troisième partie


(1297-1303)

« Que personne ne te persuade que tu n’as aucun supérieur et que tu n’es pas soumis au chef suprême de l’Église ! »

Le pape Boniface VIII

à Philippe le Bel, encyclique Ausculta fili, 1302.


74.

Je ne m’étais point trompé.

Le pape Boniface VIII et Philippe IV le Bel n’ont cessé de s’affronter.

Et le roi, mon suzerain, m’a demandé d’entrer en lice en portant la bannière aux fleurs de lis.

Je l’ai fait sans trembler, mais souvent avec doute et même effroi enfouis au plus profond de mon âme, car j’avais appris à connaître la violence dont le souverain pontife était capable contre ceux dont il pensait qu’ils étaient ses ennemis.

Je sais qu’un jour, comme les ambassadeurs auprès de lui avaient été admis à baiser sa mule, il allongea un coup de pied dans la figure de l’un d’eux, le sous-prieur des dominicains de Strasbourg, tant et si bien que le sang coula.

Il eût sûrement aimé faire de même aux envoyés du roi de France qu’il recevait, en cette année 1300.


J’étais l’un d’eux. Je n’avais pas été surpris par le choix du roi ; depuis longtemps déjà je le redoutais.

Car j’étais l’un des plus vieux chevaliers de son entourage.

J’avais déjà atteint ma quarante-quatrième année alors que le roi et la plupart de ses chevaliers avaient à peine dépassé la trentaine.

Je faisais figure d’homme sage.

J’étais le fils de Denis de Villeneuve de Thorenc, compagnon de Saint Louis. Et c’était ce saint roi qui m’avait adoubé écuyer, en 1270, alors que je n’avais que quatorze ans. J’avais été vassal, serviteur fidèle du père de Philippe IV le Bel, Philippe III le Hardi.

Je n’avais jamais eu la tentation de la félonie.

Le roi me choisit donc pour chevaucher vers Rome aux côtés de l’un de ses plus dévoués conseillers, Guillaume de Nogaret.


Le roi avait adoubé chevalier ce légiste qui, cependant que nous cheminions côte à côte, me raconta qu’il était né à Saint-Félix-de-Caraman, en Languedoc, qu’il avait étudié puis enseigné le droit à Montpellier avant d’être nommé juge à Beaucaire et à Nîmes. Puis le roi l’avait appelé auprès de lui.

C’était un maître de droit et du langage qui mettait tous les dons que Dieu lui avait attribués au service du roi.


Les diatribes du souverain pontife, ses hurlements, même, la présence autour des cardinaux de hallebardiers, de gardes prêts à saisir leur épée, ne faisaient nullement tressaillir Nogaret.

« Je vois bien que le roi use de mauvais conseils, commença le pape. Cela me gêne. »

Boniface VIII s’était tourné vers les cardinaux et ajouta en nous désignant :

« Ils veulent tout ébranler ! »

Puis, revenant vers nous, il demanda à Nogaret :

« Parles-tu au nom de ton maître, ou en ton nom ?

– En mon nom, à cause de mon zèle pour la foi et de ma sollicitude pour les églises dont mon maître est patron », répondit Nogaret.

La violence des propos de Boniface VIII m’effraya, même si je restais maître de mon apparence.

Le pape cria, injuria, menaça non point Nogaret, mais le roi de France, puis comme s’il n’était plus capable de retenir ses mots, il aboya comme un chien furieux :

« Le souverain pontife, vicaire du Tout-Puissant, commande aux rois et aux royaumes. Il exerce le Principal sur tous les hommes. À ce suprême hiérarque de l’Église, tous les fidèles, de quelque condition qu’ils soient, doivent tendre le cou. Ce sont des fous, des hérétiques, ceux qui pensent autrement ! »

Je mis la main sur la garde de mon glaive. Je savais qu’on accusait Guillaume de Nogaret d’être fils d’hérétique, et je craignais que les gardes pontificaux ne se précipitent sur nous pour nous saisir.

Mais Nogaret ne bougea pas, répondant qu’il pleurait sur l’Église des Gaules, et sur celle de Rome, maltraitées.

Il défiait Boniface VIII, laissant entendre qu’il connaissait toutes les accusations qu’à Rome même la famille Colonna, alliée du roi de France, répandait contre le pape.

Boniface VIII était, disait-on, aveuglé par la vanité, l’oubli des devoirs de sa mission. Il voulait être le « Juge universel » des choses tant spirituelles que temporelles. Il prétendait être l’héritier des droits célestes et terrestres du Christ.

Il était même apparu revêtu des insignes de l’Empire, portant les deux glaives et s’écriant : « Je suis César ! »

À cela, que me rapportait Nogaret alors que nous avions déjà pris la route du retour, il fallait ajouter que ce pape était corrompu, simoniaque, avide d’or et de terres, et débauché, sodomite et luxurieux.


Ces rumeurs, ces accusations, Guillaume de Nogaret les formula à Philippe le Bel en se tournant vers moi comme pour solliciter mon témoignage.

Il fit de même lorsqu’il répéta les injures proférées par Boniface VIII contre le roi de France, coupable d’être un « faux- monnayeur » jouant sur la valeur des monnaies, volant l’Église en la pressurant de taxes et d’impôts nouveaux.

Le roi ne répondit pas, demandant seulement qu’on lût la lettre pontificale du 18 juillet 1300 afin que tous reconnussent la volonté de Boniface VIII de faire ployer la nuque au roi de France.

« Les griefs s’accumulent, écrivait le pape. La douceur est inutile, les erreurs ne sont pas corrigées. Prends garde que les conseils de ceux qui te trompent te conduisent à ta perte. Que résultera-t-il de tout cela ? Dieu le sait ! »


« L’Église de Rome, telle que Boniface VIII la désire, est une épouse adultère, commenta Guillaume de Nogaret. Elle ne peut commander ni aux rois, ni aux royaumes. Il faut juger les évêques de France qui sont les complices de sa débauche. »

Nogaret désigna l’évêque de Pamiers : Boniface VIII avait créé cet évêché à la seule fin de l’attribuer à l’ancien abbé de Saint-Antonin de Pamiers, Bernard Saisset, l’un de ses fidèles.

Je fus chargé d’accompagner les deux envoyés du roi, Richard Leneveu et Jean de Picquigny, chargés de s’informer de la conduite de l’évêque en question.


75.

C’était l’été de l’an 1301, la chaleur était si forte qu’il me semblait que mon corps, sous la cotte de mailles, était percé de mille flèches.

Le 13 juillet, Jean de Picquigny décida de forcer les portes du palais épiscopal de Pamiers, et je me saisis de l’évêque, Bernard Saisset, cité à comparaître devant la cour royale à Senlis.

C’était un homme fier qui invoquait la protection du pape et refusait de reconnaître les propos que son entourage lui prêtait.

Picquigny avait donné l’ordre de soumettre certains des proches de l’évêque à la question, et il avait suffi de quelques coups de maillet sur les coins enfoncés dans les brodequins pour qu’entre deux cris de douleur ils dénonçassent les propos et les projets de l’évêque.

Selon le prélat, le roi était un bâtard, un faux-monnayeur, il livrait son royaume à des étrangers. Son conseiller, Pierre Flote, ne faisait rien sans qu’on lui graissât la patte. Et il était borgne ! Et le roi avait oublié qu’au pays des aveugles, les borgnes sont rois !


Mais il n’y avait pas que ces propos souvent d’après boire, car Bernard Saisset buvait.

Il accusait aussi le roi de ne pas gouverner son royaume, de préférer la chasse aux réunions de son Conseil.

L’évêque projetait d’organiser une royauté du Languedoc et de séparer cette terre du royaume de France.

Jean de Picquigny ordonna qu’on vidât les coffres du palais, qu’on rassemblât les lettres qu’ils contenaient.

On pouvait y lire des phrases telles que celle-ci :

« Les gens de ce pays, le Languedoc, n’aiment ni le roi ni les Français, qui ne leur ont fait que du mal. Avec les Français, tout va bien d’abord et tout finit mal. Il ne faut pas s’y fier. La cour du roi de France est corrompue, c’est une prostituée. »


Avec les arbalétriers et deux sergents royaux qui avaient reçu l’ordre de coucher à chaque étape dans la chambre de l’évêque, je fus chargé de le conduire jusqu’à Senlis. Le sénéchal de Toulouse m’accompagnait.

Je n’ai échangé aucune parole avec l’évêque, pas même lorsqu’il s’adressait à moi.

Je craignais sa langue diabolique, la manière dont il était capable de retourner les accusations, les invocations à Dieu, à l’Église, les menaces qui pesaient sur ceux qui s’en prenaient aux meilleurs enfants du Christ. « Le pape, disait-il, a pouvoir – et il le fera – d’excommunier ceux qui entravent la liberté de son évêque. »


Ce voyage jusqu’à Senlis me parut long.

En octobre 1301, j’étais près de l’évêque quand il comparut devant le roi et un grand nombre de prélats, comtes, barons et chevaliers.

Bernard Saisset nia les paroles et les projets que Pierre Flote rappelait.

Il déclara ne relever que de la justice pontificale.

Il y eut des murmures, bientôt des menaces, et certains seigneurs s’approchèrent de l’évêque en lui lançant :

« Je ne sais à quoi tient que nous ne te massacrions tout à l’heure ! »


Je mesurais l’embarras du roi. L’évêque refusait d’avouer. Les prélats étaient réticents à l’idée de le retenir prisonnier.

Le comte d’Artois s’écria :

« Si les prélats ne veulent pas me charger de la garde de l’évêque, nous trouverons bien des gens qui le garderont comme il faut ! »

Si Bernard Saisset craignait les gens du roi, le réquisitoire dressé contre lui était accablant.

Outre ce qu’il avait déjà énoncé, Pierre Flote l’accusait d’être un blasphémateur, un corrompu, un fornicateur qui avait affirmé que, pour les prêtres, la fornication n’était pas un péché. Il reprochait même au pape d’avoir canonisé Louis IX !


Boniface VIII n’abandonna pas pour autant son évêque. Il réclama au roi de délivrer Bernard Saisset afin de lui permettre de gagner Rome où il serait jugé.

Il écrivit au roi des lettres pleines de menaces :

« Apprenez que vous êtes soumis pour le spirituel et le temporel… Ceux qui croient autrement seront réputés hérétiques ! »

J’ai vu le roi jeter au feu l’une de ces bulles – Ausculta fili –, et ce, devant tous les nobles qui se trouvaient ce jour-là à Paris. Puis il fit crier cette exécution à son de trompe par toute la ville. Et il répondit à Boniface VIII :

« Que Ta Très Grande Fatuité sache que nous ne sommes soumis à personne pour le temporel… Ceux qui croiront autrement sont des fous et des insensés. »


Ce furent des mois de tempête que je vécus partagé entre ma fidélité au roi de France et mon respect pour l’Église de Dieu.

Mais Boniface VIII était un ennemi de notre royaume. Il convoqua tous les évêques de France pour un concile à Rome le 1er novembre 1302. Et ce ne pouvait être qu’un tribunal d’accusation.

J’approuvai le roi de réunir à Notre-Dame, le 10 avril 1302, les trois ordres du royaume, nobles, clercs et gens du commun. C’était le royaume de France en son entier qui était appelé, comme le dit Pierre Flote, « à défendre les libertés du royaume et celles de l’Église ».

Aussitôt, la noblesse et les députés du commun répondirent qu’ils étaient prêts à verser leur sang pour l’indépendance de la Couronne.

J’ai approuvé que la noblesse adressât aux évêques de France une lettre dénonçant « les déraisonnables entreprises, les outrageuses nouvelletées, la perverse volonté de cet homme, le pape ».

Mais les prélats hésitaient, sollicitant du pape la « révocation de ses injonctions ».


Qui pouvait croire que Boniface VIII s’inclinerait ?

Il traita Pierre Flote d’hérétique. Il menaça, et la colère saisit tous ceux – j’en étais – qui lurent les lettres de Rome.

« Nous savons les secrets du royaume de France, y écrivait Boniface VIII. Nous savons ce que les Allemands, et ceux du Languedoc et ceux de Bourgogne, pensent des Français… Nos prédécesseurs ont déposé trois rois de France… Nous aurons le chagrin de déposer celui-ci, s’il ne vient pas à résipiscence ! »


J’étais indigné.

Boniface VIII menaçait aussi tous ceux des évêques qui ne se rendraient pas au concile de Rome de les déposer.

Et il avait dit à un messager des prélats français : « Que le roi ne nous pousse pas à bout, nous ne le souffririons pas ! … Nous déposerions Philippe le Bel comme un valet ! »

J’eus l’impression d’être souffleté quand le pape avait ajouté :

« Le royaume de France est désolé entre tous ceux de la Terre. Il est pourri de la tête aux pieds ! »


76.

Je me suis souvenu des propos de Boniface VIII au soir du 11 juillet 1302, quand, dans les fossés entourant la ville de Courtrai, j’ai vu les corps de centaines et de centaines de chevaliers, mes compagnons, qui étaient venus s’empaler sur les longs couteaux plantés en terre par les milices flamandes.

Ceux qui avaient survécu avaient été égorgés par les tisserands venus de toutes les villes de Flandre.

Ce soir-là, dans l’odeur de mort et de sang, j’ai pensé que le royaume de France, comme l’avait dit Boniface VIII, était bien le plus désolé de tous les royaumes de la Terre, et j’ai craint qu’il ne fût pourri de la tête aux pieds.


Rien, pourtant, n’avait pu laisser prévoir que je vivrais la défaite la plus grande de la chevalerie française, au terme de la bataille la plus sanglante que, de mémoire d’homme, on eût connue. Les tisserands flamands de Courtrai, de Gand, de Bruges, et les mercenaires qu’ils avaient formés en milice, l’avaient pourtant emporté sur l’armée de Philippe le Bel, tuant Robert II d’Artois, le connétable Raoul de Nesle, le conseiller du roi, Pierre Flote, et Jacques de Châtillon, l’oncle de la reine de France.

Les Flamands n’avaient fait aucun prisonnier. Ils voulaient exterminer tous ceux qui étaient du royaume de France.


Tout, pourtant, avait commencé par la victoire du roi.

Le comte Gui de Dampierre et deux de ses fils – Robert de Béthune et Guillaume de Crèvecoeur – s’étaient rendus à merci à Philippe le Bel.

Je les avais vus, repentants, s’agenouiller devant le roi et les barons assemblés dans le palais du Louvre, et solliciter la clémence du souverain, connaître les conditions que celui-ci leur dicterait et qu’ils s’engageaient à respecter.

J’ai cru que, selon les usages de la royauté, Philippe le Bel allait – comme l’auraient fait Philippe Auguste, Saint Louis, ou son propre père Philippe III – accorder son pardon.

Mais Philippe l’Énigmatique avait paru ne pas entendre la requête et il avait donné l’ordre, sans s’adresser au comte de Flandre, de conduire ces félons dans son château de Vincennes où ils seraient retenus.

Puis, indifférent aux murmures de l’assistance dont je n’ai su si elle approuvait le roi ou marquait l’étonnement et la désapprobation, Philippe le Bel avait désigné Jacques de Châtillon, l’oncle de la reine de France, comme gouverneur de Flandre.

Et il avait annoncé qu’il se rendrait en visite royale dans les villes du comté.


J’ai fait partie de cette chevauchée, mêlé à la troupe nombreuse des chevaliers et des barons qui escortaient le roi et la reine.


Je n’avais jamais vu ces villes opulentes de Bruges, de Gand, de Courtrai, avec leurs beffrois et leurs halles, leurs maisons cossues, leurs échoppes de changeurs et de marchands de drap.

Je fus frappé par les tisserands qui se pressaient dans les rues. Parfois leur nombre et leurs visages fermés m’inquiétèrent. À Bruges, le silence accueillit le roi de France. Dans les autres villes, on fut sans hostilité. Mais je restais sur mes gardes, confiant mes inquiétudes aux autres chevaliers qui se persuadaient que le voyage était triomphal, que partout les fleurs de lis allaient, sur les bannières, remplacer le lion noir de Flandre.


Mais je ne pouvais imaginer ce qui survint.

Les tisserands de Bruges, guidés par celui qu’ils nommaient leur roi, de Coninck, un miséreux de petite taille et de membres grêles, mais respecté, attaquèrent les échevins, accusés d’avoir rallié le roi de France, d’être riches, de refuser de payer leurs tisserands, d’oublier qu’ils étaient flamands et non d’abord marchands de drap.

Les deux derniers fils de Gui de Dampierre, Jean et Gui de Namur, se joignirent à de Coninck et prirent la tête de la révolte.


J’étais avec la troupe de chevaliers qui accompagnaient Jacques de Châtillon, gouverneur de Flandre, lorsqu’il entra dans Bruges, le 17 mai 1302, pour rétablir l’ordre.


Le lendemain matin, je fus réveillé par le tumulte et les cris. Des chevaliers hagards se précipitaient vers le palais comtal où j’avais passé la nuit avec Jacques de Châtillon.

Au cours de la nuit, les habitants avaient égorgé les chevaliers, les hommes d’armes qu’ils avaient été contraints d’accueillir dans leurs maisons.

C’était, ce 18 mai, un vendredi, les Matines de Bruges, rouge sang.


Nous dûmes quitter la ville, fuir au grand galop devant les émeutiers qui, armés de coutelas, déferlaient dans les rues de Bruges, et il en fut ainsi à Ypres, à Courtrai, à Gand et dans toutes les villes de Flandre.

On traquait le Français, on l’égorgeait. C’était la guerre entre les métiers et le roi de France.

Comment n’aurions-nous pas cru qu’il suffirait de quelques coups de glaive, d’une charge de chevaliers pour disperser comme volée de moineaux ces tisserands, ces gueux de Flandre ?


Certains chevaliers, qui avaient guerroyé en Flandre, nous conseillèrent de faire avancer d’abord les dix mille arbalétriers italiens au service du roi de France.

Après seulement, quand ils auraient lancé leurs traits, les chevaliers chargeraient.

Jacques de Châtillon et le connétable Raoul de Nesle se récrièrent : les chevaliers de France chasseraient cette piétaille des métiers en une seule chevauchée. Quand ces tisserands verraient déferler vers eux les chevaliers, lances baissées, heaume enfoncé, armure nouée, ils déguerpiraient.


J’ai dit qu’il n’en fut pas ainsi.

Dieu, par miracle, écarta les flèches qui se dirigeaient vers moi, ou les brisa. Il retint mon cheval au bord des fossés creusés par les tisserands devant leur ville de Courtrai.

Mais je vis s’empaler sur les longs coutelas mes compagnons.

Ce 11 juillet 1302, devant Courtrai, les Flamands nous égorgèrent et le sang de la chevalerie française coula à gros flots, comme jamais, même en terre infidèle, cela ne s’était produit.


J’ai dit qu’aucun usage ne fut respecté par les tisserands et leurs mercenaires : pas un chevalier ne fut gardé vivant pour obtenir rançon.

Il n’y eut point de prisonniers, seulement des morts.

J’ai dit lesquels.


Les Flamands prirent comme trophées les éperons dorés des chevaliers morts et les déposèrent dans leurs cathédrales, car pas une ville n’échappa à leurs mains.

Ils prirent Douai et Gand, Ypres et Lille, toutes les cités de Flandre.

Le lion noir de Flandre ne fut jamais brandi aussi haut, et les cris de joie qui le saluèrent ressemblaient à des rugissements de triomphe.


Ce fut grande humiliation.

Je vis Philippe le Bel, les lèvres serrées, les yeux fixes.


Nous étions serrés autour de lui qui était aussi figé qu’une statue.

Notre défaite – sa défaite – était la victoire de Boniface VIII.

Le pape proclama que les Matines de Bruges étaient la vengeance du Seigneur contre un roi qui s’était dressé contre le vicaire du Christ.

Le pape allait pouvoir tenir le synode des évêques français à Rome, fixé au 1er novembre 1302.


Philippe fit écrire aux cardinaux français afin qu’ils expriment au pape la volonté de réconciliation du roi de France.

Pour toute réponse, il reçut ces mots :

« Philippe a offensé trop gravement le souverain pontife. Qu’il se repente d’abord… »


77.

J’ai craint que le roi de France, menacé d’excommunication, traité avec arrogance, suffisance et mépris par le souverain pontife, ne capitulât devant Boniface VIII.

Car c’est bien ce qu’exigerait le pape.


Il avait réuni en novembre 1302 son synode en présence de nombreux prélats venus de France.

Il avait publié la bulle Unam Sanctam, et Guillaume de Nogaret, qui avait succédé auprès du roi à Pierre Flote, tué à Courtrai, assurait que jamais un pape, depuis le temps des Apôtres, n’avait prétendu, comme Boniface VIII, que les deux glaives, le spirituel et le temporel, appartenaient à l’Église :

« Nous disons et déclarons qu’être soumis au souverain pontife romain est, pour toute créature humaine, une condition de salut.

« Le glaive spirituel est dans la main du pape, le temporel est dans la main des rois, mais les rois ne s’en peuvent servir que pour l’Église, selon la volonté du pape. »


Que restait-il au roi de France ?

L’obéissance et la soumission.

Je l’observais.

Son visage ne marquait aucune émotion, mais peut-être dissimulait-il son effroi ?

Je fus rassuré quand il convoqua les prélats et les barons « afin d’aviser à la sauvegarde de l’honneur et de l’indépendance du royaume ».

Philippe IV le Bel, l’Énigmatique, ne fléchirait pas le genou devant le pape !

J’en fus fier et heureux, même si je m’interrogeais toujours sur ces affrontements entre chrétiens, alors que nous sommes tous issus de Notre Père Jésus-Christ.


Je fus donc satisfait d’apprendre que Philippe le Bel, mon suzerain, avait écrit au pape une missive pleine de prudence et de sagesse.

Aujourd’hui, je m’interroge : peut-être n’était-ce là qu’habile manoeuvre ?

Mais les mots sont les mots, et ils demeurent.

Philippe déclarait d’un ton humble :

« Le roi désire de tout son coeur la continuation de l’entente entre l’Église romaine et sa maison. Si le pape n’est pas content des réponses du roi, celui-ci est tout prêt à s’en remettre à la décision du duc de Bourgogne et du comte de Bretagne, qui, dévots à l’Église romaine et à sa couronne, tiendront la balance égale. N’est-ce pas le pape en personne qui, naguère, a suggéré cet arbitrage ? »


J’ai espéré que le pape accepterait cette preuve d’humilité. Mais il fit claquer le fouet comme s’il était maître du roi de France.


Il évoqua des « châtiments temporels et spirituels », la nécessaire « soumission totale » du roi.

Il menaça et écrivit à son légat :

« Que le roi révoque incontinent et qu’il répare ce qu’il a fait, ou annoncez-lui et publiez qu’il est privé des sacrements. »

Comment le roi de France, élu de Dieu, aurait-il pu accepter de plier devant de telles menaces ?


J’ai été témoin et acteur de la riposte du souverain.

J’ai vu Guillaume de Nogaret, « chevalier, vénérable professeur des lois », rassembler autour de lui quelques fidèles du roi, et, parmi eux, Musciatto dei Francesi, qu’on appelait « Mouche » et qui était le plus considérable des banquiers florentins vivant à la cour de France.

J’ai su qu’il s’agissait d’aller chercher Boniface VIII en Italie afin de le traduire devant un concile qui se tiendrait à Lyon. Là, on le déposerait comme indigne.

C’était en mars 1303.


Le 12 de ce mois, une assemblée se tint au Louvre et Guillaume de Nogaret y lut sa requête contre le pape.

Il parla d’une voix vibrante et résolue, et la violence de ses propos me glaça :

« Nous voyons siéger dans la chaire de saint Pierre un maître de mensonges, ce malfaisant qui se fait nommer Boniface… Il n’est pas pape, il n’est pas entré par la porte, c’est un voleur… un simoniaque horrible… qui a commis des crimes manifestes, énormes, au nombre infini, et il est incorrigible… Il a soif d’or, il en a faim, il en extorque à tout le monde, il hait la paix, il n’aime que lui… Les armes, les lois, les éléments eux-mêmes doivent s’insurger contre lui. Il appartient à un concile général de le juger et de le condamner… »

C’était temps de guerre et de mort entre chrétiens.


Je n’accompagnai pas Guillaume de Nogaret lorsqu’il gagna peu après l’Italie.

Le roi m’avait retenu auprès de lui.

Les 13 et 14 juin 1303, je pus ainsi assister au Louvre à une grande assemblée, où un chevalier, Guillaume de Plaisians, de l’entourage de Nogaret, se montra encore plus violent envers Boniface VIII.

Le pape, dit-il, ne croyait pas à l’immortalité de l’âme, ni à la vie future. Épicurien, il ne rougissait pas de dire : « J’aimerais mieux être chien que français… Forniquer ce n’est pas pécher… Pour abaisser le roi et les Français, je ruinerais, s’il le fallait, le monde entier, l’Église, moi-même, pourvu que les Français et l’orgueil des Français soient anéantis… »


Selon Plaisians, Boniface était sodomite. Il avait fait tuer plusieurs clercs en sa présence. Sa haine contre le roi de France provenait de sa haine contre la foi dont ledit roi incarnait la splendeur et l’exemplarité…

Le roi approuva ces accusations.

On assistait bien à l’affrontement entre le royaume de France et le souverain pontife, entre l’honneur et l’indépendance d’un royaume et la prétention romaine à la domination du monde.

Chevalier français, j’étais au service des lis.


Je fus désigné par le roi, avec d’autres chevaliers, pour aller dans les provinces du royaume inciter toutes les communautés ecclésiastiques et laïques à approuver les accusations portées contre Boniface VIII, et la convocation d’un concile pour le juger.

Je sais que ceux qui refusaient furent emprisonnés, et, quand ils étaient étrangers, expulsés hors du royaume.

C’était bien temps de guerre.


À Paris, une foule immense se rassembla, le 24 juin 1303, dans le jardin du palais royal de la Cité.

Un moine prêcha :

« Je parle pour expliquer les sentiments du roi, dit-il. Or, sachez que ce qu’il fait, il le fait pour le salut de vos âmes. Puisque le pape a dit qu’il veut détruire le roi et le royaume, nous devons tous prier, les prélats, les comtes, les barons et tous ceux de France, qu’ils veuillent maintenir l’état du roi et du royaume. »

Et la foule approuva en criant : « Oïl, oïl, oïl ! »


On était au mois d’août 1303. Une lutte à mort commençait.

Boniface écrivit :

« Nous ne souffrirons pas que cet exemple détestable soit donné au monde… que le roi imite Nabuchodonosor ! »

Le roi me chargea de rejoindre Guillaume de Nogaret en Italie afin de transmettre ses instructions.

Je ne citerai pas ici le nom d’un membre du Conseil du roi, un grand prélat, qui, s’approchant de moi, me dit :

« Hugues de Thorenc, tu sais que ce Boniface est un mauvais homme, un hérétique qui entasse les scandales. Tue-le ! Je prends tout sur moi ! »

J’eus l’impression que tout le sang de mon corps emplissait ma gorge et ma bouche, envahissait ma tête.

Je ne pus répondre.

J’entendis tout à coup la voix du roi, courroucée :

« Non, non, à Dieu ne plaise ! cria-t-il. Hugues de Thorenc n’en fera rien ! »


78.

J’ai chevauché et le tourment m’a dévoré la poitrine.

Je savais que j’allais faire violence à celui qui prétendait être le vicaire du Christ, le successeur de l’apôtre Pierre.

J’avais été convaincu par ses accusateurs, mais Boniface VIII était chrétien ; avant d’être souverain pontife, il avait été légat du pape. Était-il le « voleur », voire l’assassin de son prédécesseur, comme l’avait prétendu Guillaume de Nogaret ?

J’essayais de m’en persuader.

Mais je pensais qu’il était d’abord l’ennemi du roi de France, mon suzerain, et qu’il voulait vaincre le royaume des lis qui était, depuis les origines, celui de la lignée des Thorenc.


Près des frontières de Sienne, sur le territoire de Florence, je retrouvai Guillaume de Nogaret dans le château du frère du banquier Musciatto dei Francesi.

Nous étions à quelques heures de route d’Anagni, la ville où résidait Boniface VIII.


Guillaume de Nogaret avait appris que le pape se préparait à publier, le 8 septembre, la bulle d’excommunication de Philippe le Bel.

Il fallait agir dès le 7.


Nogaret avait rassemblé quelques centaines d’hommes d’armes, cavaliers et sergents à pied.

La troupe s’avança dans l’aube de ce jour, sous la bannière du Saint-Siège et l’oriflamme à fleurs de lis du roi. Les hommes de la famille Colonna, opposée à Boniface VIII et à sa famille, les Caetani, formaient le gros de la troupe.

On arriva enfin sur la place d’Anagni, et des habitants crièrent « Vive le roi et Colonna ! ».

On pénétra dans la cathédrale qui communiquait avec le château où vivait le pape.

On força les portes, cependant que le palais des Caetani était envahi et pillé.

J’ai vu tout cela.

J’ai vu le pape dans sa chambre, tenant les clés et la croix dans ses mains.

Les hommes de la famille Colonna l’insultèrent. L’un d’eux, Sciarra, menaça de le tuer, et peut-être même le frappa-t-il.

J’avais détourné la tête.

Ce vieillard qui répétait « Eccovi il colo, eccovi il capo » – voici mon cou, voici ma tête –, je ne pouvais le haïr.


Se campant devant le pape, Guillaume de Nogaret assura qu’il voulait le protéger.

« Je veux vous conserver en vie, dit-il, et vous présenter au concile général, et, à ces fins, je vous arrête… »

J’atteste que le pape ne fut ni lié, ni mis aux fers, ni chassé de son hôtel.

Guillaume de Nogaret le garda dans la chambre, et nous étions nombreux à être avec lui.

Le pape dodelinait de la tête, les yeux effarés, comme s’il ne comprenait plus ce qui lui arrivait.


C’est ce vieillard qu’il aurait fallu conduire d’Anagni à Lyon, contre la volonté des Colonna qui voulaient le garder en Italie.

Mais, dans la nuit du 8 au 9 septembre, j’entendis des cris. On hurlait dans la ville : « Vive le pape ! Mort aux étrangers ! »

Près de quatre cents cavaliers romains surgirent et nous fûmes chassés d’Anagni.

Ils emmenèrent Boniface à Rome.


Nous nous mîmes en route afin de regagner le royaume de France.

Nous apprîmes par un messager, qui, disait-il, avait traversé un pays en feu et plein de mauvaises gens, que le pape avait perdu l’esprit et qu’il avait succombé après un mois de démence, le 11 octobre 1303.


Le roi de France l’avait emporté, mais je n’eus pas le coeur à célébrer cette victoire.

Plus tard, je lus les Mémoires qu’avait écrits Nogaret :

« Ledit Guillaume, y disait-il, sachant que celui qui secoue la léthargie et met la camisole de force au frénétique fait oeuvre de charité, quoiqu’il ne soit pas agréable au malade, a secoué et lié Boniface qui était atteint à la fois de léthargie et de frénésie.

« Ledit Boniface comprit alors que cette visitation venait de Dieu. Il reconnut que le fait dudit Guillaume et des siens était une oeuvre de Dieu, non des hommes, et il leur remit toutes les irrégularités qu’ils avaient pu commettre ou laisser commettre, si toutefois ils en avaient commis. »


J’eus honte, pour Guillaume de Nogaret, et de son mensonge et de son outrecuidance.

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