Après ce passage qui, traité par tout autre que votre cher et délicat San-A., eût été scabreux, va suivre, vous l’allez voir, une période de surprises. Ces surprises dont j’ai le secret et qui sont tellement surprenantes que j’en suis surpris moi-même.
En un éclair (sur la lame du coupe-moule) j’ai pigé le parti que je pouvais tirer de la situation. Face à face avec le grand suprême traître, comme dans les films de cape et d’épée, quand le Pardaillan de service affronte le vilain séquestreur de jouvencelles à héritages au sommet du donjon, et qu’il l’en propulse après un sévère ferraillage au côté duquel celui de Joanovici avait l’air d’un Meccano double zéro. Le grand moment de bravoure est arrivé. On peut déballer les tirades d’esbroufe et d’estoc. « À nous deux, traître infâme ! », « Que le droit et la Justice triomphent ! » Ou bien encore, ce qui plaît par-dessus tout : « Tu vas payer tes crimes, misérable, l’heure du châtiment a sonné au clocher de Kélus ! »
Faut toujours dans un livre comme celui de cette fois. Sinon il part en quenouille, s’alanguit ! Si t’as pas le duel du donjon à la fin, t’es marron. Tiens, oui, mince, j’aurais dû situer ma scène au sommet d’un minaret, vous croyez pas ? Ispahan à nos pieds ! La voix du muezzin pareille à celle de Fernand Reynaud : « Bourreaux d’enfints ! Bourreaux d’enfints ! » Qu’est-ce qu’on fait, on y grimpe ? Comment ? Vous êtes cardiaques. Merci de préviendre ; pas envie de vous voir canner pendant l’ascension. Bon, on reste dans la chambre de l’hôtel, d’ailleurs y a l’air conditionné.
— Donc, lui dis-je, au prince, en lui plaçant son taille-crayon sur la glotte (aucune importance, il est polyglotte), un cri et tu es mort !
Bath début de scène, non ?
Le prince me grimace un rictus comme on en voit aux envahisseurs turcs sur les gravures persanes.
Je cherche quelque chose de définitif à lui balancer, de bien marquant, qu’on pourra graver dans le marbre ou couler dans le bronze.
— Maintenant t’es marron, lui dis-je après mûres réflexions.
Puis, à la gentille Anglaise de plus en plus béante, je murmure :
— Douce amie, allez mettre le verrou à la porte, ensuite demandez au téléphone l’ambassade de France. Dites que c’est pour Son Altesse salopartissime. Il nous faut d’urgence la communication.
Jusque-là, ça ne se présente pas trop mal, hé ?
Docile, Mme Bitalaviock va lourder. Bon, c’est pas encore les coffres de la banque of England, comme sécurité, cette piaule, mais c’est déjà mieux que la ligne Maginot. En revenant, elle louche sur les attributs du prince, qui sont très exceptionnels, je le confirme ici, et pousse un soupir malheureux.
— Ah vous ! Vous, alors ! me sermonne-t-elle d’un index exigeur de revanche. Vous me la copyerez[17].
Puis, empoignant le bignou.
— Allô ! Take me l’Ambassade of France ! De la part from sa Majesty !
« How mutch d’attente ? About a quart of hour ? Tank’s très beaucoup[18] ! »
— Tu vas t’asseoir dans ce fauteuil, beau prince ! ordonné-je en attendant que j’obtienne la communication. Si tes sbires s’impatientent, calme-les. Je t’avertis solennellement qu’au moindre danger je te saignerai comme un goret ! Ne me mets pas à l’épreuve, il y va de ta triste vie !
Sans rechigner, Anârchi se lève et gagne le fauteuil par moi désigné.
— Tu es le frère de la pseudo Vahi, n’est-ce pas ? lui demandé-je.
Il ne répond pas, mais sa mimique s’accentue.
— Je t’en prie, sois décent et planque tes richesses, elles entretiennent chez Madame un grand désordre psychique, grondé-je, quelle impudeur ! Et quelle santé ! Conserver sa vigueur en ayant un rasoir sur la gorge, faut venir au pays d’Émile et Une Nuits pour voir ça.
À présent, mes lecteurs et chères trices, vous allez vivre l’instant le plus surprenant de toute la littérature, qu’elle soit classique, policière, érotique ou sous-préfectorale. On n’a jamais écrit ce qui va suivre depuis que l’homme pense, que le monde est perverti et que l’encre est encre. Rien n’approchant ne fut conçu. Vous pouvez lire Sainte-Beuve, Casanova, André Billy, Claude Farrère, Marguerite de la Pointe du Raz, la vie de 5-20-100 d’épaule, le Figaro Littéraire, l’œuvre de Jean Dutour, les Petites Affiches, la tant Con Tesdeségur, le Bottin, les Mémoires de Guerre du Général Biguenose, ceux du Cardinal de Retz (qu’on appelait le Retz du culte), vous pouvez lire « Le Chasseur Français », le catalogue de la Redoute, les journaux japonais, la rubrique philatélique de Jacqueline Caurat, la Bible, le Coran, le Kâma-Sûtra, le cahier des charges de votre immeuble, la Croix, la Bannière, votre livret de famille. Vous pouvez lire tout ce qui fut imprimé jusqu’à ce jour, aller déterrer des papyrus dans les sables égyptiens ou déchiffrer des hiéroglyphes au fond des cavernes les plus caverneuses, vous ne trouverez rien de similaire à ce qui va suivre d’un instant à l’autre ! Rien de comparable ! Rien d’approchant ! Rien qui le préfigure ! Je vais vous donner enfin du neuf. Monseigneur Huet, évêque d’Avranches prétendait déjà sous La Fontaine que tout avait été dit, et que ce qui est exprimable tiendrait en sept volumes s’il n’avait été exprimé qu’une seule fois ! Erreur, le brave prélat se mettait la crosse dans l’œil. Il restait encore une chose à dire. Ceux qui auraient le triste culot de prétendre avoir lu un truc semblable devront m’en apporter la preuve, et je leur offrirai des vacances au Creusot !
Mes paroles sont des actes, comme disait Anouilh. Revenons aux actes.
Tenez, je reprends un peu plus haut pour vous remettre dans le bath. Je vous resitue bien la scène. Mrs. Bitalaviock (qui peut de moins en moins s’asseoir) est debout près du téléphone. Le prince Anârchi vient de se poser dans le fauteuil ainsi que je le lui ai ordonné. Moi, je me tiens prudemment derrière lui, rasoir en main. Et, pudique à faire plaisir au curé de votre paroisse, je demande à l’Altesse de remiser sa tricotine-pur-nerf afin qu’on cesse de scabrer dans ces pages qui obtinrent toujours l’imprimatur de l’archivécé. Vous y êtes ? Hockey !
Semblant décidé à m’obéir en tout poing, le gars Anârchi porte la main sur son profuseur à voyous pour le remiser. Mais à cet instant il tire dessus d’un geste brutal et l’arrache.
Je prends un temps pour vous permettre de récupérer. Ça va mieux, ce vertige ?
Vous doutez de mes sens, pas vrai ? Vous vous dites, le San-A. sa cervelle fait roue libre ! Il a des vaperies pernicieuses, ou bien alors il veut nous éprouver, se rendre exactement compte du jusqu’où va notre connerie. À moins que ça débâcle dans sa tronche. Y a des lézardes, des fuites ! Il craquelle de la pensarde, le pauvre chou. Il est surexposé du bulbe, notre commissaire ! Il sait plus à quel saint Nichon se vouer ! Il calamité à force de vouloir épater.
Erreur, mes fils ! Je récuse ! M’inscris en faux !
Stoppez vos sarcasmes ! Arrachez de vos âmes l’herbe galeuse du doute ! Je vous dis la vérité, comme tout le temps. Rien que la vérité ! Telle quelle, à l’état brut. La vérité sans fard, la vérité sans phare, la vérité sans charre !
Le prince vient de s’extraire le tubuleur d’approche comme on sort un couteau de chasse de sa gaine.
J’ai le temps de comprendre (et qui ne le comprendrait) que son zifolard à tête gauloise n’est qu’une copie d’ancien. Un leurre, comme disent les pêcheurs !
Ça vous la coupe, à vous z’aussi, pas vrai, mes bons messieurs ! Un zifolet adaptable ! Votre rêve à la plupart ! Le goumanche qui s’emboîte ! Scout toujours prêt ! On vous remet ça, la patronne ! Et des commak, t’en as déjà senti passer ? Je suis en train de vous faire himalayer l’imagination, hein ? Je sème du rêve dans les kangourous. Le scoubidou interchangeable ! Reprise standard ! Tu te le fais vulcaniser en cas d’usure. Mince, c’est beau le progrès, tout de même ! T’as toutes les grandes prouesses à portée de reins. Suffit de faire semblant de grimper en danseuse, ton moteur deux temps travaille pour ta gloire !
Bon, le truc au prince devient un vaporisateur, imaginez-vous. Ou quéque chose de simili-pareil. Une vapeur glacée m’est soufflée au visage, comme une méchante haleine polaire. Je vois tout qui se brouille, s’emberlifique.
Je chancelle. Me faut vous mouler là, mes canards. Ce n’est qu’un au revoir, rassurez-vous.
J’ai juste le temps de lâcher le rasoir et de me cramponner au dossier du siège.
Il m’a pris pour un miché, le prince.
Mon god, protégez-moi !
Le maigre zonzon de l’appareil à air conditionné me ramène à des notions auditives. Je clape d’un store.
J’ai la joue sur le tapis, je vois la pièce, morose dans sa lumière crue. Ayant modifié mon angle d’investigation, j’aperçois le prince, allongé non loin de moi et aussi inanimé qu’un tas de briques sur un chantier pendant une grève du bâtiment. Une flaque de sang s’étale sous sa nuque. Mince, que lui est-il arrivé, au despote local ?
À grand-peine je me traîne à la salle de bains, histoire de me filer de la flotte sur la pipe. Rien de tel que l’eau fraîche pour redonner à vos idées embrouillées l’éclat du neuf.
Bon mec comme pas deux, je retourne dans la pièce principale nanti d’un linge mouillé.
Un certain désordre raconte encore ce qui s’est passé pendant ma promenade dans les limbes. Au moment où ce machiavélique prince me neutralisait au gaz de perlimpinpin avec l’étrange vaporisateur que vous savez, l’Anglaise lui a donné un coup de téléphone.
Une sacrée costaude, la mère Bitalaviock ! Elle y est allée ni avec le dos de la cuiller, ni avec celui du combiné, mais bel et bien avec le bloc téléphonoir tout entier. Le socle et l’écouteur. Tout le titoum ! Vzoum ! En pleine cabèche ! Il a la tronche complètement pétée, Anârchi. Fendu depuis le sommet de la tête jusqu’à la première vertèbre. Un pur désastre. Une fois son coup de téléphone donné, la pauvre dadame a eu les foies et s’est barrée par la porte-fenêtre. Dites, me voilà au cœur de ma purée d’ennuis, non ? Le trucidage du prince à ajouter à mon palmarès ! Vous parlez ! Cette fois ils vont me découper menu, les Ispahanais ! Me déguiser en tapis, je sens venir…
Dérisoire, le grésillement du tubophone retentit dans le silence. J’essaie de porter l’appareil — ou ce qu’il en reste — à mon oreille, mais la plaque était trop sensible pour supporter ce traitement de choc. J’obtiens une bouillie de sons ; ça fait comme lorsqu’on enroule à toute pompe une bande de magnétophone. Grêle grêle grêle grêle ! Va te faire aimer !
— L’ambassade de France ? je demande. Ici le commissaire San-Antonio, des services extrêmement spéciaux français. J’appelle d’Ispahan, l’hôtel Châh Machin…
Écœuré, comprenant l’inutilité de mes parlotes, je laisse tomber les tronçons de téléphone. Le prince vient d’exhaler un léger soupir. Moi, gentil en plein, je me mets à lui bassiner la tartine avec mon chiftir trempé.
Il se produit alors un nouveau sortilège, mes drôles. Je sais bien que le pays veut ça, mais enfin, ça finit par déconcerter quand même. Tandis que je cherche à ranimer le prince en lui mouillant la compresse, sa barbe et ses baffies me restent dans les plis du linge.
Et qu’est-ce que je découvre ?
Ouais, inutile de vouloir vous péter une pendule, vous l’avez deviné, il s’agit de la môme Vahi.
Son frère, c’était seulement des postiches et une tenue masculine.
À cet instant, pour les besoins de la cause, elle reprend un tantisoit conscience. Son regard étrange se pose sur votre serviteur.
— Salut, ma poule, je lui dis. T’es un vrai prince du sang avec tout le raisin que t’as répandu !
Vous allez m’objecter qu’au lieu de lui faire de l’esprit, je devrais préférablement m’esbigner par la porte-fenêtre, moi idem. Mais vous connaissez tous mon sens du devoir et mon altruisme ? Je suis un vrai poulet, désireux de tout apprendre en allant au fond des choses. Et puis j’ai des scrupules à abandonner une femme dans un instant critique.
— Je vais mourir, soupire-t-elle.
— Tout le monde, la consolé-je. Ainsi le terrible prince Anârchi est en réalité une femme ?
Elle voudrait opiner, mais comme elle a la tête fendue, elle dit « oui » avec les paupières, ce qui est aussi éloquent et bien moins fatigant.
— Quelle raison, darling, si ce n’est pas indiscret ?
— Rien n’est indiscret à qui va mourir. Il s’agit d’un secret familial. J’avais un frère jumeau, il est mort peu de temps après mon père, dévoré par un molosse devenu fou furieux. Dominant sa peine, ma mère qui fut la première à découvrir le drame, s’occupa avant tout de faire croire que c’était moi la victime. Elle m’habilla des vêtements de mon frère et me confia à sa vieille nourrice, puis elle mit mes effets de fille à mon pauvre frère.
Pour quelle raison, cette substitution ?
— Chez nous, les femmes n’ont aucun droit aux héritages. La fortune des Anârchi aurait été à la branche cadette qui comportait des mâles.
— Je comprends.
— Ma mère m’a donc élevée comme un garçon, m’éduquant en conséquence, m’entraînant à jouer ce rôle parfois difficile…
— Tu parles !
— J’ai voulu trop bien faire, je me suis exercée à la cruauté, à la tyrannie pour accréditer mon personnage.
Elle m’émeut. Admettez que ça n’a pas dû être une sinécure. Je comprends que ça l’ait complètement faussée, Vahi, un micmac aussi calé. Pendant des années chiquer les matous alors qu’on est une ravissante fille, y a de quoi vous déboussoler !
— Tu as pu donner l’illusion ?
— Trois serviteurs seulement sont au courant, et m’ont aidée. La fille que vous avez tuée dans la salle du prophète, Thadéthapi Perséh et Ali Gâthorr, mon âme damnée, c’est grâce à leur vigilance de tous les instants que j’ai pu mener jusqu’ici cette étrange existence. J’avais un harem comme l’exigeait mon rang. Je faisais le simulacre d’en jouir, grâce à d’odieux subterfuges…
— Mais tu restais une magnifique gonzesse chaude du réchaud, pas vrai, ma gosse ? Alors quand tu le pouvais, tu reprenais ta véritable apparence pour aller courir le guilledou…
Je tressaille.
— Mais dis donc, j’y pense… Les cadavres, dans la serre aux orchidées ?
Son nez se pince, ses yeux se cernent, ses lèvres se retroussent, bref elle entre en agonie à pieds joints.
— Oui, dit-elle…
— Des amants à toi ? En bonne Marguerite de Bourgogne, tu les sacrifiais après usage ?
— Oui.
— Et ton faux père, le pêcheur qui m’a ramené chez nous, le sieur Thadéthapi Perséh, ça n’est pas par hasard qu’il était sur les rives du fleuve ?
— Non, mise en scène… Je désirais capter votre confiance pour savoir ce que vous me vouliez… J’étais a Téhéran, la veille… C’est moi qui servais de guide aux deux…
Elle ferme les yeux, à bout de lucidité.
— Vahi !
Quel étonnant personnage. Désaxé, sublime dans ses entreprises, machiavélique surtout ! Névrosé ! Etc. Vous pouvez compléter la liste s’il vous vient d’autres épithètes.
— Vahi ! Ma très belle ! Toi que je n’ai jamais pu finir, comme dans ces rêves lubriques où l’on ne peut aller jusqu’à l’aboutissement !
Croyez-moi ou allez vous faire bâter pour vous lancer dans le service de messageries, mais j’en ai les larmes aux yeux.
— Pourquoi voulais-tu voler les joyaux de la couronne, dis, ma sublime ?
Elle a un imperceptible branlement de chef. Son dernier.
— Je… ne… voulais… pas… les voler, jus-te-ment !
Et elle meurt, mes amis, comme dans du Shakespeare ! Comme dans du Corneille ! Comme dans la vie !
Depuis un bon bout de moment déjà on tambourinait à la porte. Fasciné par la scène que je vivais, je n’en avais cure. Allons, il me faut réagir ! Aller de l’avant ! Prompto, je recolle sa barbe et sa moustache au prince Anârchi.
Un geste pieux, pour ainsi dire.
Qu’il garde donc dans la mort cette apparence qui fit de lui un monstre. Je désire soudain que ces années misérables ne s’abîmassent pas dans le gouffre du scandale, comme l’écrivait très simplement plusieurs que je connais et méconnais.
Ayant fait, et tandis que des coups de boutoir ébranlent la porte, je me catapulte en direction du jardin.
Trop tard !
Des gardes sont là qui me cueillent !