I

Affalé dans le fond de la bagnole, je m’écoute transpirer en mobilisant ce qui me reste d’énergie pour traiter (in petto) le Vieux de sombre pourriture, de purulence, d’extrait de nausée et de résidu de vidange.

Notre guide-chauffeur se retourne et me regarde un moment d’un air à la fois affable (comme dirait La Fontaine) et méditatif. C’est un petit maigrichon à lunettes cerclées d’or. Comment a-t-il le courage de porter un veston, cézigue, je ne me l’expliquerai jamais.

Je vous parie le kilo que je viens de suer contre une glace à la pistache que l’enfer ressemble à la chambre froide de la cantine Renault à côté de Téhéran, aujourd’hui.

— Vous tombez bien, murmure mon interlocuteur en me présentant un paquet de cigarettes aussi engageant qu’une poignée de papier hygiénique oblitéré, vous tombez rudement bien…

— Ah oui, pourquoi ? ai-je la suprême force de questionner, en refusant la cigarette dont l’odeur évoque un dépotoir de cimetière aux environs du 8 novembre…

— Parce qu’il fait doux pour la saison, assure le garçon à lunettes. Un vrai temps de Côte d’Azur. Habituellement, en juillet, on a beaucoup plus chaud…

J’ai une pensée fervente pour la grande clémence des dieux persans qui ne nous infligent qu’un modeste 45 degrés à l’ombre.

— Ouais, balbutié-je, pour un coup de pot c’est un coup de pot ; mais dites-moi, vous connaissez la Côte d’Azur ?

— Non, pourquoi ?

— Pour rien.

Un bruit de galopade sur le trottoir en bordure duquel on est arrêté attire mon attention. Je vois radiner deux gamins au pas de course. Chacun d’eux porte une corbeille plate emplie de sandwiches. Le premier s’arrête à la hauteur de notre tire et glisse son chargement sous la bagnole. Le second continue sa course. Il semble comme dingue. Au moment de s’engager dans une venelle le voici qui dérape et se prend un billet de parterre. Son chargement de sandwiches se disperse dans tous les azimuts comme si la corbeille venait d’éclater. Il se relève péniblement avec une grimace douloureuse. M’est avis qu’il a dû se luxer l’épaule ou un truc dans ce goût-là. Il est tout pâle sous sa peau bistre et il a le regard plein de souffrance.

Je m’apprête à descendre de la bagnole pour me porter à son secours lorsque deux flics arrivent à fond la caisse et s’assurent de sa chétive personne.

— Que se passe-t-il ? demandé-je au guide.

Il a un sourire amusé.

— Ces enfants vendaient des sandwiches sur la voie publique et maintenant c’est interdit. La police leur fait la chasse.

Je regarde s’éloigner le gamin en haillons entre les matuches. Il se tient l’épaule de sa main libre et se retourne pour loucher sur sa corbeille et sur les pauvres nourritures étalées sur le trottoir brûlant. Mon œil se fixe sur un rond de tomate. Je sens ma gorge qui se serre. J’en ai marre, à force, de contempler la détresse. Y a des tragédies moins tragiques que cette rondelle de tomate. Je peux pas vous expliquer à quel point elle est éloquente, navrante, désespérante.

— Pourquoi, balbutié-je… Oh, pourquoi ?…

Mon compagnon croit que la question s’adresse à lui.

— Question de standing urbain, dit-il avec emphase, il est désagréable pour les étrangers de voir ces garnements leur proposer des sandwiches !

— Quelle idée ! Je trouve ça charmant au contraire…

— Couleur locale ? ajoute le guide avec une ironie un peu teigneuse.

Malgré la canicule qui incite à une grande économie de mouvements, je rêve de lui faire éternuer ses lunettes. Seulement il ne pigerait pas. Les beignes, c’est ce qu’il y a de plus duraille à faire admettre aux hommes. Quand ils en reçoivent, ils s’insurgent ou se soumettent, mais ils n’essaient pas de les comprendre. L’alerte étant passée, le premier gamin réapparaît et plonge sous l’auto pour réemparer sa petite cargaison.

— Celui-ci, c’est un malin, me dit le guide !

Je lui tends un billet de deux cents riais bleu et mou.

— Donnez-lui cet argent en lui recommandant de partager avec son copain.

Mon interlocuteur paraît vaguement mécontent. Il hésite, prend le billet et interpelle le gosse avec dédain.

— Si vous croyez qu’il partagera, ricane-t-il.

Il parlemente avec le petit marchand de sandwiches clandestins. À ma grande surprise, le môme secoue la tête et s’éloigne sans accepter l’argent.

— Il est plus honnête que je ne pensais, déclare mon compagnon en me rendant la coupure suiffeuse.

— Qu’a-t-il dit ?

— Qu’il ne demandait pas la charité.

— Vous voyez qu’il faut toujours a priori faire confiance aux hommes, mon cher ami !

Le guide a un geste vague.

— C’est quelquefois très risqué !

Une masse sombre s’interpose devant les vitres de l’auto, nous plongeant, l’espace d’un instant dans les délices d’une ombre providentielle. La portière qui béait laisse pénétrer un ouragan de couleur violette. La masse épiscopale imprime un soubresaut à l’auto. Le tout est ponctué d’un glapissement semblable à la rupture d’un barrage.

— Y pouvait pas planquer sa tinette à l’ombre, c’t’endoffé ! Je m’ai brûlé les jambons sur la banquette ! Une vraie lampe à souder !

Le Gros ressort de l’auto avec une précipitance de lavement refoulé.

Faut le voir dans la gloire concasseuse du soleil iranien, Béru. En touriste ! Chemise lie-de-vin, short blanc sale, chapeau de feutre noir, chaussettes montantes, souliers de ville, le Kodak autour du cou, comme une cloche sur le poitrail d’une vache bernoise. Il a fière allure, le Mastar. C’est l’archétype du client d’agences de voyages. Le pionnier hardi qui assiège les réceptions d’hôtel à l’arrivée des long-courriers. L’un des composants de ces hordes qu’on voit débouler des cars pullmans pour photographier à la volée le paysage où on les largue. Rapidos : clic, clic, clic, clac. Le temps de régler l’objectif sur l’infini, de contrôler que l’aiguille de la cellule déconne pas. Clic, clac ! La boucherie du coin, l’hôtel des deux Suisses, le mont Dunœud, la rue principale de Saint-Trahabit. Tout ! À la va vite ! Pas impressionnés, mais impressionneurs (de pellicule). Ils ramassent des images comme on chaparde des raisins au bord de la route. Ils flashent sur le qui-vive. Clac ! Cloc ! Deux de plus ! La belle moisson d’ailleurs ! Toujours ça d’attrapé au passage, de resquillé à l’univers. Ils butinent le monde ! Le charognent ! S’en piquent des molécules, sournoisement de leur œil de cyclope. Clic ! Clac ! Tout de suite désintéressés sitôt que le petit bitougnot a fonctionné. Comme si, en photographiant gens ou nature ils les rayaient de leur vérité. Les soustrayaient à jamais de la vie courante pour les avoir captés de leur abominable guetautrou ! Ils matent l’existence à travers un viseur. La déréalisent.

Béru, tout comme ! Les poils de ses jambes en couvrent la crasse. Il fait gorille travesti, façon carnaval. Le v’là qui largue son short au bord du trottoir, abaisse la vieille épuisette bitrouée qui lui sert de slip. Il me signale des rougeurs sur ses jambons.

— Vise ! Vise, San-A. Carbonisé ! Le coup de chaleur ! Il est dingue, ce mec, de fout’ de la matière plastique sur ses banquettes ! j’ai cru que je m’assoyasse sur un brasero ! Vous pouviez pas vous carrer dans un endroit frais, quoi, bon Dieu ! T’as une idée de la façon qu’il crache, le Mahomet ?

— Cache ton infamie et arrive, sac à nouilles ! aboyé-je tandis que des populations fascinées se coagulent déjà autour du pétard béruréen et que notre guide stalactite des muqueuses en visionnant à quasi-bout portant la panoplie princesse de Sa Majesté.

Le Dodu se rajuste tout en massant les points qui l’endolorent.

— Où t’as vu de l’ombre, dis, Crâne en buis ? Le lampion est à la verticale sur cette avenue !

Mais il ne m’entend pas car le voici disparu ! Escamoté, Béru ! Je suis obligé de me pencher par la fenêtre, au risque de m’insolationner la théière pour le découvrir à croupetons sur la chaussée, en train de ramasser les sandwiches du petit vendeur.

— Venez pas me dire que vous êtes un pays sous-enveloppé ! interpelle-t-il les badauds ébahis. Quand je voye vos rues pavées de tortores impec, je me promets d’adresser un rapport soigné à mon gouvernement pour le prévenir de pas se laisser posséder par les jérémiades de vos minisses. Vous avez pas honte, de la bouffe surchoix ! poursuit-il la bouche pleine. Quand je pense qu’au Biafra, les mecs qui pèsent 15 kilos sont déclarés obèses !

Lesté d’une pyramide de sandwiches, il revient parmi nous. Il dépose une demi-douzaine de petits pains sur le siège et s’assoit dessus délibérément.

— Ça fait isolant, m’explique-t-il. Tu vois, San-A., j’ai idée que ces mecs, ce qui les gâte, c’est le pétrole. Ils ont tous le super sur l’évier, maintenant, alors fatalement ça les déboussole. Tu veux la preuve ? Jusque dans leur religion ça répercussionne. Quand je pense que les muezzins se donnent même plus la peine de grimper au sommet de leurs minerais et qu’ils ont fait installer la sono[1].

— On n’arrête pas le progrès, lâche aigrement notre guide.

Béru glaviote un déchet de jambon sur le pare-brise.

— Fais-moi pas poiler avec ton progrès, mon pote ! riposte Sa Rondeur. Si vous seriez vraiment évolués, vous auriez commencé par flanquer de l’ombre un peu partout !

« Tiens, rends-toi utile et va acheter de quoi boire. Tâche de nous ramener du bien frais surtout ! Je sens que si je me mouillerais pas la meule je me mettrais à cracher du charbon de bois ! »

Sans piper, l’autre descend de la carriole.

— Alors, et nos zèbres ? demandé-je vivement au Gravos.

Il hausse les épaules.

— On aura tout vu, grommelle-t-il, si je te disais qu’ils visitent le musée ?

— Pour de bon ?

— Pour tout ce qu’il y a de bon, mon San-A. Je dirais même mieux : ça semble les intéresser. Ils écoutent les explications de leur guidesse comme si qu’elle les affranchirait sur un projet de cassement. Quand je les ai moulés, y se pâmaient devant de la mornifle de je sais plus combien de siècles avant Jésus-Christ ! Des mecs qu’ont passé leur vie dans les faux talbins, je te demande un peu ! Ces pièces ont seulement plus cours ! Elles datent des physiciens, selon le guide ! Tu trouves pas ça un peu louche, gars ?

— Si. De même tout à l’heure, lorsque c’est bibi qui leur filais le train, ils semblaient captivés par la collection de porcelaines anciennes, au Palais Impérial.

Le Gros a une lueur admirative dans la prunelle, style concierge matant dans Jours de France les fastes d’un mariage princier.

— Il est bathouze, le palais ?

J’évoque les mosaïques, les murs garnis de bouts de miroir, les lustres à pendeloques, les tapis… tous plus persans les uns que les autres…

— Ça tient du bordel marseillais d’avant 14 et du palais des mirages au musée Grévin. La tarte à la crème agrémentée de fruits confits. C’est le faste du Grand Siècle tel que se l’imagine une bonniche de sous-préfecture. Pour vivre là-dedans, gars, faut être pute analphabète ou empereur oriental. Mais ça continue d’impressionner les foules. Les mecs que tu vois glander dans les rues prennent leur panard à évoquer des pompes de la couronne. Ils godent de voir défiler leur souverain sous une pièce montée croulante de pierreries, sceptre en main. Pour des millions d’êtres encore, l’idée de puissance s’appuie sur des gemmes et ils mesurent la gloire en carats.

« Le jour que les Cartier, Van Cleef et consort fermeront boutique, c’en sera fini des royautés. Les souverains Burnemolles mettront la clé sous le paillasson du trône. Ils se maintiennent parce que les cailloux qu’ils trimbalent sont plus rutilants que ceux qu’on pourrait leur jeter. »

Je la ferme, vu le retour de notre mentor. Il coltine deux bouteilles aux parois merveilleusement embuées, lesquelles contiennent un liquide blanchâtre, mousseux au niveau du goulot.

— On dirait du perniflard blanc, se réjouit le Gravos en emparant un flacon.

Il tute, pousse une sourde exclamation et recrache à toute pression par la portière. Son jet fait flaouc sur le vêtement d’un vaeze[2] à turban blanc qui passait, doctoral et méditatif dans un froissement d’étoile.

— Qu’est-c’est qu’c’t’ saloperie ? rugit le Dodu.

— Du lait caillé gazéifié, répond notre guide, vous n’aimez pas ?

Sa Véhémence rouscaille jusqu’au bleu apoplectique.

— Je t’avais demandé de quoi boire, pas de quoi dégueuler, hé, pot de yaourt ! Tu parles d’un emmanché de première, cézigue-pâte !

— Vingt-deux ! fais-je simplement.

Pépère la boucle et mate en direction du musée. Un petit groupe de trois personnes vient de surgir dans l’encadrement de la porte. Deux hommes, une femme. La fille est une Iranienne, aux traits parfaitement purs, à la peau couleur de safran éventé. Elle porte une espèce de tailleur-uniforme en étoffe légère de couleur bleue, et elle est coiffée d’une toque marrante dont l’arrière s’accompagne d’un protège-nuque en voile. Quant aux deux mecs, faut que je vous les distille, vu qu’ils sont à l’origine de notre voyage. L’un est grand, voûté, chenu, tout blanc de poil. Il a le visage tailladé de rides et de cicatrices, agrémenté d’un nez, pareil à un navet. Il est vêtu d’un costar noir, à la coupe archaïque, acheté d’occase il y a très longtemps. Chose anachronique, nonobstant cet austère complet, le vieillard en question a les pieds nus dans des sandales tellement éculées que s’il les offrait à un clodo, ce dernier les lui filerait à travers la pipe.

— T’as remarqué comment c’est qu’il blesse des pinceaux, prof ? murmure Béru. On dirait qu’il arque sur des tessons de boutanche. T’t’à l’heure je lui matais les paturons, ils sont consternés de méchantes plaies variqueuses. Un de ces quatre il va se payer une phlébite meûmeû, tout comme la mère Peau de Vache, notre concierge. Je te l’avais pas dit qu’elle était à l’hosto, la mère Peau de Vache ?

— Écrase, tu me fatigues les tympans.

Le Dodu s’acagnarde pour mieux bouder. Le v’là qui se met à agiter les flacons de soda énergiquement. Il leur fout une branlée terrible. De la mousse bave partout dans la guinde, et à l’extérieur, contre la carrosserie, comme si on venait de dévisser le capuchon de l’extincteur.

— Quoi vous faites ? demande le chauffeur, interloqué et mécontent.

— Du frometon, mon mec, renseigne Béru. Je laisse gerber le gaz pour isoler le laitage, tu mords. Ça t’ennuierait de m’en agiter un, ça me cloque la crampe de l’écrivain de castagnéter des deux mains.

— On va démarrer, coupé-je, agacé par ces travaux de fruitière entrepris en un pareil moment.

Nos trois personnages en effet se dirigent vers une grosse chignole ricaine dont les vitres soigneusement montées donnent à penser qu’elle est climatisée.

Je m’aperçois que je vous ai pas narré le troisième. Lui, c’est un jeune malabar blond, au regard clair et hardi, à la peau dorée. Il est fringué à l’américaine d’un costume extra-léger à rayures blanches et bleues. Il porte un appareil photo sur l’épaule et il est coiffé d’un bitos de paille claire orné d’un large ruban à damier. Cette mise devrait faire grincer des dents, pourtant ça lui va extra.

La tire amerloque décarre en souplesse et nous derrière.

Béru continue de se bricoler des yaourts. Moi je réfléchis ferme. La chaleur pourtant n’aide pas aux laborieuses cogitations. La preuve : les grands penseurs viennent tous des climats tempérés. J’évoque la matinée de l’autre jour, au burlingue. On faisait une partie de Yam, le Gros et moi. Rien à branlocher. L’été, vous remarquerez, les criminels eux-mêmes se foutent en veilleuse. Tout le monde inertie, toujours biscotte la température en escalade. Pourtant les jours sont plus longs, on devrait avoir plus de temps pour organiser des choses au lieu de végéter dans des insignifiances. Mais non, c’est ainsi : le farniente de juillet-août… La grosse mollesse préméditée.

Béru venait de s’aligner un carré de cinq quand la lourde s’est entrouverte légèrement. Il clamait des liesses, le Mastar. Gagner au jeu le met en transe. Il se croit béni des dieux. Bon, la porte s’écarte un chouïa, très peu. Je m’attendais que quelqu’un pénètre dans la pièce, mais rien ne se produisait. Je nous sentais observés. Rien de moins tolérable que de supposer un regard braqué sur vos faits et gestes, surtout quand on est poulardin.

À la fin je m’emporte.

— Si la crème d’andouille qui mijote derrière la lourde attend qu’on se déculotte, qu’elle le dise tout de suite ! cantonadé-je.

Bon, v’là l’huis qui s’open en grand. Le Vieux paraît, sourire mi-figue mi-raisin aux lèvres. Moi, naturellement, je bafouille des excuses.

— Laissez, laissez, calme-t-il d’un geste paterno-directo-protectoral. Et pardonnez-moi de vous avoir espionné…

— Oh ! monsieur le…

— Si, si, c’est le mot qui convient, affirme Pépère. J’allais entrer mais lorsque je vous ai vus tellement accaparés par votre partie de dés je n’ai pas osé achever mon mouvement.

Tu causes, Charles ! La timidité violette, c’est pas son genre, au Scalpé.

Il s’approche en se pourléchant le moral, tel un gros greffier qui voit radiner son mou.

— Comment se nomme ce jeu passionnant, messieurs ?

— Directeur, monsieur le Yame, balbutie le Mammouth.

Le Vieux ramasse les cinq dés et les fait sautiller dans sa paume délicate.

Un sourire machiavélique flotte sur ses lèvres minces.

— Tenez, mes amis, dit-il. Pour la première fois de ma carrière je vais vous jouer une enquête aux dés. Si je réussis un nombre pair vous partez en chasse, sinon on laisse tomber.

Voilà qui est aussi étrange que surprenant de la part d’un homme précis, calculateur et qui tourne toujours 49 fois sa langue dans sa bouche avant de parler.

Il lance les dés sur le buvard de mon sous-main et réalise un total de dix-sept. Il compte les points, hoche la tête, rafle les petits cubes de couleur pour les relancer d’un geste quasi rageur.

— Vingt-quatre ! annonce-t-il. Je crois bien que vous allez accomplir un beau voyage, messieurs. N’est-ce point d’ailleurs la saison des déplacements ?

Je ris de sa tricherie. Il a un culot noir, le Dabe. Un aplomb qui filerait le hoquet à la tour de Pise.

— Et où allons-nous, patron ?

— Téhéran !

Bérurier hoche la tête.

— Ça tombe bien, j’adore le Maroc ! déclare-t-il.

Le Big Boss lui vote un regard dont la noirceur vous ferait passer une nuit blanche.

— Bérurier, dit-il, j’aimerais que vous étudiez la carte du monde car, en période de conquête cosmique, vos incertitudes géographiques constituent une insulte au génie humain.

Frime tout à coup flasque de Sa Majesté qui prend des mines de cancre sur la sellette.

Histoire de tirer le Gravos d’embarras, j’enchaîne :

— Et qu’allons-nous faire en Iran, monsieur le directeur ?

— Une filature. Très honnêtement, il se peut que ce soit de l’argent perdu car rien ne permet de croire qu’il y ait à l’origine de ma décision quelque chose d’illégal.

Il continue de jouer avec les dés, les jetant et les reprenant en main sans attacher d’importance aux résultats qu’ils produisent.

— Vous avez entendu parler d’un certain Georges Grinsky ?

— Prof ?

— C’est cela, je vois que vous connaissez.

— À vrai dire je ne le connais que de réputation, monsieur le directeur.

— Tant mieux, vous le filerez plus facilement s’il ne vous a jamais rencontrés. Vous connaissez la réputation de ce bonhomme ?

— Il est comme qui dirait le von Braun de la pègre, n’est-ce pas ? Le technicien auquel les voyous d’envergure font appel lorsqu’ils se heurtent à des problèmes d’ordre plus ou moins scientifiques.

— Bravo, San-Antonio, vous connaissez parfaitement votre Who’s who du crime. En effet. Prof, comme son sobriquet l’indique, est un cerveau. Un type d’une grande intelligence, et si rusé que son casier judiciaire est à l’heure présente aussi vierge que le mien. Cent fois inculpé, toujours blanchi. Il a su se maintenir dans un no man ‘s fond du crime assez surprenant, ne fréquentant jamais les truands en dehors de son cabinet de consultation, menant une paisible existence dans son pavillon de la région parisienne, comme beaucoup d’autres pères tranquilles du Milieu. Il a même failli être élu maire de sa commune. Il est en tout cas conseiller municipal. Un cas, non ?

— On a déjà vu pire, patron !

— C’est juste, admet le Déboisé-du Promontoire. Le personnage a une autre particularité : celle de ne se déplacer jamais. Il possède un élevage de faisans dans la banlieue ouest et il n’est pas un seul jour qu’il ne leur ait donné à manger personnellement. Pire que père tranquille : il est pot-au-feu ! Si je vous disais qu’il n’a même pas de voiture ? Il vient à Paris par les transports publics, à la maigre fréquence d’une ou deux fois par mois. Je vous jure que le bonhomme est intéressant.

— On le dirait.

— Or, enchaîne le Dirlo, il vient de se produire un fait troublant. Ce maniaque de la tranquillité, ce farouche sédentaire, ce type popote vient de retenir un billet d’avion pour Téhéran. Qu’en pensez-vous ?

Je fais la moue (bien que je préfère plutôt faire l’amour). Y a tout de même pas de quoi se la déguiser en balancier d’horloge parce qu’un vieux requin paisible se paie des vacances en Perse, non ? Ça le tenaille peut-être d’aller draguer en Mésopotamie pour y renoucher le grand berceau de la Civilisation. Il est comme les anguilles, Prof, il ressent l’appel des fosses originelles.

Son retour de bâton, pour ainsi dire. Son andropause ou j’sais pas quoi… Personne y échappe, surtout pas les bonshommes. Ils passent une vie bien réglée, sans bavures. Ils creusent de profonds sillons d’habitudes qui les emportent doucettement vers la plage d’infini, comme les sillons d’un disque emmènent le bras du pick-up vers le néant noir de la rotation silencieuse. Mais un jour il leur arrive un turbin, comme ça, sans crier gare. Le démon de midi, ou de minuit, ou de j’ignore-quelle-heure… Crac, zim, boum ! Les gugus se dérèglent. Ils tournent plus dans le même sens, se rebellent contre la gravitation universelle.

Prof, m’est avis, il aura pris la démange des voyages, à la faveur de l’été. Qui va savoir depuis combien de jours, depuis combien de nuits il le caressait, son rêve d’échappée iranienne ?

Je le dis au Vioquard. Mais il prend sa lippe refusante, le Boss. Sa mimique « objection-non-valable-votre-honneur ».

— S’il partait seul ou avec sa femme, voire encore en compagnie d’un groupe organisé, peut-être, San-Antonio. Oui, peut-être, seulement ça n’est pas tout. Il a retenu deux places. L’autre est au nom de Jerry Mac Ring, ce qui, je suppose, ne vous dit rien ?

— En effet, avoué-je spontanément, car je suis certain de ne pas connaître ce nom. Un Américain d’origine écossaise, je suppose ?

— Probablement.

— Il s’agit d’un ami à Prof ?

— Ils ne se sont encore jamais vus, dit le Vieux en me virgulant un gentil sourire. King est le fils dévoyé d’un fonctionnaire américain en Europe. Il vient de purger une peine de quatre ans de prison à Amsterdam pour attaque à main armée.

Il sort de sa poche une photographie et me la présente.

Ecce homo ! fait-il.

Bérurier, que l’on tient en quarantaine et qui en a classe de jouer les potiches intercepte l’image d’un coup de paluche péremptoire.

— Un Italien, je suppose, dit-il. Avec un nom pareil ! Ecce Homo, ça sent son Napolitain d’un lieu.

Ayant repris possession du cliché, tandis que le Dabe couvre mon ami de son regard d’aigle vindicatif, je constate que le dénommé Mac King est un beau jeune homme au regard clair et hardi à peu près aussi sentimental d’apparence qu’une panoplie de gynécologue.

— En résumé, ajoute le Vieux, le père Prof qui n’a jamais quitté son pavillon de meulière s’embarque brusquement pour l’Iran en compagnie d’un truand qu’il n’a pas encore rencontré. Si vous trouvez la chose normale, moi je veux bien, mais il va falloir me trouver une justification valable.

Il a raison. Voilà qui est troublant.

— Comment avez-vous eu vent de ce voyage, sans indiscrétion, patron ?

— Par le plus grand des hasards. Vous savez bien qu’il est notre meilleur auxiliaire, mon cher ? L’un de vos collègues retenait des places d’avion aux bureaux d’Air France des Champs-Élysées lorsqu’il a aperçu Prof au guichet voisin, en train de procéder lui aussi à ses réservations. Un flic est un flic. Chassez le naturel, il revient au galop. Connaissant son Grinsky, il a voulu savoir où le bougre se rendait. Il a attendu le départ de notre bonhomme et a demandé des renseignements sur le voyage qu’il projetait après avoir argué de sa qualité de policier. Ensuite de quoi, ce zélé inspecteur m’a adressé une petite note pour me signaler la chose. J’ai fait prendre des renseignements sur Mac King dont le nom ne me disait rien et j’ai su qu’il achevait de purger une peine de prison en Hollande. King n’a encore jamais mis les pieds en France. Il sort de prison ce matin. Je suppose que son premier soin sera de se précipiter à Paris car les deux hommes partent demain pour Téhéran.

Le déplumé tire deux biftons d’Air France de sa poche et les dépose sur mon bureau.

— Vous aussi, dit-il. Je ne sais pas pourquoi, mais leur voyage ne me dit rien qui vaille.

Je prends les biftons, établis l’un à mon nom, l’autre à celui de Béru.

Pour un type qui prétendait jouer cette enquête à pile ou face…

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