— Stop ! lance Béru.
Notre driver file un coup de patin qui met en contact le pif à Béru et le pare-brise de la chignole. Le Gros commence à raisiner du blair sur sa belle limouille violine.
— Quel manche, ce gus ! beugle le Mastar. Tas appris à conduire sur une auto-tamponneuse, dis, Fesse de rat !
— C’est vous qui…, plaide le malheureux.
— J’ai jamais vu piloter comme ces gens-là, clame Béru. Au début j’ai cru que la circulation se faisait à gauche dans ce patelin, comme chez les rosbifs ! Et ça te double à droite, et ça te croise à gauche ! Et ça te klaxonne dans les portugaises que l’André-Louis Dubois se tartinerait de la cire à cacheter dans les cages à miel s’il viendrait là, tellement ça lui insupporterait l’auriculaire.
Je le laisse vitupérer son souffre-douleur pour m’attacher de nouveau aux pas de nos deux lascars, lesquels viennent de quitter leur charrette.
Depuis hier, ils n’ont visité que des mosquées, des palais, des jardins ou des musées, comme de vrais, d’innocents touristes soucieux de découvrir le maximum de curiosités, dans un minimum de temps. Cette fois pourtant je tique en les voyant se diriger vers un établissement bancaire. Une banque ! Voilà qui leur ressemble beaucoup plus que les poteries de Têpé Moussian du Mouzeh Irân Bâstân. Banque Melli ! C’est écrit dessus, comme sur le port du Salut.
Cela dit, j’imagine mal mes deux larrons arrivant l’un de Hollande, l’autre de Pantruche pour braquer une banque iranienne.
Contre toute attente, au lieu de pénétrer dans l’établissement, ils empruntent toujours sous la conduite de leur guide une entrée latérale fermée par une grille (provisoirement ouverte) Cette entrée est, en réalité, une sorte d’impasse coincée entre l’établissement et une usine. C’est plein de pétrolettes et de vélos. Des zigs cassent la graine, accroupis dans des zones d’ombre. Ils bouffent des trucs bizarres enroulés dans les minces galettes qui, ici, servent de pain.
Je note un certain va-et-vient touristique sur la gauche de l’impasse et aperçois un grand panneau annonçant en plusieurs langues que, dans les sous-sols de la banque sont entreposés les joyaux de la couronne.
Fectivement on pénètre dans un petit hall marmoréen à droite duquel prend un escalier. Les trésors, vous remarquerez, se trouvent toujours en sous-sol. De principe, ça s’enfouit, les cailloux précieux, la joncaille et consort. L’homme les reconfie à la terre d’où il les a extraits, c’est instinctif. De même il lui restitue sa carcasse, au sol généreux. Après usage.
La mentor de ma fine équipé prend des biftons pour son duo. Ils se laissent balader. Prof et King.
Une fois passé le guichet des cartes postales, y a une espèce d’antichambre meublée d’une longue banquette ou quatre costauds aux poches gonflées font des mots croisés en caractères sténographico-vermicelleux. Pas besoin de leur examiner les fafs pour retapisser leur identité, à ces gentilshommes d’infortune. C’est écrit matuche sur leurs bouilles. Un poulaga, du haut en bas de la planète, sur sa face éclairée comme sur sa face cachée, il trimbale le même air féroce et vigilant. La même indifférence redoutable de lion assoupi. Prêt à donner de la griffe au premier signe. Drôlement pernicieux comme individu. Toute la papelardise et la hargne sont accumulées en lui. La façon qu’il vous regarde ! Froid dans le dos. On ressent du picotis dans l’échine. On se pressent en défaut de quèque chose.
Prof et King viennent de franchir le seuil de la caverne Alibabesque. Des grilles aux barreaux plus gros que les jambons du Mastar s’interposent entre les joyaux et la vie courante. Pour le moment elles sont écartées, mais on devine qu’au premier éternuement suspect, vrraoum ! Elles se claquent rapidos. Et tant pis pour les ceux qu’auront leur petit doigt ou leurs burnichettes dans la fermeture.
Je m’offre un ticket d’extase et pénètre à mon tour dans cet univers fantastique où le diamant devient mesquin à force d’accumulation, l’or quincaille, et les pierres les plus rares bimbeloteries pour mercerie de faubourg.
C’est plein de faste dans les vitrines. Les couronnes impériales, royales, princières, les sceptres, les bagouzes, les trônes incrustés, les cassettes bourrées de gemmes, des diams gonflés de carats. Les touristes exclament des cupidités devant ce rutilement extravagant. C’est la cascade lumineuse ! Les grandes eaux ! Le fleuve blanc-bleu ! La gerbe d’artifice. L’apothéose minérale… Une débauche ! Une monstrueuse dégueulade de trésors ! Toute la Perse ! Chère Rasade ! Ça flamboie, rutile, miroite. Ça grouille dans les rétines. Ça s’éclaire de l’intérieur.
Tu parles qu’ils ouvrent grands leurs vasistas, mes deux malfrats. Ils doivent rêver du grand cassement, de la monumentale chourave du siècle ! Ça survolte l’imagination d’un truand, un déballage aussi pharamineux. On se sent gagner par une sorte d’écœurement, à mater ces pleines cassettes de perlouzes, ces monceaux de cailloux en vrac, ces platées d’améthystes, de rubis, de rugby, de topazes, d’émeraudes. Ces gros machins d’or ciselé. Ces bijoux délicats. Ces orfèvreries massives.
Je branche mes étiquettes sur la converse de la fille guideuse. Elle explique à mes gibiers de potence qu’il y en a pour des milliards de milliards ; que cet amoncellement garantit la mornifle iranienne. Ça vient d’un peu partout et d’ailleurs, cette succursale de la maison Golconde. De l’Inde fabuleuse, de l’Égypte. C’est du résultat de pillages, souvent. De la rapine miroitante. Toujours en ce qui concerne les trésors, les musées, notez-le : de la fauche légalisée postérieurement. Le Louvre, le Britiche Muséhomme : du butin butiné çà et là, conquis d’autor sur les peuples ignorants ou trop faibles pour défendre leurs biens. Comme ça qu’une partie de l’Égypte s’est installée à London ! Que des momies bien peinardes se sont mises à voyager, voir du pays et des flopées de mecs après trois quatre millénaires de dorme dans leur beau sarcophage des dimanches.
— Ces vitrines, explique la guideresse, comportent un agencement spécial. Si on presse un tout petit peu dessus, immédiatement un dispositif d’alarme se déclenche. Les grilles se referment ainsi que les portes blindées, tandis que des sirènes éclatent dans les postes de police des environs. Le tout s’opère en moins de trois secondes. Un choc, une pression et flaoutche, brzzn ! Le local est déguisé en chambre forte impossible à ouvrir…
Elle parle d’abondance, dans un français légèrement zézayant. Tout en l’écoutant, j’observe les deux acolytes. Et alors je m’aperçois d’une chose, les gars. Une chose qui m’accélère le guignol : King, l’Américain, prend des photos en loucedé. La chose est formellement interdite, des avis en multilangues l’annoncent à l’entrée, aussi a-t-il conservé son appareil à l’épaule, comme les autres visiteurs. Seulement ce petit dégourdoche utilise un charmant gadget niché dans la poche supérieure de son veston. Ça ressemble à des lunettes de soleil munies d’une grosse monture. L’un des verres dépasse de la poche. Là-dedans qu’est placé l’objectif. L’ex-taulard l’actionne en pressant une branche des besicles.
« Clop-clop ! » Il tire des clichés à la pelle. Mac King ! Un vrai documentaire. Et ça ne fait pas de bruit. Comme les vitrines sont illuminées a giorno, il a pas besoin de se casser la nénette avec un flash. Il tourne autour des diadèmes (mieux vaut tiare que jamais), seulement c’est pas la camelote qu’il mitraille, mais son écrin.
Dites donc, il a eu le nez creux, le Dabe, dirait-on ! Toujours cette bonne vieille jugeote sagace ! Toujours ce sixième sens qui lui remplace les cinq autres ! Tout de même, j’ai peine à croire que nos deux zèbres comptent s’attaquer aux joyaux de la couronne iranienne. Un morcif pareil, c’est pas du boulot entreprenable ! Faudrait au moins une guerre pour le réussir. Un bombardement atomique ! Une armée d’espécialistes ! Prof, malgré sa belle science infuse, il se casserait les bridges sur un os aussi dur.
J’attends encore un brin, et puis je décide de laisser quimper, histoire de ne pas leur éveiller l’attention, à mes messieurs. D’accord, dans ces circuits touristiques, on croise les mêmes gens aux mêmes endroits, néanmoins il vaut mieux jouer de prudence.
Lorsque je rabats à la voiture, Béru achève de consommer ses yaourts. Il a des traînées laiteuses plein sa chemise mauve.
— Et le chauffeur ? je lui demande.
— Il est en train de causer avec celui de l’autre bagnole !
Je klaxonne trois ou quatre coups brefs pour rappeler notre homme à ses fonctions. J’aime pas qu’il aille tailler une bavette avec son confrère du second groupe. En bavardant, il risque de lui dire qu’on les file depuis plusieurs heures, car notre mentor s’est probablement aperçu de la chose. Le voilà qui rapplique, l’air maussade, tout chafouin derrière ses lunettes.
— Vous ramenez mon ami à l’hôtel ! lui dis-je. Moi j’ai des achats à faire en ville.
Béru ne proteste pas. Il préfère paresser dans la douce climatisation du Hilton en éclusant des trucs aussi glacés qu’alcoolisés.
Je regarde disparaître la tire dans l’avenue brûlante. Ensuite de quoi je me mets en quête d’un bahut. Y en a plein Téhéran. Ils sont tous peints en orange et ce sont pour la plupart de vétustes Mercedes qui doivent filer des complexes sévères aux touristes germanoches.
L’un d’eux répond a mon geste et se range en ferraillant le long du trottoir. Il fume comme l’antre d’un alchimiste.
Son conducteur est un grand type maigre et soucieux. On comprend les raisons de ses tourments lorsqu’on prend place dans son bolide. Il y a une couverture constellée de trous et de taches sur la banquette arrière pour en dissimuler les ressorts et un gros arrosoir plein de flotte occupe la place libre à l’avant. Le véhicule (il mérite encore tant bien que mal ce qualificatif) sent le caoutchouc carbonisé et la crasse. M’est avis que Césarin est allé le piquer dans un cimetière de bagnoles et qu’à force de patience et d’ingéniosité, il est parvenu à le ressusciter. Pas pour très longtemps, je gage, mais enfin le propre des miracles c’est d’être brefs, non ?
— Où allez-vous, sir ? me demanda-t-il en un anglais qui mettrait Charles de Galles dans l’embarras.
— Nulle part pour le moment, mon ami. Je vous ferai signe lorsqu’il faudra démarrer.
Là-dessus je prends place dans son piège à comte. Ça se dérobe sous mes miches. Je me retrouve avec les noix quasiment au plancher et le regard au-dessous de la ligne de flottaison. Pour mater à l’extérieur, faut que je m’assoye en tailleur.
Le chauffeur profite de ce temps mort pour cramponner l’arrosoir et abreuver son radiateur fumant. Un grand jet vaporeux monte dans l’air surchauffé à la gloire de Denis Papin. Une vingtaine de minutes s’écoulent avant que mes « clients » ne réapparaissent.
— Vous suivez l’auto qui est devant nous, please ! dis-je au fabricant de vapeur.
Il me défrime d’un œil mécontent.
— Pourquoi ? demande-t-il.
Il est des moments où les mots perdent toute efficacité et où l’urgence de la situation vous incite à les remplacer par des actes.
— À cause de ça ! déclaré-je en lui filant un billet de cinq cents riais.
J’ai un peu trop forcé la dose. Cinq cents riais correspondent à environ trois mille anciens francs. Un pourliche de cette ampleur, il en a jamais entendu causer, Césarin ; même dans les contes des « milunenuits » on signale rien d’équivalent.
— Il faudra vous rendre combien là-dessus ? s’inquiète-t-il.
— Vous garderez tout si vous ne vous laissez pas distancer ! Mais démarrez, bon Dieu !
Il décarre sur les bouchons… de radiateur.
Maintenant qu’ils se les sont farcis, les z’hauts lieux téhéraniens, je suppose qu’ils vont regagner notre Royal Hilton commun, les mystérieux associés ? Téhéran, je veux pas en médire, mais c’est pauvret en fait de pittoresque. Une grande ville mesquine, avec des boutiques médiocres, des avenues qui s’étirent à l’infini entre leurs ruisselets chargés d’irriguer de frêles arbustes blancs de poussière…
On en a vite classe. Les immeubles sont banals et de pauvre qualité. Même le centre de la ville ressemble à une banlieue morose. Au cœur de la cité s’élève un gigantesque building mal fini, où personne n’ose s’installer. La voiture de mes loustics contourne la triste construction dont la hardiesse a quelque chose d’affligeant.
Leur tire emprunte une rue populeuse où des ânes lourdement bâtés trottinent entre les voitures vociférantes. L’un suivant les autres, on parcourt une cinq centaines de mètres avant de déboucher au milieu d’un carrefour, dans un paroxysme d’agitation et de bruit. L’américaine stoppe en double file. Prof, King et la fille au voile descendent. Ils traversent la chaussée en louvoyant entre les bagnoles.
— Où sommes-nous ?
— Bazar ! répond laconiquement mon chauffeur.
— O.K., rangez-vous où vous pourrez et attendez-moi.
Je fonce sur les talons des trois autres. Le temps de franchir à mon tour la Khiâbân-é-Bouzar-djomehri (vous cassez pas le tronc, ça s’écrit comme ça se prononce) et j’ai perdu mon trio de vue. Rien de plus désagréable comme sensation pour un poulaga que de ne plus avoir en ligne de mire les mecs qu’il filoche.
On aimerait s’installer devant une glace pour s’administrer des coups de pied dans le dargif à tête reposée. La populace me les a happés. Ils se sont engloutis dans cet océan humain, coloré et braillard, qui les malaxe, les digère, les soustrait à ma vigilance.
Les nerfs survoltés, je bondis par la première entrée qui s’offre à moi. Aussitôt m’apparaît un formidable dédale de travées bordées de magasins, d’échoppes, d’ateliers, avec des pyramides de denrées. Ça sent le pauvre, la sueur, les épices. Des amoncellements de cuivre martelé jettent de troubles éclats sur cette frénésie. Ça gueule, ça exclame, ça bouscule ! Des marchands de boissons, des marchands de parfums s’interpellent. Des portefaix plus chargés que baudets fendent la cohue, cassés en deux sous leur charge de couleur. Des commerçants juifs à barbouze noire et coiffés d’un chapeau rond à large bord invitent les passants baguenaudeurs à entrer dans leurs boutiques. Il y a des himalayas de godasses, des culminances de fringues liées par ballots, tassées, pliées, bourrées comme du tabac séché.
Des nomades femelles, voilées de frite, éclaboussantes de couleurs vives[3] défilent en queue leu leu, chargées de mouflets frisés. C’est un torrent de vie orientale. Un bouillonnement d’individus… Mais ce qui donne à cette foule sa vraie couleur locale, ce qui la situe, l’ennoblit, c’est la frénésie de tapis qui sarabandent à perte de vue dans les souks, de gauche et de droite, ici, partout, jusque dans les extrêmes lointains de la rétine. Accrochés, suspendus, étalés, roulés comme rollmops. Immenses ou carpettes. Tapis de soie ou tapis rêche. Empilés à foutre des vertiges. Rutilards, arabesqueux ! Hardis ou mornes. De Chiraz ou Ispahan, de Qum, de Téhéran ou d’ailleurs. Des campagnes… Des tribus… Des vieux, des neufs, des râpés. Des qui représentent le Châh, d’autres la Chahagate et d’autres le petit Chah-ton. Des qu’on a tissé John Kennedy ou Martin Luther King. Une vraie débauche extravagante. À croire que tout l’Iran a envie de tisser ! À se demander où que ça va tout ce matériel. Qu’on pourrait bout à bout en recouvrir la planète. Tous se vautrer sur des persans pure laine, du Labrador à la Terre de Feu. En recouvrir nos toits, en garnir nos chiottes. En amonceler dans les greniers que les rats s’en fassent péter la boyasse. En tapisser (c’est le mot de le dire) nos rues pour que les tomobilistes puissent fondre plus en moelleur sur les derniers piétons. En remplacer la mousse des sous-bois afin que les amoureux n’aient plus de taches vertes sur leurs slips ! Le grand vautrage universel sur la frime à M’sieur et Maâme Rézâ Châh Pahlévi and children.
À dada, radada ! Tapissez partout ! Tapis et nœuds volants en route pour le cosmos ! Mars en carême. Vénus de Milou ! L’anneau de sa turne ! Un peu Pluton un peu plus tard ! Une formide gabegie tapisseuse. À franges, à poils longs. À vendre !
Moi ça fait pas mon beurre, ce déferlement. Je saute pour essayer d’apercevoir mes drôlets au milieu de la grouillance. Je bouscule, je m’accroche dans des voiles. Je démasque des tarderies qui se planquaient coquettement la hideur sous des froufrous. Je fonce à travers une allée, je m’emberlife dans les méandres. Je demande pardon à un ânon qu’ânonnait sous ses balles de laine. Je renverse un cyclomotoriste téméraire qui pétomane parmi les pédestres. On me toise, on m’engueule en Fârci, en Turkoman, en Béloutche, en Osmanli, en Kurde, en Guilak, en Mâzandérani, en Arménien, en Arabe, en Yiddish, en Anglais. J’enjambe des marchandises, je dépyramide des conserves, je dévaste des forêts de tapis roulés et plantés comme des arbres pétrifiés. Je chois dans des crassiers de safran. J’éternue dans du piment-poudre. Je dérape sur des noix de cajou couleur d’acajou. J’aromatise au romarin des venelles encombrées.
On glapit de plus belle, on se rebelle, on me montre du doigt, me désigne, me dénonce, me menace, me vilipende.
Et le gars mézigus, fils honorable de la chère Félicie, continue de chercher ardemment ses deux touristes. Je pourrais faire relâche, retourner les attendre près de leur bagnole. Après tout j’en ai à branlocher quoi t’est-ce qu’ils aillent marchander de la moquette ou des narguilés ? Mais non, mon instinct poulardier me mène ! C’est lui qui me dope, m’enjoint. Faut que je me les retapisse. Je peux plus vivre sans eux !
Alors je continue mes pernicieuses cabrioles. Je me retiens plus de renverser les échafaudages de groles. Faut que ça tempête ou que ça dise pourquoi ? Des descendants de prophète à turban noir se retrouvent les quatre frères en l’air, biscotte San-A. Des cireurs de lattes en restent babouche bée de me voir piétiner leur pot de cirage. C’est plein de dames enceintes qui se protègent la dynastie en m’apercevant, rouge et galopant comme zèbre auquel on aurait cloqué un brandon en guise de suppositoire.
Ils ont jamais vu une tornade blanche de cette ampleur, dans le bazar de Téhéran. Ils en causeront le soir, au coin du frigo, de cette monstre échappée san-antoniaise. Tout le faste olympique, je leur apporte. En plus, le frisson de la charge turque. Un sultan insultant, je leur parais ! Démoniaque, brise-tout, dératé ! Une Apocalypse en répétition. Un typhon jamaïcain. Je fous la merde ! Je sévis. Je sévice ! J’ébranle. Culbute, démolis, foule, détraque, meurtris, dévaste, répands, déchire, éclate, craquelle, fissure, dégonfle, troue, traumatise, déconnecte, propulse.
On s’écarte devant moi. Y a un sillage précédateur, ce qu’est extrêmement rare chez les sillages. Je tournevire avec plus d’aisance. Je périscope mieux à loisir. Tant et si bien que je finis par renoucher mon trio fantôme. Il est au bout d’un étroit boyau au long duquel se succèdent des ateliers de batteurs de cuivre. Chaque artisan a son trou noir qu’éclaire une forge brasillante.
Il est noir comme le trou, l’artisan. En général il a un môme ou deux trois qui l’aident. Les plus grands cisaillent le métal, le plus jeune agite un dérisoire éventail pour lui aérer un peu la bouille.
Content d’avoir rétabli la jonction, je m’arrête pour remettre un peu d’ordre dans mes poumons. Je sue comme je suis. Des chandelles plus grosses que les cierges saint-sulpiciens. Les trois personnages marchent d’un pas urgent, sans un regard pour le pittoresque spectacle qui s’offre à eux. Dans la venelle, règne un fracas infernal. Tous ces bonshommes martelant le cuivre, vous parlez d’un récital de tam-tams ! Blouing blouing ! On a les tympans rétamés en moins de deux, la tronche comme un tocsin ! Les noirauds, pleins de suie et de rires blancs, me matent avec un intérêt courtois. Les mômes me crient un gentil « Hello ! ». L’influence ricaine, ça mes amis. Hello ! Tous les mômes ! Yen a, des linguistes, qui se hasardent à m’en casser plus long. Ils me disent « Goudibaille », pour good-bye, en agitant leurs petites mains cradingues. « Hello ! Hello ! » Me prennent pour Nixon. « Hello ! » je leur retourne. Pas la peine de les décevoir, ces chérubins. S’ils me veulent ricain, qu’ils m’aient donc !
Après le quartier des cuivreurs, bourré de samovars et de plateaux que j’aimerais mieux me buter plutôt que d’en avoir un seul chez moi, on passe dans la voie plus paisible des drapiers. Les trois n’ont pas la démarche touristique. Ils vont comme quand on se rend à un point précis avec la hâte d’y parvenir. À la fin ils débarquent dans une rue véritable, à ciel ouvert et s’arrêtent devant une maison. La fille au voile pousse une porte basse et hasarde la tronche à l’intérieur. Je l’entends qui parlemente.
Les trois finissent par entrer dans la maison dont la lourde se reclaque.
Je me tâte un brin. La ruelle est bordée de murs et ne comporte que deux ou trois portes. Un soleil de feu (j’ai toujours eu des métaphores originales) crache épais dans cette tranchée d’un blanc éblouissant.
Où me planquer ? Comme j’ignore dans quelle direction ils se dirigeront en sortant de là, il m’est délicat d’aller m’embusquer à l’une des extrémités de la rue. Cette dernière est déserte. On n’entend que les martèlements des dinandiers, au loin, et les bruits d’élytres d’insectes invisibles.
Au bout de la venelle, une femme débouche, portant une cruche sur l’épaule. Une solide gaillarde voilée, flamboyante dans ses guenilles aux couleurs d’incendie. De toute beauté ! On ne voit qu’elle dans cette ruelle étroite. Je la regarde venir à moi avec mon œil d’artiste. Y’a des courts moments qu’on est obligé de faire relâche pour déguster les enchantements visuels ou auditifs. Les tactiles aussi, moins nombreux mais plus ardents. Ainsi cette femme voilée de bleu, avec ses hardes indigo et rouges, sa longue jupe blanche, ses pieds couleur d’ambre… La cruche à la forme harmonieuse. Une amphore pour ainsi dire. Et l’attitude gracieuse de la fille : un Greuze ! Je me demande si j’aimerais me la faire, cette nana. Tout compte fait, je décide que non. On est perverti par la civilisation. On fait la fine b… La crasse effraie l’homme moderne. Il a des idées prophylactiques plein le bol. Il préfère renoncer à des ébats rares plutôt que de se fourvoyer Popaul dans un bouillon de culture. Conclusion, cette dame nomade, mi-bohémienne d’allure, mi-paysanne, tout en m’enchantant l’œil, me recroqueville Coquette. Je la contemple complaisamment. La v’là à ma hauteur. Elle a les yeux fixes, au-dessus de son voile, matant farouchement la ligne bleue des Zagros pour m’ignorer bien à bloc. Me rendre pratiquement transparent pour sa rétine. Elles sont d’une pudeur, ces gerces ! D’une fidélité au mâle ! J’ignore ce qu’elles pensent en grand secret et si ça les démange de faire un brin de contrecarre à leur julot. Vous croyez, vous autres, qu’elles en rêvassent de la bagatelle adultère ? Qu’elles frémissent en loucedé du petit baigneur ? Que leurs glandes font un discret solo ?
Je pense à tout ça au moment qu’elle me croise. Et puis tout va extrêmement vite en devenant extrêmement surprenant. Juste comme je détourne la tête pour la suivre des yeux, lui scruter la croupe, elle a un geste qui la dévoile. J’ai le temps de concevoir que cette dame est en réalité un homme. Un type au regard de feu, portant une moustache à la Omar Sharif. Il me balance sa cruche sur la pomme. J’ai pas le temps d’esquiver. C’est trop fulgurant. Trop époustouflant. Le ciel s’assombrit. Je déguste un éclaboussement fabuleux dans la région du cervelet. Je vois tout rouge, puis tout noir, les gars.
Je me dis que quelque chose vient d’éclater. Et je me demande si c’est sa cruche… Ou bien la mienne ?