— La voiture que vous avez demandée, Excellence ! m’avertit l’aimable réceptionnaire.
Je rêvassais en caressant la main moite de Vahi. Pas rancuneuse, mon inassouvie. Je lui ai fait remballer ses charmes en cinq sec, prétextant une affaire urgente, et elle a obtempéré sans rechigner, alors que dans la chambre voisine se déclenchait une bacchanale béruréenne du feu de Dieu occulte.
— Tu as le temps de venir avec moi jusqu’à l’aéroport, ma petite biche ? lui demandé-je tout de go.
Elle hoche la tête.
— Oui, je peux.
La chaleur, hors du Châh Abbâs hôtel, est démentielle. J’ai l’impression que les trottoirs se fendillent. Un bel athlète en uniforme persan me flanque un sourire à la Omar Sharif sous son bonnet d’astrakan.
Par ici, Excellence !
Son bras galonné me désigne une Hillman blanche stationnée à l’ombre illusoire d’un platane pas plus gros qu’un plumeau. Un gentil vieillard courageusement vêtu d’un complet croisé s’active sur le capot éblouissant afin d’en chasser un point noir. Il souffle dessus et frotte a l’aide de son mouchoir d’un air extrêmement ennuyé.
En m’apercevant, il rengaine sa pochette de soie et se précipite.
— Mostaclaouhi, monsieur, se présente-t-il. Je suis ravi d’avoir à piloter un Français. J’adore la langue française. J’adore la France. Et la main que vous voyez là…
— À touché le général de Gaulle ? coupé-je.
Il laisse retomber son sémaphore.
— Vous le saviez, monsieur ?
— Ça se voit encore, dis-je. Ce n’est plus n’importe quelle main.
Il regarde ses cinq doigts d’un œil indécis, comme s’il y cherchait des stigmates. Puis, changeant de sujet, il ouvre la portière de son auto.
— Il m’est agréable d’étrenner cette voiture neuve avec un homme tel que vous, monsieur. Parisien ?
— Jusque dans la doublure de mon veston, opiné-je. Vous voulez bien me conduire à l’aéroport ?
— Certes, acquiesce l’aimable vieillard. Mais je pourrais auparavant faire un détour pour vous montrer le tombeau de notre grand poète Saâdi ? C’est un lieu de recueillement, qui…
— Plus tard, laissé-je tomber assez sèchement.
Il a une courbette. Il fonctionne par saccades, le père Mostaclaouhi. On le dirait à ressort. Son crâne déplumé est tout blanc malgré l’intensité du mahomed, preuve qu’il porte un chapeau en permanence. Une couronne de cheveux blanc et mousseux, à la Einstein, frissonne quand il se déplace comme le jeune blé dans la brise. Il possède un gros pif parcouru de fines rides et agrémenté de points noirs qui ressemble à une fraise gâtée. Ses yeux bleus sont bourrés de candeur. Ayant reclaqué délicatement les portières sur nous, il s’installe au volant et met sa tuture en marche avec des gestes de gastronome à table.
— Comment trouvez-vous cette automobile, monsieur ? Formidable, n’est-ce pas ? Quel confort ! Quelle souplesse ! Un moelleux ! Une finition ! Toute ma vie j’ai rêvé de posséder une voiture pareille !
« Je l’ai touchée hier. Trente années d’économies ! Mais quelle classe ! L’habitabilité est parfaite, la visibilité totale ! Freins à disques à l’arrière, monsieur ! À disques ! »
Je constate, en le matant par le rétro, qu’il a les larmes aux yeux. Il prend son panard avec sa caisse à roulettes, Mostaclaouhi. Une nature ! Il fait l’amour avec une bagnole.
— Je ne me suis jamais marié, reprend le bavard. Il fallait choisir : une épouse ou une auto. La vie est dure par ici. Moins depuis que notre cher Châh a redressé l’économie et permis à l’ouvrier spécialisé de gagner l’équivalent de deux cents francs par mois, mais l’automobile reste un luxe, une extravagance. Je me la suis permise, cette folie. À force de privations, d’ascétisme ! Monsieur, je hais l’Angleterre, mais j’aime ses voitures. Écoutez le moteur, monsieur, écoutez-le bien : on ne l’entend pas ! Et cette maniabilité, dites !
Il donne un coup de volant pour croiser sur sa droite un camion qui survenait en sens inverse.
Du velours ! affirme-t-il. Seul ennui, un point noir à l’avant du capot. Crotte de mouche ? Éclaboussure de goudron ? Mystère ! Mais j’en aurai le cœur net. Demain je la reporterai à l’usine. J’ai trop attendu cet instant pour laisser ternir ma joie par un point noir.
In petto je me dis qu’il ferait mieux d’ôter ceux qui lui poinçonnent le blair.
Le paysage défile mollement sous nos yeux. Partout ce n’est que maisons basses, fumantes dans la chaleur. Population en léthargie au bord de caniveaux boueux, dômes de mosquées dont les mosaïques bleues et les vertes scintillent dans la lumière démoniaque.
Tandis que Mostaclaouhi continue de célébrer les voluptés automobiles, je gamberge en caressant la cuisse ferme de Vahi. Voilà que l’action s’est déplacée à Ispahan. Je croyais que mes lascars guignaient les joyaux de la couronne, mais il faut croire que non. Je décide de ne plus les lâcher d’une semelle et d’avoir une sérieuse explication avec eux dans un avenir pas trop lointain.
— L’aéroport, monsieur, déclare mon chauffeur de sa voix cérémonieuse. Magnifique réalisation, n’est-il pas vrai ?
Je louche sur un petit bâtiment blanc qui ressemble à l’Uniprix d’un centre commercial de banlieue.
— Une pure merveille, conviens-je. Quel style, quelle hardiesse dans la conception !
Mostaclaouhi hésite un peu.
— Je me suis laissé dire que c’était le cinquième du monde, qu’en pensez-vous, monsieur, vous qui voyagez ?
— Peut-être pas le cinquième, tranché-je, mais probablement le sixième. En tout cas, à coup sûr le premier d’Ispahan !
— Vous entrez ?
— Non, nous allons nous placer face à la sortie si vous le voulez bien et attendre le prochain avion.
— Vous venez chercher quelqu’un ?
Je regrette d’être affligé d’un conducteur bavard. Il eût été préférable que je louasse une auto sans chauffeur, mais il n’y en avait pas de disponible avant le surlendemain.
Je décide alors de jouer une partie de mes brèmes et j’aboule ma carte de matuche.
— Vous êtes de la police française ! s’égosille le petit vioque.
— Chargé d’assurer la sécurité d’un haut fonctionnaire venu négocier en Iran des accords secrets de la plus haute importance. Je compte sur votre discrétion à tous deux, n’est-ce pas ?
— Seigneur ! Je vous suis dévoué corps et âme ! s’empresse Mostaclaouhi. Je dis bien : corps et âme !
Vahi se blottit contre moi, roucoulante d’extase. C’est bath un pays où les poulardins sont considérés comme des rois mages et non comme des vaches !
Dans le hall, un haut-parleur de kermesse nasille des trucs dont chaque mot commence par un « h » aspiré.
— L’avion de Téhéran, déclare Vahi qui a l’ouïe fine.
Fectivement, un gros zinc à hélices racheté probablement d’occase à un gouvernement centre-africain, commence sa descente sur Ispahan. Il circonvolutionne et se pose sans trop de bavures. Une sourde inquiétude me point : les deux dégourdis sont-ils à bord ?
Ils y sont.
Je les retapisse avant même qu’ils n’aient atteint le bâtiment. Ils marchent d’un pas pressé sur la piste de ciment au ras de laquelle flotte une brume huileuse. King a une légère avance sur son vénérable compère. Il devance le groupe des passagers et même l’hôtesse convoyeuse, en homme pressé d’arriver où il va.
Lorsque les acolytes réapparaissent sur l’esplanade après avoir traversé le hall d’arrivée, je ne peux m’empêcher d’admirer King, beau comme une vedette de cinoche avec son complet blanc et sa chemise noire. Prof, lui, porte le même costar noir, fatigué, les mêmes sandales disloquées, le même bada à bord roulé de petit notaire de province.
Ils ne doivent pas avoir de bagages puisqu’ils sortent sans attendre le délestage de l’avion. L’un et l’autre coltinent une mallette de cuir noir tout juste apte à héberger un pyjama et un rasoir. Probablement ne font-ils qu’un bref aller-retour à Ispahan ? À moins qu’ils n’aient confié leur ticket à un type chargé de récolter leurs valoches ?
Plantés dans la lumière, ils tournent la tête de gauche à droite comme s’ils espéraient quelqu’un. Peut-être cherchent-ils un taxi ?
Non, car voici qu’une énorme limousine du genre Bentley rafistolée se dégage du parking proche et s’approche d’eux. Elle est conduite par un gros mec à quadruples bajoues, en polo noir, affublé de gigantesques lunettes à verres bleus, larges comme les hublots d’un bathyscaphe.
La guinde stoppe au niveau des deux arrivants. Bref conciliabule. Prof et King montent à bord du véhicule qui repart cahin-caha par des routes saupoudrées de poussière blanche.
— On les suit, dis-je.
Mostaclaouhi opine.
— Lequel était le haut fonctionnaire ? s’informe le gentil vieillard.
— Le plus âgé.
Un haut fonctionnaire aux pinceaux nus dans des sandales crevées, il savait pas que ça existait, le brave homme.
— C’est un homme très simple, dis-je. Il ne paie pas de mine, mais sa valeur est grande.
— Vous pensez que la police iranienne n’est pas à même de veiller à sa sécurité ? demande-t-il d’un ton de reproche.
— Simple routine administrative, riposté-je. Ça me permet au moins de visiter la Perse.
À la voir traverser le terre-plein, on la jugeait au bout de son rouleau, la Bentley. Elle faisait pièce de musée. Seulement une fois sur une route dégagée, oh pardon, vous materiez la manière dont elle déhote : une vraie météorite ! En un clin d’œil il ne reste d’elle qu’un nuage, une tornade blanche qui se convulsionne au bout de ma route.
— Appuyez ! Appuyez ! aboyé-je.
— Mais je suis en rodage ! déplore Mostaclaouhi.
— M’en fous, mettez toute la sauce !
— Une voiture de ce prix-là, monsieur ! Vous n’y songez pas !
— Le rodage est une notion périmée, certifié-je, les moteurs sont passés au banc d’essai avant d’être livrés. Pour assurer la longévité de la voiture il convient au contraire de les dégommer.
— Vous croyez ? balbutie l’autre en risquant un timide 80.
— Parole d’homme. Sinon vous pilotez un veau, mon cher. Voyons, vous n’avez pas économisé toute votre vie l’argent nécessaire à l’achat de ce bolide pour conduire en fin de compte une brouette ! À fond, nom de Dieu ! À fond !
Il gémit, hoche la tête, serre les dents, respire par le nez, mais augmente l’allure. On cogne le cent à présent.
Mostaclaouhi se tient les bras écartés au-dessus de son volant, comme une poule écarte les ailes pour mieux envelopper les œufs qu’elle doit couver. Bientôt on réaperçoit la Bentley à l’entrée de la ville.
— Bravo, dis-je. Elle a du répondant votre chignole ! Je vous promets de grandes joies, monsieur Mostaclaouhi.
Vahi qui n’en casse toujours pas une broque paraît toute chavirée par cette pointe de vitesse. La tuture, vous parlez, c’est pas son mode de locomotion. Sortie du trivespasien de son dabe, elle connaît que le train onze, la jolie. Pedibus ! Ou peut-être à dos de bourricot. J’ai pas bien vu, mais ils devaient sûrement avoir un aliboron derrière leur cahute.
— Ils prennent le boulevard extérieur, annonce le pauvre chauffeur.
— Ne vous gênez pas pour en faire autant, l’exhorté-je.
On se met à rouler le long de la rivière dont la rive, à cet endroit, est plantée d’arbres bien taillés. À main droite se succèdent d’opulentes propriétés posées sur des étendues gazonneuses.
— Pas dégueu, le coin, remarqué-je.
— Quartier résidentiel, dit le chauffeur. Les plus grosses fortunes d’Iran… Ils s’arrêtent, monsieur, que dois-je faire ?
— Continuez comme si de rien n’était…
Il dépasse la Bentley au moment où King et Prof en descendent. Au passage j’ai le temps d’apercevoir une grille de fer forgé, puis au-delà un jardin digne des Mille et Une Nuits, plein de roses, d’orangers, d’azalées et de vasques glougloutantes. Tout au fond s’élève une construction à l’architecture semi-orientale.
— C’est chez qui, ici ? demandé-je.
— Chez le prince Anârchi, renseigne Mostaclaouhi.
— Et que fait-il, dans l’existence, ce personnage ?
— Il est prince, monsieur ! répond le chauffeur. C’est une situation qui n’exige pas, chez nous du moins, qu’on en ait une autre.
Je mate le comportement de la Bentley par la lunette arrière. Elle vient de repartir, preuve que mes lascars sont pour un bon moment chez le prince.
— Ralentissez, je vous prie.
La vénérable Bentley nous double.
— Et maintenant, que dois-je faire ? bécaudise mon valeureux pilote.
Vous connaissez les décisions spontanées de votre San-A. mes toutes belles ? À l’emporte-pièce, il pense, le beau commissaire.
— Suivez cette auto !
— Mais cependant, monsieur, votre haut fonctionnaire…
— S’il vous plaît ! préempté-je.
Soumis, le vieux bonhomme entreprend de filer le train à la grosse guinde. Cette fois il n’a pas à se forcer car la Bentley roule maintenant à l’allure d’un carrosse anglais remontant le Mail.
La petite main fureteuse de Vahi se faufile le long de ma jambe. Elle me coule, presque pudiquement, une caresse hardie, puis chuchote à mon oreille :
— Quel jeu jouez-vous ?
Sa première question. Je la regarde, il y a comme des bulles de champagne dans ses grands yeux voluptueux.
— Je fais mon travail, ma chérie.
— Justement, quel est-il ?
— Je vous l’ai dit !
Elle secoue lentement la tête :
— Non !
— Mais…
Elle pose ses doigts sur ma bouche.
— Taisez-vous, je n’aime pas le mensonge…
Je me tais. Étrange filature. Pourquoi suis-je cette solennelle guimbarde, alors qu’elle ne contient plus les hommes que je dois surveiller ? Pourquoi aussi ai-je emmené Vahi avec moi, alors que mon boulot est déjà d’une rare délicatesse ? Je me demande souvent quels étranges mobiles me poussent en secret à accomplir des actes irraisonnés. Un instinct ? Des prémonitions ? Facile comme explications. Et pourtant…
Nous circulons à présent dans des rues étroites et populeuses où flottent des odeurs de friture et d’épices.
— Le quartier arménien, m’annonce Mostaclaouhi. Il est bruyant parce qu’on y boit du vin. Partout ailleurs on est musulman… Voici la cathédrale Saint-Sauveur, vous remarquerez son style byzantin, n’est-ce pas…
Un bon guide, Mostaclaouhi ; consciencieux, pas bête… Seulement ce que je remarque surtout c’est que la Bentley vient de ralentir et qu’elle manœuvre pour pénétrer dans la cour d’un immeuble miséreux.
— Stop !
J’ai lancé l’ordre à pleine voix, ce qui a fait sursauter notre conducteur. À son âge, un chauffeur néophyte a des réflexes cotonneux. Il a filé un coup de volant sur sa gauche, au moment précis où un camion bringuebalant nous croisait.
On entend un brzzzzzouing inquiétant.
— Oh ! Non ! Non ! Impossible ! Pas vrai ! Je veux pas ! s’écrie le malheureux en stoppant.
Le reste, il le clame, le balbutie, le sanglote en fârci, mais je continue d’en apercevoir le sens. Comme un fou, il se jette hors de sa voiture neuve, la contourne et se met à taper du pied tout en se tenant la tête à deux mains et en poussant des cris de pleureuse professionnelle.
— Mon auto ! Ma chérie ! Mon amour ! Déjà ! Non ! Ce n’est pas juste. Allah me maudit ! Il me rejette !
Je cours m’informer. Une laide estafilade traverse la carrosserie sur toute sa longueur.
— Ce n’est rien, affirmé-je. Une plaisanterie pour un carrossier, mon bon ami. Je vous paie la réparation et vous avez ma parole d’honneur qu’il n’y paraîtra plus.
Mes paroles consolatrices endorment un peu sa peine.
— Vous en profiterez pour faire disparaître le vilain point noir qui défigure votre capot, renchéris-je.
Là-dessus je m’approche de la cour merdeuse où vient de se ranger la Bentley. Son conducteur klaxonne avec impatience. Y a toute une marmaille autour de l’engin. Des mômes guenilleux, aux crânes tondus à zéro, pleins de croûtes, de crasses et de hardes.
Tout à coup, la horde de gamins piailleurs fait silence. Une porte vient de s’ouvrir et un personnage singulier s’avance dans la lumière. Jamais vu un zig aussi mal fichu que ce bonhomme. Il est grand, il a une grosse tête au nez camard. Des bras courts qui le font ressembler à un pingouin. Il marche à pas très menus, comme s’il avait les jambes partiellement entravées. Un presque infirme sans doute ? Malgré la chaleur, il porte un long imperméable boutonné jusqu’au cou. L’être en question cause un malaise indéfinissable car il a je ne sais quoi de monstrueux. Est-ce à cause de ses membres grêles ? De sa tête trop forte au front bombé et au regard globuleux ? Un air de sombre inintelligence achève de rendre l’apparition incommodante.
L’individu s’approche de l’auto en se dandinant lentement. On dirait qu’il va trébucher à chaque pas. Le chauffeur est descendu de son siège pour lui ouvrir la porte. Il lui tend des bras compatissants que le quasi-infirme dédaigne d’une voix pointue de vieille fille en colère.
Il lui est très malaisé de s’installer dans la voiture. Il s’y prend en plusieurs fois, en se cramponnant au montant de la portière.
Songeur, je reviens à mes camarades d’équipée.
Le pauvre Mostaclaouhi caresse d’une main miséricordieuse la cicatrice de son auto. Il voudrait effacer cette déplaisante rayure qui lui meurtrit l’âme plus profondément qu’elle meurtrit la carrosserie de la Hillman.
— Attention, ils vont ressortir, préviens-je.
Il me jette un œil hagard.
— Ah ! monsieur, me dit-il, la vie est une bien dure chose.