quatrième partie


(août 1248-avril 1250)

« Le Tout-Puissant sait que je suis venu de France jusqu’ici non pas afin d’obtenir pour moi des terres ou de l’argent, mais seulement pour gagner à Dieu vos âmes qui sont en péril. »

Saint Louis,

1249.


55.

Nous sommes partis vers la Terre sainte, hommes jeunes encore, dit mon père d’une voix forte et fière. Même si nous avions guerroyé au nord et au sud du royaume de France, de la Flandre au Languedoc, et de l’ouest à l’est, du Poitou à la Champagne, nous avions à peine franchi les trente premières années de notre vie. Comme le dira le roi alors que nos peaux étaient brûlées par le soleil d’Égypte, nous n’avions encore connu que des « terres fertiles, dans un climat tempéré, sous un ciel salubre ». Nous étions pleins de confiance et aucun de nous ne s’est retourné, par cette soirée du 28 août 1248, pour voir la côte de France disparaître à l’horizon.

Nous étions agenouillés auprès du roi à la proue du navire.


Mais, Hugues de Thorenc, mon fils, je n’imaginais pas que cette croix que nous portions cousue sur nos vêtements allait s’enfoncer si profondément dans nos chairs et notre âme. Je ne croyais pas que le Seigneur nous ferait gravir un tel calvaire et que les souffrances et les épreuves, la défaite allaient nous faire renaître différents.

Quand nous retrouvâmes, au bout de six années, « les terres fertiles, le climat tempéré, le ciel salubre », ceux qui nous accueillirent en cet été 1254 ne nous reconnurent pas.

Nos visages étaient creusés, nos corps comme séchés.

Nous étions dans notre quarantième année, mais il me semblait, mon fils, que j’avais vécu aux côtés du Christ et avais été crucifié près de Lui.

Et il me suffisait de regarder le roi pour savoir qu’il partageait ce sentiment.

Nous étions devenus des fils de la Terre sainte. Et c’est pourquoi, plus tard, Louis décida de repartir, et je l’accompagnai de nouveau pour accomplir notre devoir de chrétiens.

Le roi est mort en terre infidèle et je suis au bout de mon chemin.

Tu sais cela, tu l’as vécu, tu as voulu, jeune écuyer, te joindre à nous.

Mais, Hugues, mon fils, je remercie Dieu et le roi de ne pas avoir permis que tu te jettes dans la fournaise que fut la brève et funèbre croisade de 1270.


Mon père ferma les yeux et se recueillit.

Hugues de Thorenc, reprit-il, laisse-moi reprendre souffle, retrouver ce temps où nous étions jeunes encore…

Les vents et la mer furent cléments, dit-il au bout d’un long silence. Mais Dieu nous a fait mesurer plusieurs fois que nous n’étions que fétus de paille quand les vents se déchaînaient. Les navires étaient alors dispersés, poussés d’un bout à l’autre de l’horizon. À bord, les chevaliers les plus vigoureux n’étaient plus que des âmes en peine vidant leurs entrailles. Les machines de siège, pourtant bien arrimées, glissaient sur le pont, cependant que les chevaux entravés tentaient de rompre les cordages en mêlant leurs hennissements aux hurlements du vent.

Le voyage dura près d’un mois, puisque nous entrâmes dans le port de Limassol, à Chypre, dans la nuit du 17 au 18 septembre 1248…


Tout à coup, la voix de mon père s’est affaiblie comme s’il voulait qu’elle fût accordée à la déception qu’il avait ressentie lorsque Louis avait décidé d’attendre dans l’île que finissent l’automne et l’hiver.

On se dirigerait vers Damiette, dans le delta du Nil, aux mois d’avril et mai 1249.

« Chaque jour, nous nous rendions sur les quais du port afin de voir arriver les navires chargés de victuailles, d’arbalètes, de machines de siège, de chevaux et de chevaliers, de sergents à pied et d’écuyers.

Au printemps, sur l’île, nous fûmes serrés les uns contre les autres tant nous étions nombreux : près de trois mille chevaliers venus de tous les royaumes de la Chrétienté, cinq mille arbalétriers et quinze mille hommes d’armes, sergents et piétons, et toute cette foule de vivandiers et de lavandières qui suivait et enveloppait les armées.


Je logeais à Nicosie, capitale de Chypre, dans le palais des Lusignan qui régnaient sur l’île.


Chypre avait été conquise au temps du grand-père de Louis, Philippe Auguste, par le Plantagenêt, Richard Coeur de Lion. Mais l’Anglais l’avait cédée à Gui de Lusignan, de bonne lignée française, qui avait été roi de Jérusalem et s’était entouré de vassaux issus du royaume de France.

Le légat du pape, Eudes de Châteauroux, et tous les seigneurs proches du roi logeaient à Nicosie. Les hommes d’armes, la plupart des chevaliers, les arbalétriers vivaient dans un camp près de Limassol, non loin du village de Camenoriaqui.

J’ai souvent parcouru ce camp, tentant d’empêcher que les rixes s’y multiplient. Car les hommes d’armes, quand ils se côtoient, désoeuvrés, se battent entre eux. Les Génois haïssaient les Pisans. Les chevaliers anglais affrontaient les Français.

Nous apprîmes que dans le port d’Acre, en Terre sainte, les équipages des navires qui avaient choisi d’y hiverner se livraient une véritable guerre opposant Génois et Pisans. La paix entre eux ne fut rétablie qu’au mois de mars 1249.

Des chevaliers lassés d’attendre quittèrent, malgré les ordres du roi, Chypre pour la Terre sainte.

Cinq cents d’entre eux furent envoyés à Antioche pour secourir le prince Bohémond dont la ville était encerclée par des Turcs eux-mêmes refoulés par les Tartares.

Je fus tenté de me joindre à eux, mais, quand je m’en ouvris au roi, son silence attristé me fit aussitôt renoncer.

« Tu es de mon Conseil, Denis de Thorenc », dit-il seulement quand je lui eus fait part de mon souhait.


Le climat de l’île, cet hiver-là, fut rigoureux ; le vent était glacé, les averses rageuses.

Une épidémie de fièvre de ventre se répandit parmi les hommes d’armes du camp de Camenoriaqui. L’eau des puits était fétide, et chaque jour, durant ces mois gris et noirs, on porta en terre des chevaliers et des hommes d’armes. Au moins cinq cents moururent et, parmi eux, Jean de Montfort, petit-fils de Simon.

On répandit la rumeur que l’eau était empoisonnée, et les chevaliers tentés de quitter l’île furent plus nombreux, si bien qu’il fallut armer des galères pour empêcher les navires de sortir des ports.


Les chevaliers qui s’impatientaient manquaient aussi d’argent et réclamaient à leurs seigneurs les soldes promises, mais les seigneurs eux-mêmes étaient démunis.

Je rencontrai Jean de Joinville qui venait d’arriver sur l’île, accompagné d’une dizaine de chevaliers dont il devait couvrir les besoins.

« Mes chevaliers, me dit-il, me mandent ; si je ne me pourvois pas de deniers, ils me laisseront. »

Et sans doute essaieraient-ils de quitter l’île afin de gagner les villes et forteresses franques de Terre sainte, et de trouver à s’y employer. Je fis part à Louis de la situation de son sénéchal de Champagne. Il l’envoya quérir et l’installa près de lui.

« J’ai plus de deniers qu’il ne m’en faut », me confia ensuite Joinville.


Il fallait toute la générosité, la détermination du roi, sa foi, pour tenir ensemble cette foule d’hommes d’armes qui ne pouvaient même pas s’affronter dans les tournois, défendus par l’Église, puisque toutes les forces devaient être consacrées à la lutte contre les Infidèles.

Au printemps, quand la navigation, une fois passées les tempêtes d’hiver, reprit, des navires débarquèrent de nouveaux chevaliers, ceux du duc de Bourgogne et ceux du prince de Morée, Guillaume de Villehardouin.

Car l’autorité du roi de France était telle que de tous les pays de la Chrétienté affluaient des chevaliers qui avaient pris la croix. Les barons du royaume de Jérusalem, le roi de Chypre et ses vassaux firent de même.

Je crus que le prestige du roi de France serait tel que les Tartares pourraient s’allier à lui contre les Infidèles après s’être convertis. Nous reçûmes leurs envoyés. Nous écoutâmes le dominicain André de Longjumeau qui avait séjourné dans l’Empire mongol et assurait qu’y vivaient de nombreux chrétiens.

Louis fit même confectionner une chapelle de toile dont les parois peintes racontaient la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ. Le père André de Longjumeau devait l’offrir au Grand Khan mongol.

Il partit, chargé de nos folles espérances.

Je crus aussi que l’on pourrait réunir tous les chrétiens, qu’ils fussent grecs ou latins.

Et j’ai pensé que cette croisade conduite par un tel roi, suscitant un tel élan, serait capable de conquérir et protéger pour toujours l’héritage du Christ.


Je me fiais au roi qui avait décidé que nous devions d’abord débarquer dans le delta du Nil, à Damiette, conquérir Le Caire, utiliser ces terres fertiles comme tremplin pour reconquérir la Terre sainte.


Jérusalem tomberait comme le fruit mûr de la prise du Caire.


Saint Louis envoya un messager au sultan d’Égypte Ayyub, lui demandant de se soumettre et de se convertir à la foi en Christ. Sinon, le roi de France s’emparerait des terres du sultan et l’Égypte deviendrait un royaume vassal de celui de France, le frère du roi, Robert d’Artois, en recevant la couronne.

Mais nous savions tous que le sultan ne se convertirait pas et qu’il disposait, entre le port de Damiette et Le Caire, de la puissante forteresse de Mansourah que de nombreux marchands italiens qui commerçaient avec l’Égypte et fréquentaient les ports de Damiette et d’Alexandrie avaient vue en remontant le Nil.

Mais lorsque, le jour de l’Ascension, 13 mai 1249, je vis dans le port de Limassol une flotte de plus de deux cents embarcations de toutes tailles rassemblée autour du navire du roi, je ne doutais pas de notre victoire.

Nous étions l’armée du Christ, oriflammes déployées, guidée par le plus juste et le meilleur des rois.


56.

« Ce 13 mai 1249, à peine avions-nous quitté le port de Limassol que Dieu voulut éprouver notre courage en déchaînant la tempête. »


La voix de mon père s’est brisée alors qu’il décrivait ces navires jetés contre les rochers, ces voiles déchirées, ces oriflammes arrachées, ces vagues balayant le pont, les navires contraints de regagner le port.

J’ai prié aux côtés du roi – a poursuivi mon père – en essayant de lire sur son visage la réponse qu’il donnait aux questions que nous nous posions tous : pourquoi cette punition divine ? quelle était notre faute ? Dieu nous reprochait-Il de vouloir conquérir un royaume en Égypte au lieu de nous diriger vers la Terre sainte ?

Accusait-Il le roi de détourner la croisade de son but ?


En te parlant, mon fils, je retrouve l’angoisse qui m’étreignait alors que la tempête paraissait ne pas vouloir cesser, et que même à l’abri du port nos navires étaient si malmenés que certains se brisèrent.

Nous ne pûmes reprendre la mer que le 30 mai de l’an 1249, mais alors il suffit de quelques instants de navigation sur une mer calmée pour que nous oubliions l’épreuve.

Nous criâmes de joie quand, devant Damiette, le 4 juin, les bombardes de nos navires coulèrent trois galères égyptiennes, mettant en fuite la quatrième.

Les chevaliers commencèrent aussitôt à débarquer en dépit des cavaliers arabes qui formaient, tout au long du rivage, une ligne noire sur le sable blanc, dans l’éclatante et brûlante chaleur égyptienne.


J’étais aux côtés du roi à la proue du navire.

Quand Louis entendit dire que l’oriflamme de Saint-Denis était à terre, il parcourut le pont de son vaisseau à grands pas, et, malgré le légat du pape, pour ne pas abandonner l’oriflamme, il sauta à la mer dont il eut de l’eau jusque sous les bras. Et il alla l’écu au col, le heaume sur la tête, le glaive en main, jusqu’à ces hommes qui étaient sur la rive.

Quand il aperçut les Sarrasins, il demanda quels gens c’étaient, et on lui dit qui c’étaient ; alors, le glaive sous l’aisselle et l’écu devant lui, il eût couru à cette canaille si nous, qui étions autour de lui, ne l’en eussions empêché. Je l’ai laissé avec le légat et les chevaliers, les « prud’hommes » qui lui faisaient escorte.


J’ai rejoint les chevaliers qui avaient mis pied à terre, planté le sabot de leur lance dans le sable, dressant ainsi une rangée de piques, une herse de fer face aux cavaliers musulmans qui venaient s’y briser. Les arbalétriers les déchiraient de leurs traits.

Nous sommes remontés en selle et nous les avons poursuivis, et, me retournant, j’ai vu qu’on retenait le roi pour l’empêcher de charger à nos côtés.

Nous entrâmes à la suite des fuyards dans Damiette, et le lendemain 6 juin 1249, Louis s’y installa en souverain.


Nous embrassâmes les chrétiens retenus comme esclaves par les musulmans, dont nous venions de briser les chaînes. Ils rejoignirent aussitôt les rangs des croisés.

Nous priâmes pour nos morts dans l’ancienne grande mosquée qui avait été consacrée cathédrale Notre-Dame.

Louis s’agenouilla devant le corps d’Hugues de Lusignan, comte de la Marche, tombé parmi ses chevaliers.

« Allons ensevelir ces martyrs, dit-il. Ils sont morts ; donc, nous qui sommes toujours vivants pouvons supporter cette tâche. Ne vous laissez pas écoeurer par ces corps, car ce sont des corps de martyrs qui ont souffert la mort pour Notre Seigneur et qui sont maintenant au Paradis. »


Nous étions, nous, vivants, qui n’en savions rien encore, aux portes de l’Enfer, murmura mon père.


La chaleur était notre souffrance, la maladie notre géhenne. Les eaux du Nil en crue charriaient les morts, se chargeaient de la pourriture des chairs. Nous buvions cette eau noirâtre. La peau de nos jambes, tachetée de noir, devenait couleur de terre ainsi qu’une vieille botte. Il venait de la chair pourrie aux gencives. Il fallait que les barbiers ôtassent cette chair pour donner moyen de mâcher les aliments et d’avaler. C’était grande pitié, car les hommes d’armes malades, auxquels on ôtait ces chairs, geignaient comme femmes en mal d’enfants. Quand le nez saignait, il fallait mourir.


Mais il était aussi d’autres maladies.

L’âme des hommes pourrissait avant même leur chair. On pillait, on banquetait, on partageait la couche des folles femmes venues tenir commerce de leur corps jusqu’à quelques pas de la tente du roi.

On se querellait pour le partage du butin.

On ne respectait plus les ordres du roi, qui avait interdit de sortir de la ville afin de ne pas être tué par les Sarrasins.

Et les musulmans s’aventuraient jusque dans Damiette, profitant de la nuit, de l’ivresse, de la débauche, de la maladie, pour égorger des hommes qui succombaient dans un râle.


J’ai entendu Robert d’Artois, le fougueux frère de Louis, marteler qu’il fallait marcher sur Le Caire sans attendre. Après avoir écouté tous les avis, le roi approuva son frère.


Et l’armée se mit en marche, mais nous étions déjà le 20 novembre 1249 et nous ne parvînmes devant la forteresse de Mansourah qu’un mois plus tard.

Elle était orgueilleuse de ses tours et de ses remparts, séparée de nous par un bras du Nil, le Bahr-al-Seghir.

Nous nous arrêtâmes sur la rive. De l’autre côté du bras du Nil, l’armée du sultan nous faisait face. Sur le Bahr-al-Seghir croisaient des navires égyptiens.

Il fallait construire une chaussée et un pont, et le roi, comme chacun de nous, se mit au travail sous une grêle de flèches tirées par les musulmans.

On avança des chats-châteaux, ces sortes de galeries couvertes surmontées de tours afin de protéger les hommes qui, à l’intérieur de la galerie, travaillaient à l’abri des flèches. Mais les musulmans avancèrent à leur tour des machines de guerre qui lançaient des projectiles chargés de feu grégeois. J’ai gardé une nuit les chats-châteaux et le seigneur Gautier d’Écurey, qui observait l’autre rive du Bahr-al-Seghir, vint nous avertir :

« Nous sommes dans le plus grand péril où nous avons jamais été, dit-il. Ils ont amené un engin, un pierrier, et ils ont mis le feu grégeois dans la fronde de l’engin. S’ils brûlent nos châteaux et que nous y demeurons, nous sommes perdus et brûlés ; et si nous laissons les postes qu’on nous a baillés à garder, nous sommes honnis. C’est pourquoi nul ne peut nous défendre de ce péril, excepté Dieu. Je suis donc d’avis et vous conseille que toutes les fois qu’ils nous lanceront le feu, nous nous mettions sur nos coudes et nos genoux et priions Notre Seigneur pour qu’Il nous garde de ce péril. »

Nous le fîmes sitôt qu’ils lancèrent le premier coup, lequel tomba entre nos deux chats-châteaux.


J’ai entendu Louis crier à chaque fois qu’un feu grégeois traversait le ciel :

« Beau Sire Dieu, gardez-moi ma gent ! »

Mais chaque jour et chaque nuit, des hommes d’armes et des chevaliers, même s’ils étaient en prière, mouraient comme si un bûcher avait fondu sur eux depuis les cieux.


Cela dura plus de deux mois, puis un Bédouin converti nous révéla que, non loin de notre camp, un gué mal gardé permettait de franchir le Bahr-al-Seghir.

Nous remerciâmes Dieu qui nous montrait le chemin.

J’ai demandé au roi de me laisser rejoindre le maître du Temple, Guillaume de Sonnac, qui, avec ses chevaliers, allait forcer le passage. Le roi me l’accorda.

Nous traversâmes le Bahr-al-Seghir, dispersâmes trois cents cavaliers arabes, puis continuâmes notre chevauchée en poursuivant les fuyards jusqu’au camp égyptien, suivis par le frère du roi, Robert d’Artois. Et nous fîmes grand massacre parmi les musulmans surpris.

Dieu et le courage des chevaliers du Temple, de ceux du comte de Salisbury et de Robert d’Artois, nous ont donné la victoire.


Mon père a levé la main avec solennité :

« Écoute-moi avec attention, Hugues de Thorenc, mon fils. Dieu juge aussi les hommes à leur sagesse, à leur prudence et à leur raison. Il reprend ce qu’Il a donné quand ceux qu’Il a distingués et aidés le déçoivent par leur démesure. »


Nous étions au milieu du camp égyptien dévasté. Nous devions attendre l’arrivée de l’armée conduite par le roi. Mais, devant nous, la forteresse de Mansourah paraissait s’offrir, portes ouvertes, pour accueillir les fuyards, sans fossés ni troupes pour la protéger.

C’était l’appât du diable, et, malgré nos avis, Robert d’Artois se précipita, entra dans la place. Que pouvions-nous faire, sinon charger à ses côtés et subir avec lui les milliers de traits d’arbalète que des tours et des terrasses nous envoyaient les défenseurs ?

Nous étions perdus dans un dédale de rues. Les Mamelouks nous désarçonnaient, nous égorgeaient. Et ainsi périrent Robert d’Artois, le comte de Coucy, le comte de Salisbury et près de trois cents chevaliers du Temple. Nous fûmes encerclés, nous battant à un contre dix. Dieu nous punissait de notre déraison, du pillage auquel s’étaient livrés, dès qu’ils étaient entrés à Mansourah, certains hommes d’armes oublieux de leur devoir et de la précarité de leur situation.

Ce n’est qu’à la fin de cette journée du 8 février 1250 que les troupes conduites par le roi réussirent à nous rejoindre et à faire fuir les Sarrasins.

Nous étions victorieux, mais les eaux du Bahr-al-Seghir charriaient des centaines de corps chrétiens, ceux des chevaliers qui s’étaient noyés en passant le gué, ceux qui étaient tombés en combattant.


J’ai vu le roi, son épée rouge de sang infidèle.

Il avait dû se dégager à grands coups de lame, chargeant à la tête des chevaliers.

« Jamais, me dit Jean de Joinville, je ne vis si beau chevalier, car il paraissait au-dessus de toute sa gent, les dépassant à partir des épaules, un heaume doré en son chef, une épée d’Allemagne à la main. »


57.

Hugues de Thorenc, mon fils, souviens-toi de la gloire et de l’héroïsme du roi, ce 8 février 1250, à Mansourah, car je vais devoir revivre avec toi un calvaire, cette retraite que nous fîmes, et comment nous laissâmes sur la route de Damiette les corps de la plupart de nos compagnons, et comment le roi fut pris par les Infidèles.

Quel peut être pire destin, pour un roi chrétien venu protéger l’héritage du Christ, la Terre sainte, que d’être rendu à merci aux Infidèles ?


Mon père avait des sanglots dans la voix et il me semblait parfois qu’il allait vomir de désespoir.

Dans les deux ou trois jours qui suivirent la bataille, poursuit-il, alors que nous étions encore à Mansourah, nous essayâmes d’aider le roi à surmonter la tristesse qu’il avait de la mort de son frère Robert d’Artois.


Un chevalier de l’ordre des Hospitaliers lui dit d’une voix rude :

« Hé, Sire, ayez bon réconfort, car si grand honneur n’advint jamais à un roi de France… Pour combattre vos ennemis, vous avez passé une rivière à la nage, vous les avez déconfits et chassés du champ de bataille, et avez pris leurs engins et leurs tentes où vous coucherez encore cette nuit ! »

J’entendis Louis remercier Dieu de ce qu’en effet Il lui avait donné, mais de ses yeux coulaient des larmes bien grosses.


Elles n’eurent pas le temps de sécher.

Les Infidèles attaquaient et je dus charger aux côtés du roi pour chasser les Sarrasins qui encerclaient le frère du roi, Charles d’Anjou. Et, plus tard, Alphonse de Poitiers, autre frère du roi, fut submergé d’assaillants et sauvé par les valets d’armes.

Les Infidèles surgissaient de toutes parts.

Leurs navires sillonnaient les bras du Nil, coulaient les embarcations chrétiennes, nous isolaient de Damiette.

Alors la disette nous accabla en même temps que l’eau pourrie nous gangrenait, faisant gonfler nos gencives et tomber nos dents.


J’ai soutenu de mes bras le roi qui voulait demeurer avec nous, s’opposant à ceux qui souhaitaient qu’il embarquât afin de regagner plus vite Damiette, même si le risque était grand de se heurter, là, aux navires égyptiens.


– Sire, lui disait son frère Charles d’Anjou, vous faites mal de résister aux bons conseils que vous donnent vos amis de monter dans un navire, car à vous attendre à terre, la marche de l’armée est retardée, non sans péril.

J’entendis le roi répondre :

– Comte d’Anjou, comte d’Anjou, si je vous suis à charge, débarrassez-vous de moi, mais je n’abandonnerai pas mon peuple !


On s’était remis en marche dans la nuit du 5 au 6 avril 1250. Les Infidèles nous poursuivaient.

J’étais avec le roi dans l’arrière-garde, et il était si las, dévoré par la fièvre, que nous le couchâmes dans l’une des maisons d’un petit village dont le nom me revient aujourd’hui : Munyat-Abu-Abdallah.

Je combattis dans la rue pour tenter de repousser les Sarrasins qui déferlaient.

Un chevalier, Gautier de Châtillon, tomba près de moi et je me réfugiai dans la maison où se trouvaient, autour du roi, ses frères et ses proches.

Sur mes pas, les Sarrasins entrèrent, brandissant les armes rougies du sang chrétien.

Le roi s’avança et à l’émir qui se présentait il demanda la vie sauve pour ses compagnons.

Les Infidèles le traitèrent avec respect, mais pillèrent les coffres, étalèrent le manteau d’écarlate rouge, brodé d’hermine, du roi de France pour les y déverser.


Les Sarrasins nous annoncèrent que l’armée du roi avait été défaite à Fariskur, à deux jours de marche de Damiette.

Le roi leur dit :

« Le Tout-Puissant sait que je suis venu de France jusqu’ici non pas afin d’obtenir pour moi des terres ou de l’argent, mais seulement pour gagner à Dieu vos âmes qui sont en péril. Si, accomplissant mon voeu, j’ai pris sur mes épaules ce dangereux fardeau, ce n’était pas pour mon avantage, mais pour le vôtre. »

Les Sarrasins l’écoutaient, attendant qu’un interprète, sans doute un marchand syrien, traduisît les propos du roi.

Ils riaient alors avant de cracher des mots avec une injurieuse violence.

– On pourra m’occire, ajouta Louis. On pourra m’extorquer de l’argent jusqu’à épuisement, mais jamais la ville de Damiette, conquise par un miracle divin, ne vous sera rendue !

Les rires et les exclamations des Infidèles qui savaient Damiette à nouveau entre leurs mains n’effacèrent pas l’orgueil que j’éprouvais à servir un roi, chevalier valeureux, homme de foi, que l’adversité ne brisait pas.

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