deuxième partie


(1234-1244)

« Le roi Philippe Auguste, mon aïeul, m’a dit qu’il fallait récompenser les gens suivant leurs mérites. Il disait encore que nul ne peut bien gouverner sa terre s’il ne sait aussi hardiment et aussi durement refuser qu’il sait donner. Et je vous apprends ces choses parce que le siècle est si avide de demander que peu de gens regardent au salut de leur âme ni à l’honneur de leur corps pourvu qu’ils puissent s’emparer du bien d’autrui, soit à tort, soit à droit. »

Saint Louis

à Jean de Joinville, sénéchal de Champagne.


49.

Dix ans, murmure mon père, entre ce mois de mai 1234, ce printemps du mariage royal, quand tout commence à fleurir, et ce mois de décembre 1244 où le roi malade fait voeu de croisade.

Louis a changé.

Son premier enfant, une fille, est née en 1240, je l’ai dit, mais elle est morte à trois ans. Louis l’avait prénommée Blanche, pour honorer sa propre mère, et son décès l’affecte. Cette mort avive les conflits entre son épouse et Blanche de Castille.

Je le vois qui s’écarte de la reine Marguerite, qu’il traite avec froideur et méfiance. Et cependant, d’autres enfants vont naître, filles et fils, et survivre. Il se soucie d’enseigner à ses enfants, et d’abord à ses trois fils, ce que doit être un prince ou une princesse de France, un roi Très Chrétien, mais il les tient à distance comme s’il devinait que la reine Marguerite est femme redoutable, prompte à se servir de ses enfants pour devenir maîtresse du pouvoir.

– Elle aurait voulu être, comme Blanche de Castille, la régente d’un roi.


Louis est sur ses gardes et tient la reine Marguerite sous sa tutelle.


Il reste le fils aimant, respectueux de Blanche de Castille.

Et cependant, durant ces dix années, il change, même si seuls la croisade et le long séjour en Terre sainte furent pour lui – tout comme pour moi – une nouvelle naissance et un second baptême.

Mais dix ans est une grande part de la vie.


Mon père s’affaissait sur son banc et j’eus peur de le voir mourir. Je me précipitai, le prenant aux épaules. Mais il se dégagea avec brusquerie :

« Le temps par lui-même change les hommes, et les rois sont aussi des mortels, me dit-il, la bouche amère. Écoute les vers de ce trouvère, un clerc, Guillaume de Lorris, que je récitais alors comme si j’avais pu savoir, à vingt ans, ce qu’est la chevauchée du temps. Écoute : maintenant, je sais ce que disent ces mots que j’employais dans l’ignorance. »

Et mon père n’a pas hésité, comme si ces vers du Roman de la Rose étaient une plaie rouverte par où s’écoulaient et sa mémoire et son sang :


Le temps qui s’en va nuit et jour…

Le temps devant qui rien ne dure

Ni fer ni autre chose dure…

Car le temps gâte tout et mange…

Le temps que nos pères vieillit

Et Rois et Empereurs aussi

Et qui nous tous vieillira

Ou bien mort le devancera

Le temps que de vieillir les gens

À tout pouvoir si durement…


Mon père s’est interrompu et a murmuré :

« Cela fut écrit l’année où le roi prit pour épouse Marguerite de Provence. Le roi est mort et je récite encore ces vers de Guillaume de Lorris, mais c’est moi qui parle :


Je ne suis plus bon à rien

Mais bien retombe en enfance

Et n’ai pas plus de puissance

Pas plus de force ni de sens

Que n’en a un enfant d’un an…


Mon père a laissé sa tête retomber sur sa poitrine et s’est endormi. Et j’ai pu tout mon saoul pleurer sur sa mort si proche.


Mais, une fois encore, sa volonté de me transmettre ses souvenirs repoussait l’échéance funèbre.

Sa mémoire était une source salvatrice. Il avait la bouche encore pleine de récits alors que j’avais cru qu’il aurait à jamais les lèvres sèches et la gorge étranglée.


Il s’enivrait, racontant en désordre.

Il décrivait les bûchers où l’on brûlait les « bougres » par centaines, et ceux où l’on livrait aux flammes une vingtaine de charretées d’exemplaires du Talmud.

Il avait assisté, aux côtés du roi et de Blanche de Castille, à ce grand incendie purificateur, le 24 juin 1242, à Paris.

J’écoutais dans le tourment, mais ne disais mot de crainte d’assécher la source de vie qui jaillissait en lui.


Durant l’hiver de l’an 1240-1241, il avait chevauché en Languedoc pour réduire, au nom du roi, la tentative de Raymond Trencavel, fils de Roger Trencavel, l’hérétique, de s’emparer de Carcassonne.

Les routiers, les sergents à pied et à cheval, les chevaliers du roi de France avaient dévasté le pays, pendant par grosses grappes les rebelles aux arbres nus.

Et Trencavel avait fait allégeance au roi.


Il en avait été de même, l’année suivante, contre le comte de la Marche.

Les troupes royales disposaient désormais du château d’Angers qui dressait ses dix-sept tours au coeur de l’ancien domaine Plantagenêt.

Les Anglais d’Henri III avaient débarqué pour tenter d’aider leurs alliés poitevins, mais les hommes du comte de la Marche et ceux du roi d’Angleterre avaient été battus à Taillebourg et à Saintes, en juillet 1242.


Quant à Thibaud de Champagne, encore tenté par une félonie, il s’était une nouvelle fois soumis, livrant ses châteaux de Montereau et de Bray-sur-Seine.

Le frère du roi, Robert d’Artois, recevant son hommage, lui avait jeté au visage un fromage frais, lui criant qu’il n’était qu’un lâche !

Thibaud s’était humblement essuyé le visage, humilié devant une foule de chevaliers et de barons.

Il ne restait plus à ces vassaux félons, vaincus et repentants, qu’à porter la croix et à partir en Terre sainte. Ce que nombre d’entre eux firent, bénis par les évêques en présence du roi qui pria pour le succès de la croisade.


Il n’évoquait jamais la tentation qui le tenaillait de se joindre lui aussi à cette milice du Christ qui voulait empêcher les Infidèles de s’emparer du Saint-Sépulcre, mais je savais que cette pensée ne le quittait pas.

Il était plus que jamais dévot, serviteur de la Sainte Église de Dieu.


Quand, dans l’abbaye de Saint-Denis, on égara une sainte relique, l’un des saints clous avec lesquels on avait crucifié le Christ, il en éprouva une grande douleur.

Il fit commander et crier dans tout Paris, par les rues et les places, que si quelqu’un savait quelque chose de la perte du saint clou, et si quelqu’un l’avait trouvé ou recélé, il devait le rendre aussitôt et aurait cent livres de la bourse du roi.


La douleur se propagea. On pleurait dans tout le royaume de France. Je sais que le roi craignit que cette perte n’annonçât de grands tourments.

Puis, comme après l’orage, le ciel s’illumina de l’arc des couleurs, car le Clou avait été retrouvé.


Pour remercier Dieu de cette grâce, le roi se rendit plus souvent encore à l’abbaye de Royaumont dont il avait voulu la construction.

Avec ses parents et ses chevaliers j’avais, à ses côtés, porté sur des litières, avec les moines cisterciens, les pierres destinées à élever cette abbaye qui unissait le roi à l’ordre de Cîteaux, pour la plus grande gloire de la Sainte Église.

Quand elle fut achevée, en 1235, le roi en fit la nécropole de ses enfants morts, et il y vint laver les pieds « rogneux et horribles » des pauvres, avec humilité et dans la discrétion, choisissant des mendiants aveugles afin qu’on ignorât que le roi faisait acte de piété.

Il y avait à l’abbaye un frère nommé Léger qu’on avait isolé des autres parce qu’il était à ce point dévoré de lèpre que, le nez mangé, les yeux perdus, les lèvres fendues ruisselant de pus, il était abominable.

Ce frère Léger devint le favori du roi qui priait l’abbé de l’aller voir en sa compagnie.

Louis s’agenouillait devant le frère lépreux et le faisait manger.


Tel était le roi que mon père voulait que je connusse. Cette mission-là, qu’il s’était donnée, le maintenait en vie.


50.

Le roi approchait de sa trentième année et j’allais dans ses pas, disait mon père, lié à lui depuis l’enfance, ayant appris à connaître ses humeurs comme un paysan qui sait à un souffle de vent que l’orage va se déchaîner, et qui se précipite pour rentrer la moisson.

Je savais que le roi, satisfait d’avoir contraint ses vassaux félons du Poitou, de Champagne et de Bretagne à faire allégeance, se souciait des anciens pays d’hérésie que Raymond Trencavel avait échoué à soulever.

Mais le rebelle avait mis le siège devant Carcassonne, défié l’armée royale, et il avait fallu ces grappes de pendus aux arbres pour qu’il cédât enfin.


Cependant, le roi mécontent s’emportait.

Dans ces terres où l’hérésie poussait avec la vivacité d’une mauvaise herbe, Raimond VII de Toulouse ne s’était soumis que du bout des lèvres, et ne respectait pas les traités qu’il avait signés.


Des chevaliers dépossédés, ceux de Carcassonne et de Béziers, l’incitaient à se dresser contre les « Français ». Ces « faydits » – ces bannis –, liés à l’hérésie, protecteurs des Bons Hommes, s’indignaient de l’action des inquisiteurs.

Ces juges du pape traquaient en effet les hérétiques, dressaient des bûchers, y jetaient vifs tous ceux qu’ils suspectaient, qu’ils eussent avoué sous la torture ou eussent refusé de renier leur foi.

Et puis, il y avait ces châteaux comme des nids d’aigle accrochés aux cieux : Montségur, Quéribus, situés sur les frontières du Roussillon. Ces forteresses étaient des refuges défendus par quelques centaines d’hommes fidèles au vicomte Pierre de Fenouillet, à son lieutenant Chabert de Barbera, protecteurs de l’hérésie albigeoise.


J’étais auprès du roi et de Blanche de Castille quand un messager leur apprit que le 29 mai 1242, deux inquisiteurs, le frère Arnaud Guilhem, de Montpellier, et le frère Étienne, de Narbonne, ainsi que tous les membres de leur tribunal – une dizaine d’hommes –, qui se trouvaient à Avignonet, dans le Lauragais, sur les terres de Raimond VII, avaient été massacrés à coups de hache, d’épée et de lance par un parti d’hérétiques venus de Montségur.

Je n’avais jamais vu Louis IX et sa mère s’abandonner ainsi à la fureur.

Le roi, Blanche de Castille, comme les clercs qui les entouraient, mirent en cause Raimond VII, coupable d’avoir laissé préparer et s’accomplir le massacre sacrilège.

L’archevêque de Narbonne, Pierre Amiel, excommunia le comte de Toulouse. J’entends encore la voix de Blanche de Castille, frémissante d’indignation, ordonner – et le roi approuvait en se signant – qu’on « tranchât la tête du dragon », que l’armée royale commandée par le sénéchal de Carcassonne, Hugues des Arcis, soumît Raimond VII et détruisît le château de Montségur.


Après avoir remporté quelques succès, le comte de Toulouse s’en remit, en janvier 1243, à Lorris, à la miséricorde royale et promit de faire prêter serment de fidélité au roi de France par tous ses sujets, qu’ils fussent serfs, clercs, bourgeois ou chevaliers.

Le vicomte de Narbonne et le comte de Foix se soumirent à leur tour et Raymond Trencavel confirma qu’il renonçait à ses droits sur Carcassonne et Béziers.

Tous les biens de Raimond VII, qui n’avait pas d’héritiers mâles, passèrent à sa fille, mariée à Alphonse de Poitiers, l’un des frères du roi de France.

Le Languedoc était ainsi réuni au domaine royal.

Mais il restait encore à trancher la tête du dragon, ajouta mon père au bout d’un silence.


Il s’enfonça dans l’un de ces sommeils inattendus qui m’inquiétaient tant que j’étais tenté de les interrompre pour me rassurer.

Mais, à la fin, je les respectais, assis près de lui, veillant à ce que la couverture de fourrure recouvrît ses épaules qui parfois étaient agitées d’un brusque tremblement.

La mort et la vie se disputaient encore ce corps vieilli, cette âme toute emplie de souvenirs.


Il s’est enfin réveillé comme s’il n’avait somnolé qu’un bref instant et a repris son récit là où il l’avait laissé :

– J’ai vu les yeux du dragon, a-t-il murmuré.

Il avait été envoyé par le roi auprès du sénéchal de Carcassonne Hugues des Arcis, de l’archevêque de Narbonne, Pierre Amiel, et de l’évêque d’Albi, Durant, qui conduisaient l’armée royale.

« À Montségur, nous étions dix mille. Ils étaient derrière leurs murailles, au sommet des falaises, à peine cinq cents, dont une quinzaine de chevaliers, des sergents d’armes, des Bons Hommes et des Parfaits, des enfants. Pierre Roger de Mirepoix commandait les hommes d’armes… »

Il a hoché la tête et ajouté : « J’ai cru que seuls des hommes soulevés par des anges ou des oiseaux avaient pu parvenir aux murailles du château de Montségur, qui prolongeaient des falaises hautes de plus de cent pas. »


Le siège, commencé en mai 1243, paraissait impuissant, puis, après une escalade vertigineuse et grâce à un guide qui connaissait des chemins secrets, nous conquîmes une plate-forme à hauteur des murailles. L’évêque d’Albi, Durant, qui connaissait les machines de siège, y fit installer un pierrier qui commença à lancer sur le château des blocs de quatre-vingts livres.

En mars 1244, les assiégés, qui avaient en vain tenté une sortie contre le pierrier, demandèrent une trêve et négocièrent leur capitulation.


C’était le souhait du roi qu’un traité fût conclu. Et j’en fis part à forte voix : les hérétiques qui ne renieraient pas leur foi sacrilège seraient livrés au bûcher. Mais tous les autres qui feraient confession et pénitence sincères de leurs fautes, et même ceux qui avaient participé au massacre des inquisiteurs en Avignon, seraient absous, les hommes d’armes conserveraient armes et bagages, et les autres assiégés repentants seraient libres.


Mon père ferma les yeux.

– Je revois les flammes de l’immense bûcher qui brûla durant toute la journée du 16 mars 1244.

Il était dressé au pied des falaises de Montségur, et y furent brûlés deux cent dix hérétiques qui s’avancèrent en proces sion vers les flammes. Le démon avait réussi à les convaincre que mieux valait la mort que le retour au sein de la juste foi et de l’Église apostolique et romaine.

J’ai vu les corps dévorés par le feu se contorsionner.

Je me souviens du visage de la fille du seigneur de Montségur, Esclarmonde de Perella. Elle était suivie par sa mère, Corba de Perella, et sa grand-mère, Marquésia de Lantar.

Tous ceux-là moururent sans un cri.

Avec eux se consuma l’hérésie.


Ayant dit, mon père avait fermé les yeux, comme s’il ne voulait plus voir les hautes flammes du bûcher de Montségur.


51.

En cette année 1244, les flammes des bûchers ne crépitaient pas qu’au pied des falaises de Montségur.

On brûlait au nom du roi et de la Sainte Église de nouvelles charretées d’exemplaires du Talmud.

Les tribunaux de l’Inquisition n’avaient jamais été si nombreux dans le royaume de France, comme si l’écrasement de l’hérésie cathare en Languedoc, en Lauragais, en Albigeois, la chute, après Montségur, des dernières forteresses des Parfaits et des Bons Hommes, montraient qu’il fallait, pour extirper le poison, brûler vifs les félons de Dieu.


Et cependant, avouait mon père, pensif, « on craignait l’arrivée de nouveaux démons », ces Mongols qu’on nommait aussi Tartares, qui déferlaient depuis les contrées infernales. Leur venue, le roi lui-même le craignait, annonçait l’Apocalypse, la fin des temps, la coalition de toutes les forces démoniaques et hérétiques : Sarrasins, Tartares, Albigeois, Juifs !


Les clercs de l’entourage du roi assuraient que « le monde entier était presque en état de damnation », que Dieu nous châtiait parce que nous vivions dans le péché.

Tous les hommes savants affirmaient que nous étions proches des temps de l’Antéchrist et que nous ne pouvions empêcher leur venue que par la piété, l’humilité, la croisade, qui était le devoir de tout chrétien.

Et Louis y songeait.


On pouvait aussi se protéger en adorant les reliques de la Passion de Notre Seigneur.

Le roi acheta à l’empereur de Constantinople, Baudouin II de Courtenay, arrière-petit-fils du roi de France Louis VI le Gros, la couronne d’épines du Christ. Le transport de cette sainte relique eut lieu par mer de Byzance à Venise, puis par terre.

On craignait les intempéries, le vol. Mais Dieu protégea la sainte relique, et le roi, Blanche de Castille, ses frères, l’archevêque de Sens, allèrent à sa rencontre.

Ce fut très grande émotion que de la recevoir à Villeneuve-l’Archevêque. À sa vue, le roi, la reine, tous les assistants pleurèrent. Et la sainte relique, qui arrivait des bords du Bosphore, rejoignit la chapelle Saint-Nicolas, dans le palais royal, par l’Yonne et la Seine.


Et Louis décida qu’il fallait bâtir autour d’elle, pour elle, une Sainte-Chapelle dont on commença aussitôt la construction au sein du palais royal.

Et comme Baudouin II avait besoin d’argent, le roi de France lui acheta d’autres reliques : la sainte éponge, un morceau de la vraie Croix, la pointe en fer de la sainte lance.

« Chaque jour, dit mon père, le roi Louis se rendait sur le chantier de la Sainte-Chapelle et priait. Dès le mois de mai 1243, il avait obtenu du pape Innocent IV des privilèges pour sa chapelle royale. »


Avec ces reliques saintes et adorées placées auprès de lui dans cette châsse de pierre qu’est la Sainte-Chapelle, Louis offrait au royaume de France un « bouclier sacré » contre les hordes tartares qui arrivaient à Cracovie, s’avançaient jusqu’à Vienne, refoulaient devant elles les Turcs, qui, à leur tour, déferlaient sur la Terre sainte, affrontant les croisés et approchant du Saint-Sépulcre.

Nous entourions le roi, lui faisions part de notre inquiétude, poursuivait mon père. Nos gorges se serraient, étouffaient nos voix. Nous nous interrogions, nous priions.

J’ai entendu la reine Blanche de Castille pousser de profonds soupirs et dire, en larmes :

« Que faire, très cher fils, face à un si lugubre événement dont la rumeur terrifiante a franchi nos frontières. Les peuples Gog et Magog de l’Apocalypse arrivent ! »


Le roi a répondu, lui aussi, comme nous tous, au bord des larmes :

« Courage, mère ! Dressons-nous à l’appel de la Consolation céleste ! De deux choses l’une : ou bien nous les rejetons dans les demeures tartaréennes, infernales, d’où ils sont sortis, ceux que nous appelons Tartares, ou bien ceux-ci nous enverront tous au Ciel et nous irons vers Dieu en confesseurs du Christ et en martyrs. »


Je sais que Louis espérait aussi convertir les Tartares à la vraie foi et qu’il leur dépêcha plusieurs messagers, espérant faire de cette gent barbare, sortie des extrémités de la Terre et dont on ignorait l’origine, des alliés contre les Infidèles.

Mais il fallait d’abord protéger le Saint-Sépulcre, accomplir son devoir de croisade, et je ne doutais pas que Louis y songeait à chaque instant de sa vie.

Car la Terre sainte était l’héritage du Christ. Et ne pas la sauver des mains infidèles était devenir un félon de Dieu et mériter tous les châtiments.


Nous n’apprîmes que plus tard que les Lieux saints avaient été pillés, le 23 août 1244, par des bandes turques qui avaient été chassées du Kharezm, région où vivaient ces Turcs.

Quelques jours plus tard, un second messager nous apporta une autre sinistre nouvelle : près de Gaza, à Forbie, le 17 octobre, l’armée égyptienne du sultan et ses alliés turcs kharezmiens avaient écrasé l’armée franque.


Il ne restait des chevaliers Teutoniques, des Templiers, des Hospitaliers, que quelques dizaines de chevaliers sur plus d’un millier !

Le messager avait ajouté que l’on comptait seize mille tués ou capturés parmi les chrétiens et leurs auxiliaires !

Seuls quelques centaines de combattants chrétiens défendaient encore la Syrie franque !


Je crois que la maladie qui frappa Louis dans son château de Pontoise vint de la vision qu’il avait eue de ce désastre, avant même que les messagers n’en eussent apporté la nouvelle.

C’était une vision divine qui le frappa si fort que, le 14 décembre 1244, on le crut mort.

Je sais, reprit mon père, que certains, dans l’entourage du roi, jugèrent qu’il s’agissait seulement d’un flux de ventre, cette maladie qui frappait tant d’entre nous.

Le roi fut à une telle extrémité que l’une des dames qui le gardaient lui voulut tirer le drap sur le visage, disant qu’il était mort. Une autre dame qui était de l’autre côté du lit ne le souffrit pas ; elle disait qu’il avait encore l’âme au corps. Et comme il venait d’ouïr le débat entre ces deux dames, Notre Seigneur opéra en lui et lui envoya tantôt la santé, car avant, il était muet et ne pouvait parler.

Le roi se souleva sur sa couche et demanda à l’évêque de Paris, Guillaume d’Auvergne, de lui remettre la croix, car c’était le voeu qu’il avait fait, promettant au Seigneur, s’Il lui rendait la santé, de partir en croisade en Terre sainte.

Un trouvère a écrit le récit de cet engagement de Louis IX qui avait été, avant lui, celui de Louis VII, son arrière-grand-père, et de Philippe Auguste, son grand-père :


Tout le monde doit mener joie

Et être dans l’allégresse

Le Roi de France est croisé

Il est loyal et entier

Et c’est prud’homme à droiture

Tant comme son royaume dure

Il est aimé et prisé

Sainte vie, nette, pure

Sans péché et sans ordure

Même le Roi. Ce, sachez

Qu’il n’a de mauvaise cure…

L’évêque de Paris

Bientôt me croisera

Car longuement a été

Outremer mon esprit,

Et ce mien corps s’en ira

Si Dieu veut, et conquerra

La terre sur les Sarrasins

Bien aura qui m’y aidera.

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