mourir en tentant d’en chasser Philippe Auguste.

Un espion rapporte à la cour de France qu’un baron anglais, Guillaume le Maréchal, est prêt à faire hommage au roi de France.

Philippe Auguste l’accepte, traitant l’Anglais avec bienveillance.

Le roi Jean s’emporte. « Il se met à rançonner les Anglais sous prétexte qu’ils ne veulent pas le suivre pour l’aider à recouvrer son héritage perdu, volé », écrit un clerc proche de l’archevêque de Cantorbéry.

Jean sans Terre interpelle Guillaume le Maréchal :

« Je sais que vous vous êtes fait l’homme lige du roi de France contre moi et à mon désavantage ! »

Mais aucun baron ne le soutient.

« C’est assez ! s’écrie Jean sans Terre. Par les dents de Dieu, je vois bien qu’aucun de mes barons n’est plus avec moi ! »


« Qui voudrait mourir pour Jean sans Terre ? » va répétant Philippe Auguste.

Il reçoit bourgeois et chevaliers.

Il accorde aux premiers de nouveaux privilèges, confirme les chartes, prodigue les privilèges aux villes et aux couvents. Henri de Thorenc, qui parcourt l’Aquitaine à ses côtés, recueille les propos des chevaliers et seigneurs qui lui ont ouvert leurs châteaux : « Le roi Jean est un homme sans honte ! disent-ils. Il devrait cependant bien rougir, s’il se souvient de ses ancêtres. Toute l’Aquitaine regrette le roi Richard, qui ne craignait pas, pour se défendre, de prodiguer or et argent. Mais le roi Jean n’en a cure. Il n’aime que le jeu de la chasse, les braques, les lévriers, les autours. Il s’est enfui en Angleterre au mépris de l’honneur, et se laisse déshériter tout vif ! »


Philippe Auguste écoute et Henri de Thorenc s’étonne d’entendre le roi murmurer :

– Ce sont des félons ! Il faut garder la main serrée sur le glaive. Ils abandonnent Jean sans Terre. Ils peuvent renier l’hommage qu’ils m’ont prêté. Qui peut faire confiance à Judas ?

Philippe n’est donc pas surpris quand il apprend qu’un certain nombre de barons ont rejoint Jean sans Terre qui vient de débarquer avec une troupe de chevaliers à La Rochelle, et qu’il entreprend la reconquête du Poitou.

Le roi de France accourt. On l’assiège dans le château de Thouars. Philippe Auguste signe une trêve, puis la paix avec les barons du Poitou. S’ils ont rallié Jean sans Terre, c’est pour affaiblir Philippe Auguste et conserver leur liberté face à un pouvoir royal qui leur a trop fait sentir sa puissance. Car si Philippe Auguste a d’abord acheté des ralliements, il a ensuite pressé ses nouveaux sujets.

Pour un royaume, l’argent est le plus nécessaire et le meilleur des élixirs.


En cette année 1208, ni l’argent ni le vin ne manquent. Ils coulent à grands flots, car l’on célèbre chaque jour la victoire du roi de France, écrit Henri de Thorenc.

Voilà cinq ans que mon père Eudes de Thorenc est mort au pied du premier mur d’enceinte du Château-Gaillard.

Il n’a pas vu le Plantagenêt, contre lequel il a tant combattu, chassé de France.

Le domaine royal s’étend désormais de l’Artois à la Bretagne, de la Normandie au Poitou et à l’Aquitaine.

L’Anglais ne règne plus sur Rouen et Angers, il a été rejeté à la mer.

Et Philippe II, dit Auguste, mérite aussi d’être nommé le Conquérant.

Qui oserait défier un tel roi ?


24.

Je sais, moi, Hugues de Thorenc, qui écrit en l’an 1322 la chronique des grands rois capétiens dont la lignée royale croise à chaque pas celle des Villeneuve de Thorenc, qu’un monarque, fût-il le plus puissant du monde, ne cesse jamais d’être défié.

La vie d’un souverain n’est qu’un long tournoi.


Henri de Thorenc, mon aïeul, qui s’interroge, en 1208, après avoir célébré la gloire de Philippe Auguste le Conquérant – « Qui oserait défier un tel roi ? » –, n’évoque que rarement les autres souverains qui suivent avec avidité les combats opposant le Plantagenêt au Capétien pour être du partage des dépouilles du vaincu.

Jean sans Terre comme Philippe Auguste cherchent à obtenir que l’empereur germanique soit l’un de leurs alliés.

On se bat dans les fossés de Château-Gaillard, mais on ne se soucie pas de ce qui se passe sur les bords du Rhin. Or Philippe Auguste s’inquiète de voir Otton de Brunswick, allié de Jean sans Terre, devenir empereur du Saint Empire romain germanique.

Le pape Innocent III soutient cette candidature à l’Empire. Car s’il est un souverain qui ose défier le roi de France, c’est bien celui qui règne sur l’Église de Rome.


Le pape refuse toujours ce divorce d’avec Ingeburge que s’obstine à réclamer Philippe Auguste.

Henri de Thorenc n’a pas eu connaissance, j’imagine – puis-qu’il ne les cite pas –, des lettres qu’échangent le roi de France et le souverain pontife.

Il ignore aussi les appels qu’Ingeburge adresse de sa prison d’Étampes à Innocent III :

« Je suis persécutée par mon seigneur et mari Philippe, écrit-elle à Rome. Non seulement il ne me traite pas comme sa femme, mais il me fait abreuver d’outrages et de calomnies par ses satellites. Dans cette prison, aucune consolation pour moi, mais de continuelles et intolérables souffrances.

« Personne n’ose ici venir me visiter, aucun religieux n’est admis à réconforter mon âme en m’apportant la Parole divine. On empêche les gens de mon pays natal de m’apporter des lettres et de causer avec moi. La nourriture qu’on me donne est à peine suffisante ; on me prive même des secours les plus nécessaires à ma santé. Je ne peux pas me saigner et je crains que ma vie n’en souffre et que d’autres infirmités plus graves encore ne surviennent.

« Je n’ai pas non plus assez de vêtements, et ceux que je mets ne sont pas dignes d’une reine.

« Les personnes de vile condition qui, par la volonté du roi, m’adressent la parole ne me font jamais entendre que des grossièretés ou des insultes.

« Enfin je suis enfermée dans une maison d’où il m’est interdit de sortir. »


Je ne veux pas, je ne peux pas juger celui qui fut le roi bâtisseur du royaume de France.

J’ignore – chacun ignore – les causes de cette répulsion du roi pour celle qu’il a voulu épouser et qu’il a aussitôt rejetée.

Mais sa victoire sur Jean sans Terre le rend encore plus impitoyable, et il soupçonne Innocent III de chercher à l’affaiblir dans la guerre qui l’oppose au Plantagenêt.

« Le Seigneur pape met tant de délais et tant d’obstacles à notre affaire, écrit-il, qu’il ne veut point, à ce qu’il nous semble, nous libérer comme nous le souhaitons. »

Innocent III ne cède pas. Il continue de refuser le divorce :

« Je comprends à la rigueur, écrit-il à Philippe Auguste, que vous puissiez vous excuser, auprès de ceux qui ignorent le fond des choses, de ne pas la traiter comme votre femme ; mais vous êtes inexcusable de ne pas avoir pour elle les égards dus à une reine… Dans le cas où quelque malheur lui arriverait, à quels propos ne seriez-vous pas exposé ? On dira que vous l’avez tuée, et c’est alors qu’il vous sera inutile de songer à une autre union. »


Mais Philippe Auguste, le Conquérant, n’est pas homme à admettre qu’on le traite comme un vassal. Or il a le sentiment que le pape Innocent III se considère comme le suzerain des rois et des empereurs. Et les dénégations du Saint-Père ne changeront rien à cette opinion.

« Comment peut-on croire que le souverain pontife veuille faire tort à la France, la préférée de l’Église, la royauté d’Europe la plus chère au siège apostolique ? » lui a écrit le pape.

Mais alors, pourquoi Innocent III soutient-il en Allemagne la candidature à l’Empire du Saxon Otton de Brunswick, neveu et allié des Plantagenêts ?

Philippe Auguste rappelle le refus du pape d’admettre son divorce d’avec Ingeburge, mais, désormais, il y a bien plus grave. Il s’agit des intérêts du royaume capétien :

« Le tort que vous m’avez fait, à moi personnellement, écrit Philippe Auguste, je l’ai supporté sans rien dire. Mais la mesure que vous allez prendre en faveur d’Otton est de nature à nuire à ma couronne, à léser gravement les intérêts de la royauté de France, et voilà ce que je ne tolérerai jamais.

« Si vous persévérez dans votre dessein, nous serons obligés d’agir en temps et lieu, et de nous défendre comme nous pourrons. »


C’est en ces termes que Philippe, roi Très Chrétien de France, s’adresse au souverain pontife.

Загрузка...