cinquième partie


(1214-1223)

« On rapporte qu’avant de mourir, Philippe appela auprès de lui son fils Louis et lui prescrivit de craindre Dieu et d’exalter son Église, de faire bonne justice à son peuple et surtout de protéger les pauvres et les petits contre l’insolence des orgueilleux. »

Henri de Thorenc,

après la mort de Philippe II Auguste, le Conquérant, survenue le 14 juillet 1223.


33.

« J’avais partagé avec Philippe Auguste les années de guerre », écrit Henri de Thorenc au lendemain de la mort du roi de France, survenue par la volonté de Dieu le 14 juillet 1223, neuf années après le dimanche de Bouvines, ce jour de victoire et de gloire pour le roi conquérant et tout son royaume.

Mon aïeul a tenu une chronique précise de ces dernières années du roi de France :



Philippe II Auguste, le Conquérant, fut sage et donc prudent, poursuit-il.

Moi qui l’avais vu si souvent, en quatre fois dix ans – la longue durée de son règne –, revêtir la cotte de mailles, le heaume, et chevaucher, le glaive brandi, moi qui l’avais vu, sur le plateau de Bouvines, en péril de mort, je le découvrais soucieux d’éviter d’engager sa personne et son royaume en de nouvelles guerres.

Il n’a plus revêtu son armure en ces neuf années. Il allait, paisiblement entouré de ses chevaliers, de l’un de ses châteaux à l’autre, de Paris à Melun, de Saint-Germain à Compiègne, de Saint-Denis à Anet.

Il voulait vivre en « grande paix » et ne rien risquer de perdre de ce qu’il avait conquis.

Il voulait encore agrandir le royaume et bâtir, au profit de la lignée capétienne, ce que les Plantagenêts avaient un temps possédé : un royaume à deux visages, anglais et français.

Mais il connaissait aussi le sort qu’avait réservé Dieu à Jean sans Terre, le Cruel.


Ses barons avaient imposé au roi d’Angleterre, le 15 juin 1215, une Grande Charte qui en faisait leur vassal. Et Jean sans Terre s’était écrié devant ses proches qui l’avaient répété, si bien qu’on l’avait appris à la cour de France :

« Maudite soit la misérable et impudique mère qui m’a engendré ! Pourquoi m’a-t-on bercé sur des genoux ? Pourquoi une femme m’a-t-elle nourri de son lait ? Pourquoi m’a-t–on laissé grandir pour mon malheur ? On aurait dû m’égorger, au lieu de me nourrir ! »


C’est moi qui, pour la plus grande satisfaction de mon roi, lui ai rapporté les mots exprimant cette colère désespérée de Jean sans Terre. J’ai vu Philippe Auguste sourire d’abord, puis, tout à coup, éclater d’un rire bruyant accompagné de grandes tapes données du plat des mains sur la table.

« On dit, ai-je repris, que les routiers qui sont à la solde du roi d’Angleterre se sont moqués de lui, le montrant du doigt : “Voici, ont-ils dit, le vingt-cinquième roi d’Angleterre, celui qui n’est plus roi, pas même roitelet, mais l’opprobre des rois. Voici le roi sans royaume, le seigneur sans seigneurie, celui dont la vue fait vomir, parce qu’il est devenu corvéable, la cinquième roue d’un chariot, un roi de rebut. Pauvre homme, serf de dernière classe, à quelle misère, à quel esclavage te voici réduit !”

J’ai ajouté que Jean sans Terre grinçait des dents, roulait des yeux furibonds, mordait et rongeait des morceaux de bois.

Philippe Auguste cette fois n’a pas ri, disant après un silence :

– Des routiers, des chiens de guerre ne doivent pas insulter et humilier un roi. Ils attentent à l’ordre voulu par Dieu. Un roi doit être obéi et respecté. Sinon, il faut que Dieu et les hommes sacrent un nouveau souverain.

J’ai vu s’avancer, après que le roi de France eut parlé, le prince Louis, fils héritier de Philippe.

– Sire, s’il vous plaisait, j’entreprendrais cette besogne, dit Louis.

– Par la lance Saint-Jacques, répond le roi, tu peux faire ce qu’il te plaît, mais je crois que tu n’en viendras pas à bout, car les Anglais sont traîtres et félons, et ils ne te tiendront pas parole.

– Sire, dit le prince Louis, que la volonté de Dieu en soit faite !


J’ai admiré l’habileté du roi de France. Il souhaitait que son fils Louis débarquât en Angleterre, tentât de s’y faire couronner roi, arguant que Louis était l’époux de Blanche de Castille, nièce de Jean sans Terre, et possédait par là des fiefs en Angleterre.

La prudence de Philippe Auguste était d’autant plus remarquable et signe de grande sagesse que ses ennemis étaient défaits. Au royaume de France, après le dimanche de Bouvines, les ennemis du roi, les vassaux félons avaient fait acte d’allégeance ou pourrissaient dans des cachots.


En grand et juste roi, Philippe Auguste n’avait pas recherché la vengeance cruelle, mais le châtiment impitoyable de la félonie. J’étais présent quand on lui amena Renaud de Dammartin, comte de Boulogne, pieds et poings liés.

Jamais je n’avais vu le roi de France afficher une telle expression de mépris. Il jeta à la face de Renaud toutes ses perfidies et termina par ces mots : « Voilà tout ce que tu as fait contre moi. Cependant, je veux bien t’accorder la vie, mais tu resteras emprisonné jusqu’à expiation complète de tes crimes. »

La fille de Renaud de Dammartin épousa Philippe Hurepel, le fils que Philippe Auguste avait eu avec Agnès de Méran et que le pape Innocent III avait légitimé.

Renaud était ainsi dépossédé de ses fiefs au bénéfice d’un Capétien, et privé de liberté.


Sur ordre de Philippe Auguste, j’ai rendu visite à Renaud de Dammartin dans son cachot du château de Péronne, puis dans celui du château de Goulet, en Normandie.

J’ai rapporté au roi ce que j’avais vu : un homme à la peau grise, au regard brillant de haine et de fièvre.

Renaud de Dammartin était rivé à la muraille par une chaîne longue seulement d’un demi-pas. Au milieu de cette chaîne s’en rattachait une autre de dix pieds de long, fixée à un tronc d’arbre que deux hommes auraient pu à peine porter.

– Il vit comme doit vivre un vassal félon, a dit Philippe Auguste.

Personne n’a osé demander grâce pour Renaud de Dammartin. Je me suis tu, moi aussi, alors que ma voix eût peut-être fléchi le roi de France.

Mais notre silence condamnait Renaud de Dammartin à l’emmurement.


Point de liberté non plus pour Ferrand, comte de Flandre.

Il était « ferré » dans l’un des cachots de la tour du Louvre où, sur ordre du roi, je l’allais visiter chaque mois.

J’ai vu le corps de Ferrand se couvrir de pustules qu’il tentait d’arracher comme s’il avait voulu se débarrasser d’une écorce moisie. Un sang aussi noir que ses ongles perlait au long de chaque griffure.

À mon retour, le roi m’interrogeait d’un simple haussement de sourcils. Je répondais d’une inclinaison de tête. Ferrand survivait comme un arbre qu’on laisse pourrir, et c’était ce que souhaitait le roi. Point de coup de hache sur la nuque des vassaux félons, mais le poids des chaînes et l’oppression d’une nuit que ne vient interrompre aucune aube.

Quant aux fiefs, villes et seigneuries du félon, ils tombent entre les mains du roi de France, les fortifications sont détruites, les fossés comblés, les enfants gardés en otages. Et la vie du prisonnier reste soumise au bon vouloir du roi : « Il sera fait du comte de Flandre selon la volonté du vainqueur, libre de lui accorder ou non la permission de se racheter. »


Je salue cette puissance mesurée de Philippe Auguste, mon suzerain.

Sa gloire flamboie et éclaire tout le royaume, pareil à la nef de la cathédrale de Chartres, haute et claire.

Le roi a versé deux cents livres, le coût de huit piliers, pour que la cathédrale honore par sa beauté, sa nef et ses flèches, ses arcs-boutants et ses vitraux, Dieu notre Seigneur dont le roi de France Très Chrétien est le chevalier.

Il est, je le proclame, fils de Charlemagne ; il est plus grand, plus glorieux qu’Alexandre et que César. Le Macédonien n’a triomphé que pendant douze ans, le Romain pendant dix-huit, tandis que lui, le Capétien, a vaincu ses ennemis pendant trente-deux ans, sans interruption.

Philippe II Auguste est bien Philippe le Conquérant.


34.

Henri de Thorenc le proclame ainsi dans sa chronique : Philippe Auguste mérite le nom de Conquérant.

Mais Henri, mon aïeul, fidèle vassal de Philippe, hésite à dévoiler les intrigues et les calculs de son roi. Il écrit avec prudence, craint la colère de Philippe dont il connaît les accès de violence. Il ne veut pas être enfoui dans un des cachots de Péronne ou de la tour du Louvre.

Philippe Auguste est mort en 1223, et son fils Louis VIII en 1226. J’écris en cette année 1322. Le temps a coulé. J’ai l’audace de celui que protège l’armure des années.



Moi, Hugues de Thorenc, je puis donc dire à voix plus forte que Philippe voulait conquérir le royaume d’Angleterre, et que cette fois il avançait caché par son fils Louis.

Il faisait mine de le désavouer mais, en fait, le soutenait et même suscitait ses ambitions.

Philippe Auguste oeuvrait pour sa lignée capétienne.

En 1214, glorieuse année de Bouvines, Louis lui avait donné un petit-fils qui porterait lui aussi le nom de Louis, le Neuvième. Devenu roi de France, Louis IX le Juste sera même sanctifié.

La lignée était ainsi assurée de son avenir ; afin d’accroître sa puissance, encore fallait-il augmenter le domaine royal. Telle était la raison majeure de la conquête de l’Angleterre et du projet d’asseoir sur le trône de Londres Louis le Huitième, futur roi de France comme son fils aîné, Louis IX.


Pour la réussite de cette entreprise, Philippe Auguste accepta tout à coup de renoncer à ce divorce d’avec la reine Ingeburge pour lequel il avait, durant deux fois dix ans, défié le pape Innocent III. Car il avait besoin de l’alliance danoise et Ingeburge appartenait à la famille royale du Danemark. L’admettre enfin comme reine de France, c’était, espérait le roi, disposer des bateaux de ce pays, capables de transporter les chevaliers français en Angleterre.

Jadis chassée, répudiée, enfermée, Ingeburge était redevenue « sa très chère femme ».

Mais ce revirement, cette soumission au voeu du souverain pontife n’entraîna pas, comme Philippe Auguste l’escomptait, l’appui de Rome.

Le légat d’Innocent III déclara : « L’Angleterre est propriété de l’Église romaine en vertu du droit de seigneurie. »

Ici, Henri de Thorenc fait entendre mieux que je ne saurais le faire la voix tonnante de Philippe Auguste, qui, le visage empourpré, réplique au légat :

« Le royaume d’Angleterre n’a jamais été le patrimoine de saint Pierre ni ne le sera. Le trône est vacant depuis que le roi Jean a été condamné dans notre cour comme ayant forfait par la mort de son neveu Arthur. Enfin, aucun roi ni aucun prince ne peut donner son royaume sans le consentement des barons qui sont tenus de défendre ce royaume. Et si le pape a résolu de faire prévaloir une pareille erreur, il donne à toutes les royautés l’exemple le plus pernicieux. »


Le lendemain, devant l’assemblée des barons et chevaliers, le prince Louis, accompagné de son épouse Blanche de Castille, prend place aux côtés de son père.

« J’ai saisi, écrit Henri de Thorenc, le regard de feu jeté par Louis sur le légat du pape quand ce dernier l’a prié de ne pas se rendre en Angleterre et a ajouté, tourné vers le roi, que Philippe Auguste devait s’opposer au départ de son fils. »

Philippe Auguste répond. Mais Henri de Thorenc n’ose écrire que l’habileté du roi de France cache ici le mensonge :

« J’ai toujours été dévoué et fidèle au Seigneur pape et à l’Église de Rome, déclare le roi de France. Je me suis toujours employé efficacement à ses affaires et à ses intérêts. Aujourd’hui, ce ne sera ni par mon conseil ni par mon aide que mon fils Louis fera quelque tentative contre cette Église. Cependant, s’il a quelque prétention à faire valoir sur le royaume d’Angleterre, qu’on l’entende et que ce qui est juste lui soit accordé ! »


Philippe Auguste a deux langues dans la bouche.

Il sait fort bien que l’épouse de Louis, Blanche de Castille, est nièce de Jean sans Terre, et qu’elle peut prétendre à une part de l’héritage Plantagenêt. Et nul n’est dupe quand, tête baissée, il écoute Louis lui dire sur le ton d’une déférente protestation :

« Seigneur, je suis homme lige pour le fief de l’Artois, mais il ne vous appartient pas de rien décider au sujet du royaume d’Angleterre… Je vous prie de ne vous opposer en rien à la résolution que j’ai prise d’user de mon droit, car je combattrai pour l’héritage de ma femme jusqu’à la mort s’il le faut ! »

Puis Louis se lève et s’en va avec son épouse et ses chevaliers.

Furieux, le légat demande au roi un sauf-conduit jusqu’à la mer.

– Je vous le donne volontiers pour la terre qui m’appartient, répond le roi de France. Mais, ajoute-t-il en souriant, si par malheur vous tombez entre les mains d’Eustache le Moine ou des autres hommes de mon fils Louis qui gardent la mer, vous ne me rendrez pas responsable des choses fâcheuses qui pourront vous arriver.

Le légat, qui sait qu’Eustache le Moine est un pirate au service du royaume de France, se retire tout en colère.


Philippe Auguste se soucie comme d’une guigne de l’indignation du légat. Il n’imagine pas qu’on va le croire quand il prétend saisir le fief d’Artois, qui appartient à Louis mais dont il est le suzerain. Il veut seulement sauver les apparences. Il pourra dire qu’il châtie Louis pour ses ambitions anglaises.

Mais il laisse son fils réunir douze cents chevaliers, tous hommes du roi, tous héros du dimanche de Bouvines.

Louis lève au nom du roi une taxe de guerre qui remplit ses coffres et lui permet de recruter sergents et chevaliers « soldés ».

Le prince et son armée peuvent débarquer, le 21 mai 1216, et entrer dans Londres.

« J’ai vu le roi heureux, écrit Henri de Thorenc. Le pape avait excommunié Louis, mais les barons et évêques anglais s’étaient ralliés à lui. »


Cependant, le sort des hommes est comme le ciel : changeant.

La mort saisit le pape Innocent III le 16 juillet 1216. Elle emporte Jean sans Terre le 19 octobre de la même année. Son fils de neuf ans est sacré roi d’Angleterre, et les évêques et barons anglais se détournent de Louis pour cet enfant, devenu Henri III.

Les légats décrètent que tous les chevaliers qui le soutiendront pourront porter une croix blanche sur la poitrine et seront chevaliers du Christ.

L’Angleterre devenait par là Terre sainte qu’il fallait défendre contre Louis, l’excommunié.


Le sort et le ciel devinrent orageux.

Les Français du prince Louis furent battus sur terre comme sur mer.

Il y aurait donc un royaume de France et un royaume d’Angleterre, séparés. Le roi d’Angleterre, Henri III, garderait la possession de la Saintonge et de la Gascogne.

Le traité de paix conclu à Chinon en 1214 fut renouvelé.

Mais qui décide du destin des hommes et des traités ?


35.

« L’Angleterre restait donc royaume et Philippe Auguste, s’il n’avouait pas qu’il avait soif, se passait la langue sur les lèvres comme quelqu’un qui a la bouche sèche. »

C’est Henri de Thorenc qui ose ainsi dépeindre le roi qui vient de recevoir à la cour de France son fils vaincu par les Anglais. Il ne lui en fait point reproche, mais parle d’une voix rauque :

« Ce qui ne se récolte pas au nord du royaume doit se cueillir au sud », dit-il.

Louis, qui jusqu’alors a gardé la tête baissée, comme un coupable qui craint la sentence, se redresse.

Il se souvient. En l’an 1215, avant de partir conquérir l’Angleterre, il avait chevauché à la tête d’une armée de chevaliers pour mener lui aussi croisade contre les Albigeois. Il avait aidé Simon de Montfort à conquérir Toulouse. L’abbé de Castres lui avait remis une relique : la mâchoire de saint Vincent.

« Louis, fils du roi de France, écrivit Henri de Thorenc, fut très bien accueilli et fêté par son père et par les autres. Il est venu en France sur son cheval arabe et conte à son père comment Simon de Montfort a su se pousser et s’enrichir. Le roi ne répond mot et ne dit rien. »

Mais, cette fois, Philippe Auguste, le Conquérant, parle et répète : « Ce qui ne se récolte pas au nord du royaume doit se cueillir au sud. »

Les Toulousains se sont révoltés contre Simon de Montfort. Raimond VI, comte de Toulouse, a recouvré sa ville, et le nouveau pape Honorius III supplie Philippe Auguste d’entrer en croisade contre les hérétiques qui veulent faire – et c’est parole sacrilège et diabolique – de Toulouse la « Rome Cathare ».

« Il faut attendre le moment, guetter le signe », indique Philippe Auguste. Puis, plus bas, il ajoute, la main posée sur l’épaule de son fils comme pour l’adouber à nouveau : « Louis, tu porteras la croix. »

Oubliées l’Angleterre et l’excommunication ! Le pape Honorius III a besoin de croisés. On extirpera l’hérésie en brûlant et en crevant les corps, puisque la prédication ne permet que de la chasser des âmes !


Le signe est venu le 25 juin 1218.

Un messager a apporté la nouvelle : Simon de Montfort, qui avait mis le siège devant Toulouse, a été frappé par une pierre lancée par une machine de guerre, un mangonneau manoeuvré par des femmes de la ville.

« La pierre alla tout droit où il fallait, et frappa si juste le comte de Montfort sur le heaume d’acier qu’elle lui mit en morceaux les yeux, la cervelle, les dents, le front, la mâchoire, et le comte tomba à terre, sanglant et noir. »

Louis le Huitième du nom pouvait se mettre en chemin à la tête des chevaliers du royaume de France.


Ils rejoignirent devant Marmande les sergents et chevaliers d’Amaury de Montfort, fils de Simon de Montfort.

La garnison de Marmande avait fait reddition et l’on tenait conseil sous la tente de Louis. Les habitants avaient jusqu’au bout combattu aux côtés des hérétiques.

– Ils le sont tous ! dit un évêque.

Et l’on se souvint du siège et du massacre de Béziers. On ne répéta pas « Tuons-les tous, Dieu reconnaîtra les siens », mais on décida qu’il fallait préserver la vie du comte d’Astarac qui avait commandé la défense de la ville.

Il ne fut rien dit des habitants, mais ce silence valait mort.

« On tua tous les bourgeois avec les femmes et les petits enfants, tous les habitants, au nombre de cinq mille », précise le chroniqueur Guillaume le Breton.


Mon aïeul, Henri de Thorenc, ne se contente pas de ces deux lignes :

« Un évêque, écrit-il, demanda que les habitants fussent tous mis à mort comme hérétiques. Aussitôt, le cri et le tumulte s’élèvent. On court dans la ville avec des armes tranchantes, et alors commence l’effroyable tuerie. Les chairs, le sang, les cervelles, les troncs, les membres, les corps morts et pourfendus, les foies, les poumons brisés gisent par les places comme s’il en avait plu. La terre, le sol, la rue sont rouges du sang répandu.

Il ne reste ni hommes, ni femmes, jeunes ou vieux, aucune créature n’échappe à moins de s’être tenue cachée. La ville est détruite et le feu l’embrase.


« J’étais aux côtés du prince Louis de France, poursuit Henri de Thorenc, quand la fumée des incendies qui ravageaient Marmande et transformaient la ville en gigantesque bûcher a obscurci le ciel.

C’était un mauvais présage. Les morts de Marmande allaient nous poursuivre.

J’ai craint pour la vie de Louis le Huitième, car même s’il n’avait pas donné l’ordre du massacre, il l’avait laissé accomplir. Et aucun de nous, qui l’entourions sous la tente, n’avions élevé la voix.

Je pense encore qu’il n’y a pas de place pour les hérétiques dans le royaume de France. Mais j’ai entendu les cris des enfants et de leurs mères qu’on égorgeait comme des pourceaux.

Or Dieu les avait faits à notre image.

Et, durant les nuits sans sommeil, j’ai imaginé que le Diable nous avait empoisonné l’esprit et crevé les yeux.


« Dieu a-t-Il voulu nous punir pour les bûchers dans lesquels nous avions jeté nos frères humains égarés ?

Raimond de Toulouse remporte toutes les batailles contre l’armée d’Amaury de Montfort.

Nous dressons notre camp sous les murs de Toulouse, mais en vain, puisque la ville résiste et que les machines de guerre des hérétiques nous accablent de leurs pierres et de leurs traits.

Le 1er août 1219, Louis décide de regagner le royaume de France.


« Je l’avais devancé, annonçant à Philippe Auguste qu’Amaury de Montfort léguait ses domaines au roi de France.

Je m’étonnai de l’impassibilité avec laquelle il accueillit ce don qui augmentait encore le domaine royal.

N’avait-il pas dit qu’il fallait récolter au sud ce qu’on n’avait pu moissonner au nord ?

“Amaury de Montfort me donne ce qu’il ne peut garder”, murmura le roi.

Puis il se leva, les mains sur ses reins comme pour contenir une souffrance.

Il ordonna que deux cents chevaliers et dix mille hommes à pied se missent en marche, pour gagner le Languedoc, sous les ordres de l’archevêque de Bourges et du comte de la Marche.

“Nous devons certes accepter ce que le destin nous donne, ajouta-t-il, mais il faut goûter avant d’avaler. Il suffit d’une goutte de poison pour mourir.” »


36.

La mort est venue se glisser dans le corps du roi en ces jours de septembre 1222 alors que s’achevait sa cinquante-septième année de vie.

Durant ces derniers mois, jusqu’à ce que, le 14 juillet 1223, à Mantes, la mort le saisisse, je ne l’ai pas quitté, couchant devant sa chambre, le couvrant de laine et de fourrure quand la fièvre le faisait grelotter, lui servant à boire, épongeant son front couvert de sueur. Il avait froid et brûlait, murmurant que cette maladie – il tenait à ce que je m’en souvienne – s’était emparée de lui en Terre sainte, qu’elle était comme un remords qu’il gardait en lui, pour n’avoir pu délivrer le Saint-Sépulcre.

Et maintenant il lui fallait combattre devant Dieu, qui jugerait. Et Dieu serait d’autant plus sévère qu’Il lui avait accordé longue vie et long règne.

« Je dois me préparer », avait répété, chaque jour de ces dix derniers mois, Philippe Auguste.



Henri de Thorenc ne mentionne pas le présage céleste dont parlent d’autres chroniqueurs.

Je rapporte ici leurs écrits qui, tous, décrivent le passage d’une comète d’un rouge éclatant qui ne s’efface que lentement, laissant le ciel embrasé.


On prie dans toutes les églises et abbayes du domaine royal, se borne à indiquer Henri de Thorenc. Certains prédicateurs annoncent la guérison prochaine du roi, d’autres supplient le Seigneur de l’accueillir parmi les saints, car le roi fut bon et juste.

J’atteste que, durant ses derniers mois de vie, son âme fut tout entière occupée de donner à ceux qui étaient dans le besoin et qu’il ne pourrait plus aider de ses deniers. Je l’ai entendu dire à son fils Louis, qui lui succéderait, de « n’employer les ressources du Trésor qu’à la défense du royaume ».

Et, plus tard, à son petit-fils, futur Louis le Neuvième, il ajouta d’une voix ferme, malgré le souffle qui déjà lui manquait :

« Il faut récompenser ses gens, l’un plus, l’autre moins, selon les services qu’ils rendent. Nul ne peut être gouverneur de sa terre s’il ne sait aussi hardiment et aussi durement refuser ce qu’il sait donner. »


Sous sa dictée, poursuit Henri de Thorenc, j’ai recueilli son testament. Le parchemin, la plume et l’encre étaient toujours prêts sur un pupitre placé au pied de son lit. Mais Philippe Auguste ne dictait que quelques lignes chaque matin, comme s’il avait besoin de l’obscurité et du silence de la nuit pour les méditer.

« Je lègue bracelets et bagues, pierreries et joyaux à l’abbaye de Saint-Denis où mon corps reposera aux côtés des rois de ma lignée capétienne.

« Je lègue mille pièces d’or aux fidèles du Christ qui vivent en Syrie.

« Je lègue mille pièces d’or aux pauvres, et tout autant à l’Hôtel-Dieu de Paris qui les accueille.

« Je lègue cinq mille livres aux sujets du royaume de France que j’ai, j’en fais repentance, injustement dépouillés pour pouvoir défendre et agrandir le domaine royal.

« Je n’oublie ni la reine Ingeburge, ni Philippe Hurepel, mon fils légitimé, issu d’Agnès de Méran. Que Dieu veille sur l’âme de celle dont j’ai partagé la couche. »


« C’est le 10 juillet 1223 qu’au château de Pacy-sur-Eure, Philippe Auguste le Conquérant me dicta la dernière phrase de son testament.

Le lendemain 11 juillet, on le saigna, ce qui lui donna un regain de vie.

Il décida de se rendre à Paris où, en présence de Conrad, cardinal-légat du pape, se tenait concile afin de décider des mesures qui permettraient de terrasser l’hérésie albigeoise, ce serpent qui continuait de se repaître des âmes des habitants du Languedoc et du pays de Toulouse.

Évêques et archevêques du royaume de France se trouvant ainsi assemblés, Philippe Auguste voulait s’adresser à eux.

Mais, le 12 juillet à l’aube, il commença d’étouffer, battant des bras, le corps dévoré par la fièvre.

On lui administra les derniers sacrements.

Il somnola, demanda qu’on le conduise à Paris où il voulait mourir. Mais, je l’ai dit, la mort se saisit de lui à Mantes, ce vendredi 14 juillet 1223.


« Je rapporte les derniers propos qu’il tint à son fils Louis le Huitième :

« Il faut craindre Dieu et exalter son Église, faire bonne justice à son peuple et surtout protéger les pauvres et les petits contre l’insolence des orgueilleux. »


Je me suis recueilli devant le corps du roi cependant que s’élevaient dans toute la ville les lamentations et les cris de douleur.

Puis on oignit le corps qui fut porté sur une litière jusqu’à Paris.

La porte de la ville franchie, les porteurs déposèrent la litière après avoir parcouru la distance de trois traits d’arbalète. Et, en ce lieu où d’autres porteurs hissèrent la litière sur leurs épaules, on élèverait une église.

J’ai marché dans les premiers rangs de la procession jusqu’à l’abbaye de Saint-Denis où les moines l’ensevelirent à côté du roi Dagobert.

Durant la messe de Requiem célébrée en présence du cardinal-légat Conrad, de l’archevêque de Reims et de tous les clercs réunis à Paris pour le concile, je n’ai cessé de regarder le visage du roi.

Il n’était pas altéré après seulement un jour passé au royaume des morts.

Son corps habillé d’une tunique et d’une dalmatique était recouvert d’un drap d’or.

Sa tête portait couronne, et il tenait le sceptre à la main.

Comme si la mort avait été impuissante à interrompre son règne.

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