sixième partie
(1254-1270)
« Si je souffrais seul l’opprobre et l’adversité, et si mes propres péchés ne retombaient pas sur l’Église universelle, je supporterais ma douleur avec fermeté.
« Mais, par malheur pour moi, toute la Chrétienté a été couverte de confusion par ma faute. »
Saint Louis
à son retour de croisade, en 1254.
61.
Au milieu de son peuple qui l’acclamait, le roi paraissait conduire un cortège funèbre.
J’étais auprès de lui, ce 7 septembre 1254.
Il avançait tête baissée dans les rues de Paris où l’on criait joyeusement ses titres et son nom. Des femmes dansaient en rond. Des bourgeois apportaient des présents. Des mendiants agenouillés sollicitaient la bénédiction souveraine. Des clercs chantaient.
Il y eut même une messe en l’honneur du Saint-Esprit pour que le roi reçût les consolations de Celui qui est au-dessus de tout.
Mais le roi gardait le visage fermé, marqué par cette cruelle souffrance qu’est le remords.
Il s’accablait, je le sais, honteux d’avoir été prisonnier des Sarrasins, d’avoir dû payer rançon aux Infidèles, d’avoir laissé le Saint-Sépulcre aux mains du sultan et de ses émirs, d’avoir ainsi prolongé, peut-être avivé la douleur de la Chrétienté.
Il ne repoussait pas les cadeaux que ses sujets lui apportaient, mais paraissait ne pas les voir, recroquevillé et poussant de profonds soupirs.
J’ai entendu un évêque lui dire de la voix d’un père bienveillant et soucieux :
– Craignez, mon très cher Seigneur et roi, de tomber dans ce dégoût de la vie et cette tristesse qui anéantissent la joie spirituelle et deviennent les maîtres de l’âme ; c’est le plus grand péché, car il fait tort au Saint-Esprit. Songez à la patience de Job…
Et le roi de répondre :
– Si je souffrais seul l’opprobre et l’adversité, et si mes propres péchés ne retombaient sur l’Église universelle, je supporterais ma douleur avec fermeté, mais, par malheur pour moi, toute la Chrétienté a été couverte de confusion par ma faute…
Peu lui importaient alors les chants, les danses, les présents, les musiques, la joie de ses sujets à retrouver leur roi, qui découvraient parmi les charrois cette masse grise qui se balançait paisiblement de gauche et de droite : un éléphant que le roi voulait offrir à Henri III, roi d’Angleterre, venu à Paris sceller la paix entre Capétiens et Plantagenêts.
J’étais parmi les convives du festin qui, plus tard, réunit les deux souverains et leurs suites.
J’ai écouté, puis lu les chroniqueurs :
« Jamais, à aucune époque des temps passés, disent-ils, ne fut célébré un repas si splendide et si nombreux. Car on y remarqua d’une manière éclatante la fertile variété des mets, la délicieuse fécondité des boissons, l’empressement joyeux des serviteurs, le bel ordre des convives, l’abondante libéralité des présents.
« Le Seigneur roi de France, qui est le roi des rois de la Terre tant à cause de l’huile céleste dont il a été oint qu’à cause de son pouvoir et de sa prééminence en chevalerie, s’assit au milieu, ayant à sa droite le Seigneur roi d’Angleterre et le Seigneur roi de Navarre à sa gauche… »
J’écoutai le roi qui disait :
« Henri III et moi nous avons chacun épousé des soeurs, et donc nos enfants sont des cousins germains. Je me fais grand honneur en offrant la paix au roi d’Angleterre, car il devient mon vassal, ce qu’il n’était pas avant… »
Mais il n’y avait aucun élan dans sa voix, toujours voilée par la tristesse et le remords.
Rutebeuf, poète et jongleur, avait composé la Complainte de Monseigneur Geoffroy de Sergines. Il s’y attristait de ce grand vassal du roi laissé en Terre sainte avec cent chevaliers. Et comme il advint qu’on la chantât devant le roi, qu’ainsi on saluât de Geoffroy de Sergines
Sa grande valeur et sa bonté,
Sa courtoisie et son sens,
Rutebeuf ajouta :
Messire Geoffroy de Sergines,
Je ne vois par ici nul signe
Que l’on maintenant vous secoure…
Et ce fut grande pitié que d’entendre Louis IX dire à Henri III :
« Mon ami roi, il n’est pas facile de te démontrer quelle grande et douloureuse amertume de corps et d’âme j’ai éprouvée par amour pour le Christ, dans mon pèlerinage. »
Il soupira avant d’ajouter :
« Quoique tout ait tourné contre moi, je n’en rends pas moins grâces au Très-Haut. »
Le Seigneur lui avait accordé la patience de se repentir de ses fautes, de celles de ses sujets, disait-il.
Et c’était à lui, roi Très Chrétien, de se réformer, de réformer son royaume, afin que le Seigneur pardonnât et permît un jour qu’une nouvelle croisade, avec des hommes purifiés, en vienne à prendre enfin en sauvegarde l’héritage du Christ, la Terre sainte.
Louis voulut mieux connaître son royaume et il le parcourut en longues chevauchées pour que, de l’Artois au Languedoc, sur toutes les terres du domaine royal, dans toutes les villes, les ordonnances du roi s’appliquassent avec justice, et afin que ceux qui le représentaient se montrassent justes et dignes, honnêtes et probes.
Nous fûmes en pèlerinage à Chartres et à Tours pour obtenir la protection de la Sainte Vierge et de saint Martin. Nous apprîmes dans de nombreuses villes que, durant l’absence du roi, la « menue gent », foulons et tisserands, s’était ameutée, avait brisé et pillé les demeures des riches.
Avec la peur dans la voix, on parla au roi de ces pastoureaux qui avaient suivi le Maître de Hongrie, ce clerc défroqué devenu leur seigneur et prophète, et qui avaient parcouru tout le royaume de France et au-delà. On les avait subis en Normandie, en Anjou, en Bretagne, en Berry.
Ils avaient traqué les clercs et les Juifs, et, selon les frères franciscains qui rapportaient au roi ce qu’ils avaient enduré, ces pastoureaux voulaient détruire le clergé, supprimer les moines, s’attaquer aux chevaliers et aux nobles, préparer l’invasion du royaume par les païens.
On avait prétendu que le Maître de Hongrie était au service du sultan d’Égypte et autres émirs, tous des Infidèles.
Le roi écoutait, tressaillait, fermait les yeux à chaque fois qu’on évoquait les alliances qui se seraient nouées entre les émeutiers, cette plèbe barbare, et les Infidèles. Il fallait combattre et les uns et les autres, et, pour cela, se conduire dévotement envers Notre Seigneur et très justement envers Ses sujets.
Le roi écouta les clercs et les légistes. Il dicta un Établissement général pour ses sujets, valable par tout le royaume de France.
Sa voix, lorsqu’il lut le texte de cet Établissement, était forte. Mon suzerain semblait enfin s’être arraché à cette tristesse et à cette lassitude qui inquiétaient ceux qui l’approchaient et qui l’aimait.
Par cet Établissement, il voulait faire régner la Justice et donc combattre le péché, et obtenir par là l’aide de Dieu pour la future croisade, alors que Dieu s’était détourné parce que le roi et le royaume n’avaient point suivi avec assez de rigueur les préceptes des Évangiles.
Et moi, Denis Villeneuve de Thorenc, je devais aussi faire repentance et suivre mon roi dans sa pieuse démarche.
« Nous, disait-il, Louis par la grâce de Dieu, roi de France, établissons que tous nos baillis, vicomtes, prévôts et tous autres, en quelque affaire que ce soit ou en quelques offices qu’ils soient, fassent serment qu’ils feront droit à chacun sans exception de personne, aussi bien aux pauvres qu’aux riches, et à l’étranger qu’à l’homme du pays. »
Ces baillis et autres officiers royaux ne devaient accepter aucun cadeau, ils devaient renoncer au jeu de dés, à la fréquentation des bordels et des tavernes.
Les folles femmes et ribaudes communes qui faisaient commerce de leur chair seraient chassées des rues qui sont au coeur des bonnes villes, et renvoyées hors les murs, loin des églises et des cimetières, et ceux qui leur loueraient des maisons verraient le loyer d’une année confisqué.
Il fallait pourchasser les Juifs. Le roi dit à leur propos :
« Je ne permettrai pas qu’ils infectent mon royaume avec leur avarice et qu’ils oppriment les chrétiens avec leur usure en invoquant la sauvegarde de ma protection.
« Que les prélats surveillent donc la conduite des chrétiens, et moi, je ferai régler la conduite des Juifs : qu’ils renoncent à l’usure, sinon ils seront expulsés de mon royaume avec leurs sordides pratiques. »
J’écoutai le roi condamner les Juifs, les païens, les hérétiques, et puis tous les blasphémateurs qui prononçaient des paroles impies contre Dieu, la Vierge et les saints.
Ces blasphémateurs ne pouvaient être des chrétiens !
« Je voudrais, lança-t-il, être brûlé d’un fer chaud si, en le faisant, je pouvais être assuré que tous les vilains serments seraient extirpés de mon royaume… »
Ce n’étaient point là mots légers.
Un homme à Paris fut saisi pour avoir prononcé, juré vilainement contre le Seigneur et dit grand blasphème. Le roi décida de le faire marquer d’un fer rouge sur les lèvres pour qu’il eût toujours mémoire de son péché et que les autres hésitent à jurer de leur Créateur.
J’osai dire au roi, avec grande précaution de langage, que des hommes sages murmuraient contre lui, jugeant la sentence trop sévère, certains parlant même en l’occurrence de cruauté.
Le roi me répondit en citant l’Écriture :
« Vous serez bienheureux quand les hommes vous maudiront à cause de moi. »
On savait dans toute la Chrétienté qu’il était sage et juste, et l’on s’en remettait à lui comme à celui qui ne veut ni blesser, ni tirer avantage, même si l’une des parties n’était autre que son frère Charles d’Anjou.
Il rendit ainsi sentence juste à Péronne afin que cesse l’affrontement entre la Flandre et le Hainaut, entre Charles et Marguerite de Flandre.
Et lorsqu’il décida de marier sa fille aînée, Isabelle, avec le comte de Champagne, roi de Navarre, Thibaud V, il veilla à ce qu’un accord fût d’abord conclu entre le comte de Champagne et celui de Bretagne, ne voulant pas privilégier son futur gendre. Je l’entendis répéter à Joinville en le chargeant de faire reconnaître sa sentence :
« À aucun prix je ne ferai ce mariage jusqu’à tant que la paix soit faite, car je ne veux pas qu’on dise que je marie mes enfants en déshéritant mes barons. »
Alors on put, le 6 avril 1255, célébrer à Melun les noces, puis dresser de longues tables, des estrades pour les jongleurs et les musiciens à Provins où eurent lieu de grandes réjouissances.
Et notre roi y fut célébré comme le roi Très Chrétien, le plus grand et le plus juste.
Ce jour-là, il me sembla qu’il avait desserré ce licol de remords et de tristesse qui le serrait à la gorge depuis son retour de Terre sainte.
J’en fus heureux et en remerciai Dieu.
62.
J’avais cru le roi guéri de son accablement et de son remords. J’avais imaginé que la bonne figure qu’il présentait lors du mariage de sa fille Isabelle, ou encore, plus tard, lorsque fut conclu à Paris un traité de paix avec Henri III d’Angleterre, était signe qu’il ne traînait plus le souvenir de la croisade comme une chaîne de condamné.
Je l’avais vu saluer avec ce que je croyais être de la joie les quatre soeurs de Provence, Marguerite, Aliénor, Sanche et Béatrice, mariées l’une à lui-même, les autres respectivement à Henri III, à Richard de Cornouailles et à Charles d’Anjou.
Il remercia le Seigneur de cette réunion qui, des rois, devait faire des compagnons et non des rivaux.
L’entente s’était faite grâce à lui, Louis, qui abandonnait les droits et les biens qu’il tenait en Limousin, Périgord et Quercy. De son côté, Henri III prêtait hommage au roi de France et la Guyenne et la Gascogne devenaient parties du royaume.
Mais j’ai découvert que cette humeur du roi n’était que draperie tendue par devoir, par obligation royale, alors que persistait sa volonté de vivre chaque jour comme un moine mendiant.
J’appris qu’il avait songé à entrer en religion et qu’il n’y avait renoncé qu’à regret, cédant aux avis de la reine Marguerite ainsi que de Charles, son frère.
L’un de ses confesseurs, le dominicain Geoffroy de Beaulieu, me fit partager ses inquiétudes, sachant ma fidélité au roi : « Il va donc rester dans le siècle, me dit-il, avec encore moins d’amour pour le monde, mais encore plus de crainte de Dieu et de désir de bien faire. »
Le roi se vêtit modestement. Jamais plus il ne porta de vair ni de petit-gris, ni d’écarlate, ni d’étriers ou d’éperons dorés. Ses vêtements étaient de camelin et de pers ; la panne de ses couvertures et de ses habits était de daim, ou de jambe de lièvre, ou d’agneau.
Il était si sobre de sa bouche que jamais il ne commandait de plats autres que ceux que son cuisinier lui apprêtait. On les mettait devant lui et il les mangeait.
Il trempait son vin dans un gobelet de verre, mettant l’eau en proportion de sa force, et il tenait le gobelet à la main pendant que, derrière lui, on lui faisait le mélange.
Il faisait tous les jours manger ses pauvres et, après le repas, leur faisait distribuer de l’argent.
Quand les ménétriers des gentilshommes entraient, à la fin du repas, apportant leurs vielles, il attendait, pour entendre ses grâces, que le ménétrier eût achevé son couplet.
Alors il se levait et les prêtres, se tenant debout devant lui, disaient les grâces.
Et lorsque des gentilshommes venaient à sa table, il leur tenait bonne compagnie.
Car si Louis était humble, sache, mon fils, qu’il avait haute idée de ses devoirs et grand souci d’honorer sa lignée.
Je suivis un jour à ses côtés la procession qu’il conduisait jusqu’à l’abbaye de Saint-Denis. Il pria longtemps, puis parcourut, le visage grave, toute l’abbaye, s’arrêtant devant chaque sépulture.
Il s’entretint avec l’abbé, décida qu’il fallait ordonner les tombes de manière à ce que l’on comprît que les Capétiens étaient issus de deux lignées, mérovingienne et carolingienne. Les sépultures capétiennes devaient donc se trouver entre celles des deux lignées précédentes.
Il fit sculpter quatorze gisants royaux, car seuls devaient reposer à Saint-Denis les princes qui avaient reçu la dignité royale.
Apprends, Hugues, que le roi Louis appliqua cette règle à ses propres enfants décédés.
Il vit mourir plusieurs de ses descendants et, en janvier 1260, le fils aîné, l’héritier, disparaissait à son tour.
Louis s’était abîmé en prières.
Je l’avais déjà vu, en 1252, accablé par la mort de sa mère, s’isolant deux jours durant, au grand ébahissement de son entourage, à commencer par Joinville qui s’était étonné de ce « grand et outrageux deuil que vous en menez, vous qui êtes tenu pour un si grand prince ».
J’avais été meurtri par cette phrase de Joinville. Mais il n’eut pas à la répéter à l’occasion de la mort du fils aîné. Louis dit, après ses prières, qu’il fallait bénir le nom du Seigneur, qui était le souverain juge de chacun de nous.
Cette dévotion du roi, je la devinais chaque jour plus profonde. J’ai eu connaissance de deux lettres écrites de sa main qu’il adressa à son fils Philippe, lequel, à la suite de la mort de son aîné, Louis, devenait l’héritier de la dynastie.
« Je t’enseigne, écrit le roi, premièrement que tu aimes Dieu de tout ton coeur et de tout ton pouvoir, car, sans cela, personne ne peut rien valoir…
« Cher fils, je t’enseigne que tu aies le coeur compatissant envers les pauvres et envers tous ceux que tu considères comme souffrants ou de coeur ou de corps… Aime le Bien en autrui et hais le Mal.
« Cher fils, je t’enseigne que tu te défendes autant que tu pourras d’avoir guerre avec un chrétien…
« Cher fils, s’il advient que tu deviennes roi…, sois si juste que tu ne t’écartes de la justice. Et s’il advient qu’il y ait querelle entre un pauvre et un riche, soutiens de préférence le pauvre contre le riche, jusqu’à ce que tu saches la vérité, et, quand tu la connaîtras, fais justice…
« Et s’il advient que tu aies querelle contre quelqu’un d’autre, soutiens la querelle de ton adversaire devant ton conseil… »
Cette volonté d’être juste, je la vis, en ces années, mise en oeuvre par le roi.
Les princes chrétiens comme ses sujets ne doutaient pas de son sens de la justice.
Le roi d’Angleterre, en conflit avec ses barons, choisit Louis comme arbitre. Et le roi de France rendit sa « mise » – en faveur d’Henri III – à Amiens, le 23 janvier 1264.
Il est arbitre encore dans la querelle qui oppose entre eux les clercs de l’université de Paris, les uns rangés derrière les Franciscains et les Dominicains – Bonaventure, Thomas d’Aquin –, les autres soutenant les frères des Ordres mendiants. C’est la querelle entre les réguliers, plus riches, et les séculiers, démunis.
Louis autorise son chapelain, Robert de Sorbon, à créer un collège destiné à accueillir seize pauvres bacheliers ès arts, afin qu’ils puissent préparer dans des conditions égales à celles des réguliers leur doctorat de théologie.
Il avait écrit dans sa lettre à son fils Philippe :
« Cher fils, je t’enseigne à apaiser les luttes entre les hommes, car c’est une chose qui plaît beaucoup à Notre Seigneur. Et saint Martin nous a donné un très grand exemple, car au moment où il savait par Notre Seigneur qu’il devait mourir, il est allé faire la paix entre les clercs de son archevêché, et il lui a semblé, en le faisant, qu’il mettait bonne fin à sa vie… »
Et le roi de conclure :
« Cher fils, je te donne toute ma bénédiction qu’un père peut et doit donner à son fils, et je prie Notre Seigneur Jésus-Christ que par Sa grande miséricorde…, après cette mortelle vie, nous puissions venir à Lui pour la Vie éternelle, là où nous puissions Le voir, aimer et louer sans fin. Amen. »
Il écrivit une lettre « à ma chère et bien-aimée fille Isabelle, reine de Navarre, salut et amitié de père » :
« Chère fille, parce que je crois que vous retiendrez plus volontiers de moi, parce que vous m’aimez, que vous ne feriez de plusieurs autres, j’ai pensé que je vous ferais quelques enseignements écrits de ma main… »
C’est la même voix, les mêmes mots que ceux adressés à Philippe :
« Ayez le coeur pitoyable envers toutes gens que vous saurez qui aient malheur ou de coeur ou de corps, et secourez-les… »
Mais il ajoute :
« Obéissez humblement à votre mari… Il me semble qu’il est bon que vous n’ayez pas trop grand surcroît de robes à la fois ni de joyaux… Prenez garde que vous n’alliez pas à l’extrême dans vos atours, et inclinez-vous toujours vers le moins plutôt que vers le plus… »
Ce roi si bienveillant, si mesuré, j’ai vu son regard flamboyer de colère et ai entendu sa voix fustiger ceux qui oubliaient la mesure et la modestie, négligeaient leur âme au profit de la chair, ou, pis encore, ne respectaient pas la justice.
Il s’indigna ainsi d’apprendre que trois jeunes gentilshommes flamands installés à l’abbaye Saint-Nicolas-des-Bois, près de Laon, ayant sans le savoir chassé sur les terres du seigneur Enguerrand de Coucy, avaient été pris et, sans procès, pendus.
Louis fit aussitôt arrêter le sire de Coucy dans son château, à la grande indignation des barons.
Le roi refusa l’application de ce privilège qu’était la loi de bataille, ce duel judiciaire entre deux chevaliers armés de pied en cap. C’était un procès et non un tournoi qui devait régler la dispute.
« La bataille ne nous aide pas à déterminer la justice d’une cause. Il faut l’enquête », dit-il.
Il maintint enfermé le sire de Coucy et obtint sa condamnation.
Je sais, la peine était légère : dix mille livres d’amende et serment de passer trois ans en Terre sainte où Enguerrand de Coucy ne se rendit d’ailleurs jamais.
Mais ne te méprends pas, Hugues, le roi dut affronter en la circonstance la plupart de ses barons, cependant il ne céda pas. Il était impitoyable avec lui-même, ce qui l’autorisait à se montrer aussi sévère envers les autres. Et quand il fustigeait, il se faisait accompagner par son confesseur, Geoffroy de Beaulieu, qui jugerait ensuite si le roi n’avait pas manqué à la charité.
J’ai vu une femme trembler et pâlir quand le roi s’est adressé à elle.
Il parlait sans courroux, mais avec rudesse.
Écoute bien, Hugues de Thorenc, et imagine ce que cette dame ressentit en entendant le souverain :
« Madame, je voudrais vous rappeler une chose utile pour votre salut. On dit que vous étiez autrefois une belle dame, mais ce temps-là est révolu, comme vous le savez. Vous pouvez donc comprendre que cette beauté-là est vaine et inutile qui passe vite, comme une fleur se fane immédiatement et ne dure pas. Et vous ne pourrez jamais restaurer cette beauté, quels que soient les traitements et les soins que vous employiez. Il vous convient donc d’acquérir cette autre beauté, celle de l’âme, et non pas celle du corps, par laquelle vous pourrez plaire à notre Créateur et compenser pour votre négligence à cet acte dans le passé. »
Tel était le roi, rendant parfois la justice sous l’un des chênes de son château de Vincennes, innocentant un clerc accusé d’avoir tué trois sergents royaux qui avaient voulu le dépouiller.
Mais, malgré les interventions de la reine, de grandes dames, de dominicains et de franciscains, refusant de faire grâce de la vie à une dame qui avait tué son mari. Et n’accordant même pas qu’elle fût pendue loin des siens, afin de préserver leur honneur.
La justice du roi passait sans égard pour le rang des coupables.
Il se voulait irréprochable devant Dieu et agissait pour que tous ses sujets le fussent.
Sa vie, depuis son retour de croisade, était pour lui comme un long pèlerinage préparant un autre départ pour la Terre sainte.
Il reprend la croix le 25 mars 1267 devant les grands seigneurs du royaume. Il a alors cinquante-trois ans.
Je connaissais la grande faiblesse où était son corps, car il ne pouvait plus supporter ni d’aller en char, ni de chevaucher.
Et pourtant, faible comme il était, j’étais sûr que, s’il fût demeuré en France, il eût pu vivre assez et faire encore beaucoup de bien et de bonnes oeuvres.
Bien des seigneurs étaient hostiles à son départ.
Et Joinville me confie, me reprochant de ne pas m’être opposé à la volonté du roi mais d’être prêt à le suivre :
« Ils font un péché mortel, tous ceux qui lui conseillent le voyage, parce qu’au point où il est en France, tout le royaume est en bonne paix au-dedans et avec tous ses voisins… »
Mais comment moi, Denis de Thorenc, fidèle vassal du roi, son humble jumeau devant Dieu, aurais-je pu ne pas être à ses côtés au moment où il entreprenait l’action la plus importante de sa vie ? Car la Terre sainte était bien son but ultime.
Joinville, lui, se refusa à suivre le roi.
« Si, dit-il, je mets mon corps en l’aventure du pèlerinage de la Croix, là où je vois tout clair que ce serait pour le mal et dommage de mes gens, j’en courroucerais Dieu qui m’offrit ce corps pour sauver mon peuple. »
63.
Après le refus de Joinville et celui d’autres seigneurs de se croiser, j’ai vu le roi blessé.
Mais, dit-il, chacun sera jugé par Dieu à sa juste mesure, et, pour sa part, rien ne pouvait le détourner de son engagement.
J’ai parcouru la France à ses côtés de ville en ville, d’une abbaye à l’autre, de la Flandre à l’Auvergne.
Trois années s’écoulèrent ainsi à rassembler hommes et argent, à faire construire les navires qui transporteraient sergents, chevaliers, chevaux, provisions.
Le roi décida de s’adresser aux Génois, mais surtout d’être le maître des navires, de créer une flotte royale sur laquelle, à Aigues-Mortes, comme en 1248, les croisés embarqueraient.
Dans tout le royaume, c’était la Disputation du croisé et du décroisé, ainsi que l’avait écrit Rutebeuf.
Je me souviens encore de ce chant et de la Complainte d’Outre-mer :
Ha, Roi de France ! Roi de France !
................................................................
Or convient que vous y alliez…
Et, s’adressant aux chevaliers, Rutebeuf ajoutait :
Laisse donc les clercs et prélats
Et regarde le Roi de France
Qui peut conquérir Paradis
Veut mettre son corps en péril
Et ses enfants à Dieu prêter…
Le roi partait en compagnie de trois de ses fils, Philippe, Jean et Pierre.
Le 5 juin 1267, jour de la Pentecôte, il y eut l’adoubement de Philippe, héritier de la dynastie, en même temps que celui de nombreux jeunes écuyers.
J’assistai à cette grande fête dans les jardins du palais royal de la Cité, à Paris.
Le légat, Simon de Brie, désigné par le pape Clément IV, prêcha ce jour-là, pour que les chevaliers choisissent le service de Dieu en se croisant.
Puis le roi s’adressa à ses barons pour les exhorter à nouveau à se joindre à la croisade.
Le roi commença à dicter son testament, à choisir ceux qui, durant son absence, gouverneraient le royaume. La reine Marguerite ne suivrait pas le roi comme elle l’avait fait lors de la première croisade ; mais elle ne règnerait pas en ses lieu et place. Il laissait le pouvoir à Matthieu de Vendôme, abbé de Saint-Denis, et à Simon de Nesle, l’un des plus grands seigneurs du Vermandois.
Louis serait accompagné de son frère Alphonse de Poitiers, qui était présent à ses côtés ce 14 mars 1270 quand il se rendit à Saint-Denis pour recevoir le bourdon de pèlerin et prendre l’oriflamme déposée sur l’autel.
Je tremblai d’émotion en me souvenant que cette oriflamme avait été portée par le roi, par ses vassaux, Geoffroy de Sergines et Jean de Beaumont, lorsque nous avions, en 1249, débarqué sur la terre d’Égypte.
L’armée royale repartait donc en croisade.
Le 15 mars 1270, Louis se rendit pieds nus, au milieu d’une grande affluence de peuple, du palais de la Cité à Notre-Dame.
J’étais agenouillé derrière lui, dans la grande nef, et nous entendîmes la messe.
Puis le roi se rendit au château de Vincennes où il fit ses adieux à la reine Marguerite.
Alors commença la chevauchée du roi, de ses trois fils, Philippe, Jean et Pierre, et de ses chevaliers vers Aigues-Mortes. C’était le chemin que nous avions déjà emprunté et je retrouvai les oeuvres de pierre, les voûtes en ogives, les clochers clamant la piété et la foi à Sens, Vézelay, Cluny.
C’était, chaque fois, messe et communion en l’honneur de Dieu. Mais quand nous arrivâmes à Aigues-Mortes où avaient déjà conflué des milliers d’hommes en armes, les bateaux manquaient.
Et nous apprîmes que le pape Clément IV étant mort, le conclave des cardinaux n’avait pas encore choisi son successeur. L’Église était sans souverain au moment où commençait la croisade.
J’y vis un mauvais présage.
Comme le fut aussi la prolongation de notre attente à Aigues-Mortes.
L’armée de la croisade comptait une dizaine de milliers d’hommes d’armes.
Ils s’étaient répandus dans la ville et ses environs. Les Catalans et les Provençaux se battaient contre les Français. Chaque jour on relevait une dizaine de morts.
Était-ce cela l’esprit de croisade, cette fraternité censée unir tous les chrétiens ?
Il fallut punir, pendre ceux qui poussaient à la guerre entre croisés des différentes nations.
Le 1er juillet 1270, le roi Louis IX de France embarqua sur la nef Montjoie.
J’étais près de lui, à la proue, quand, le 2 juillet, on hissa enfin les voiles.
64.
Le roi est mort à Carthage, en terre infidèle de Tunisie, le lundi 25 août 1270 vers trois heures.
La mort était notre compagne depuis que nous avions quitté Aigues-Mortes et vu disparaître les côtes du royaume. La tempête dispersa aussitôt notre flotte, et quand nous nous amarrâmes dans le port de Cagliari, en Sardaigne, nous avions déjà perdu une dizaine d’hommes et dûmes débarquer et abandonner une centaine de malades.
Le roi avait fait célébrer quatre messes durant notre traversée d’Aigues-Mortes à Cagliari : en l’honneur de la Vierge, des Anges, du Saint-Esprit et des Morts.
Je l’ai observé lors de cette dernière messe : il avait le visage d’un homme résolu que rien ne fera reculer, mais qui sait qu’il marche à la mort.
J’ai d’ailleurs su ce qu’il avait confié peu après à ses trois fils, paroles saintes, mais musique funèbre :
« Vous voyez, leur avait-il dit, comme, déjà vieux, j’entreprends pour la seconde fois le voyage outre-mer, comment je laisse votre mère, avancée en âge, et mon royaume, que nous tenons en paix et tranquillité et tout comblé d’honneur et de prospérité.
« Voyez-vous comment, pour la cause du Christ et de l’Église, je n’épargne pas ma vieillesse et comment j’ai résisté aux prières de votre mère de ne pas partir.
« Au nom du Christ, je renonce à tout : richesses et honneurs pour m’exposer à tout, corps et âme.
« Je vous emmène avec moi, vous, mes chers enfants, ainsi que votre soeur aînée, et j’aurais emmené mon quatrième fils s’il avait été plus avancé en âge… »
Il s’est alors tourné vers Philippe, l’héritier du trône :
« J’ai voulu que vous entendiez ces choses afin qu’après ma mort, et lorsque vous serez monté sur le trône, vous n’épargniez rien – ni femme, ni enfants, ni même votre royaume – pour le Christ, pour l’Église et pour la foi catholique.
« J’ai voulu vous donner, à vous et à vos frères, ce dernier exemple, et si les circonstances le demandent jamais, j’espère que vous le suivrez. »
J’ai pensé que c’était là paroles d’un saint homme qui marche sans trembler au martyre.
Son destin était écrit et je n’ai pas contesté, comme tant de barons, la décision de Louis de débarquer en Tunisie, ce royaume infidèle dont on disait que l’émir voulait se convertir alors que dans le même temps il fournissait des guerriers à l’Égypte afin qu’elle s’opposât aux chrétiens.
Nous nous dirigeâmes donc vers Tunis ; nous débarquâmes le 18 juillet 1270 sur une langue de terre qui fermait le port. Puis, le 24 juillet, nous installâmes notre camp dans la petite ville fortifiée de Carthage.
Nous brûlâmes de chaleur sous les tentes, dans l’air immobile, porteur des fièvres, des maladies de ventre, et tout aussitôt la mort commença à faucher parmi nous.
Les uns tombaient sous les coups des Infidèles qui nous harcelaient, les autres mouraient de ces flux de ventre qui laissaient les corps exsangues.
On essaie de cacher au roi la mort de Jean-Tristan, ce fils né à Damiette et qui disparaissait à Carthage, né lors d’une croisade, mort dans une autre.
Je vis le roi plié par la douleur comme si ses entrailles venaient d’être percées.
Mais il dit seulement :
« Notre Seigneur me l’a donné, et c’est Lui aussi qui me l’a repris, et puisqu’Il a agi comme bon lui semblait, que le nom de Notre Seigneur soit béni ! »
Le fils du roi était l’un des premiers à succomber, mais d’autres, chaque jour plus nombreux, furent emportés.
Et le roi s’alita, incapable même de se prosterner durant la messe tant il était affaibli.
Je suis souvent resté à côté de lui sous sa tente.
Je priais, j’écoutais son murmure.
Il disait qu’il désirait ardemment le salut pour l’âme du sultan de Tunis :
« Je voudrais passer le reste de ma vie dans une prison sarrasine, sans même voir la lumière du jour, pourvu que le sultan, avec son peuple, en toute sincérité, reçoive le baptême. Ah, Dieu, si seulement je pouvais être le parrain d’un si grand filleul ! »
Et alors que sa voix s’effaçait, il ajoutait, arrachant les mots à sa poitrine :
« Pour l’amour de Dieu, étudions comment la foi chrétienne pourra être prêchée à Tunis, et qui seront les gens que l’on devrait envoyer prêcher. »
Souvent il m’interrogeait pour savoir si son frère, Charles d’Anjou, roi de Sicile, approchait, avec sa flotte et son armée, des côtes de Tunisie.
Puis il sombrait dans le silence et l’on voyait, au mouvement de ses lèvres, qu’il priait.
Il avait fait placer une grande croix devant son lit et devant ses yeux. Il la regardait souvent et l’adorait, mains jointes, et se la faisait porter chaque jour, même le matin, quand il était à jeun, pour la baiser avec grande déférence et grande dévotion.
Il répétait souvent Pater Noster, Miserere mei Deus et Credo in deum. Il appelait les saints à l’aider et à le secourir.
Ainsi saint Jacques : « Dieu, soyez gardien et protecteur de votre peuple », murmurait-il.
Ainsi saint Denis de France : « Sire Dieu, aidez-nous à mépriser la prospérité de ce monde, et faites que nous ne redoutions aucune adversité. »
Le dimanche 24 août, après que le roi eut reçu l’extrême-onction, se fut confessé à Geoffroy de Beaulieu et eut communié, il demanda à ce qu’on le couchât sur un lit de cendres.
J’ai pleuré devant cet homme saint qui faisait pénitence et que la vie quittait.
Il murmura :
« Ô Jérusalem, ô Jérusalem, beau Sire Dieu, ayez pitié de ce peuple qui demeure ici et donnez-lui Votre paix. Qu’il ne tombe pas en la main de ses ennemis et qu’il ne soit pas contraint de renier Votre Saint Nom. »
Plus bas encore, ce n’était plus qu’un souffle à peine distinct, il ajouta :
« Père, je remets mon âme entre Vos mains. »
Et Thibaud de Champagne, son gendre, l’entendit répéter les versets d’un psaume :
« J’entrerai dans Ta demeure, j’adorerai dans Ton saint Temple. »
On était le lundi 25 août 1270, vers les trois heures.
65.
« Nous pouvons témoigner que jamais, en toute notre vie, nous n’avons vu fin si sainte et si dévote chez un homme du siècle ni chez un homme de religion. »
Ainsi parlait mon père Denis Villeneuve de Thorenc en me rapportant les propos de Thibaud de Champagne qui évoquait l’agonie et la mort du roi Louis IX, son beau-père.
J’écoutais mon père en cet été 1271, essayant d’inscrire chacun des mots qu’il prononçait, chacune des expressions de son visage dans ma mémoire, car je savais – comme lui-même savait – qu’il allait mourir.
Il avait accompagné les reliques du roi depuis Carthage jusqu’à l’abbaye de Saint-Denis où on les avait ensevelies le 22 mai 1271, neuf mois après la mort du roi.
Depuis lors, il m’avait raconté ce qu’il avait vécu aux côtés de celui qui allait être canonisé en 1297, mais, pour lui, bien qu’il utilisât rarement le mot, Louis était déjà de son vivant un saint : Saint Louis, roi de France.
Il ne m’avait rien caché des jours qui avaient suivi la mort du roi.
Charles d’Anjou, roi de Sicile, était arrivé à Carthage au lendemain du trépas de Louis IX, son frère.
Il s’était agenouillé, en larmes, devant la dépouille du roi de France, mais les circonstances ne se prêtaient ni au deuil, ni aux sanglots.
Le fils de Louis, Philippe, malade lui aussi, se rétablissait et avait été reconnu roi. Il avait été décidé que Philippe III devait rentrer au plus vite avec son épouse Isabelle d’Aragon, devenue reine de France.
Puis il fallait songer au transport du corps du roi.
Les entrailles et les chairs de Louis IX seraient données à Charles d’Anjou et placées dans la cathédrale de Monreale, en Sicile.
Les os et le coeur seraient ensevelis en l’abbaye de Saint-Denis.
Hugues Villeneuve de Thorenc, mon fils, tu dois savoir : les serviteurs du roi, ceux qui le côtoyaient, l’aimaient, durent démembrer son corps et firent longuement bouillir chaque partie dans de l’eau mélangée de vin.
Et les os en devinrent blanchis, tout nets de chair.
Là-dessus, mon père s’est tu longuement, et j’ai partagé son émotion, puis, d’une voix dont la tristesse m’oppressait, il reprit son récit, me décrivant le départ de l’armée des croisés de Carthage, le 11 novembre 1270, après qu’un accord eut été conclu entre Charles d’Anjou, roi de Sicile, et le sultan de Tunis.
Et il me dit comment, dans le port de Trapani, en Sicile, au cours de la nuit du 15 au 16 novembre, une effroyable tempête se déchaîna. Quarante navires sombrèrent, dont dix-huit grosses naves.
L’une d’elles avait à son bord un millier de personnes.
« Ce fut l’armée des cercueils qui parcourut l’Italie », dit mon père.
Il y avait ceux qui contenaient les reliques du roi Louis et de son fils Jean-Tristan.
Il y eut bientôt celui de Thibaud de Champagne, gendre de Louis IX, mort durant la chevauchée, tout comme Alphonse, le frère du roi, et son épouse Jeanne.
Il y eut celui de la reine de France, Isabelle d’Aragon, épouse de Philippe, morte en faisant une chute de cheval. Et mort, l’enfant qu’elle portait.
Et cheminaient avec nous, dans notre mémoire, tous ceux qui avaient péri : le légat, les comtes d’Eu, de la Marche, le sire de Montmorency, tant d’autres seigneurs et chevaliers. Et tous les hommes d’armes tombés dans les combats ou qui avaient succombé à la maladie.
Tous ces compagnons, grands ou modestes, puissants ou humbles, nous en portâmes le souvenir tout au long de cette route qui, par Rome, Florence, Milan, le Mont-Cenis, Troyes, nous conduisit à Paris le 21 mai 1271.
On plaça le cercueil du roi devant l’autel de Notre-Dame.
Le lendemain 22 mai, les funérailles furent célébrées à l’abbaye de Saint-Denis.
Mon père se tut.
Il vécut – survécut – jusqu’au 8 septembre 1271, silencieux, les yeux grands ouverts, comme s’il voyait devant lui défiler toute sa vie parcourue dans les pas de Saint Louis.
Moi, Hugues Villeneuve de Thorenc, son fils, j’avais alors quinze ans.
C’était à moi de continuer la lignée des Villeneuve de Thorenc et de transmettre à mon tour la mémoire qu’ils m’avaient léguée.
Chevalier et chroniqueur, il me revenait de dire l’histoire de Philippe IV le Bel, l’Énigmatique, grand roi capétien, dont j’avais été à mon tour le fidèle vassal.