Une devinette : qu’est-ce qui fait les plus belles bulles, du pape ou de San-Antonio ?
— Oui, mes amies, vous l’avez deviné grâce à votre sagacité de friponnes, c’est le grand, le seul, l’unique, le cher Paul VI, seulement les miennes ne sont pas mal non plus. Il s’en forme une énorme devant mon regard brouillé, qui me cache le monde. Un vrai ballon. Si irisé qu’il semble capter toute la lumière. Il éclate. Je crois percevoir le bruit de la détonation. En fait, personne n’a sursauté.
Les protagonistes de mon agonie sont tous là. Le grassouillet en bras de chemise, le vieux qui m’a fait barboter et la fille à la robe blanche brochée d’or. Elle ressemble à une nymphe. Ordinairement on représente toujours les nymphes, les anges et les divinités sous des apparences blondes. Probable que dans l’esprit des imagiers, le blond fait plus virginal, plus céleste. Ils se gourent. Et tenez, je vous en parie ma part de purgatoire contre un abonnement à l’Olympia que Jésus était brun. C’est Saint-Sulpice qui l’a décoloré, l’a déguisé en philosophe Scandinave. Z’ont décidé qu’il ferait moins juif avec sa barbe et ses cheveux d’or. Plus fils de Dieu ! Fichaise ! Moi je l’accepte couleur pruneau, Jésus. Je rêve d’une grande superbe révélation qui nous l’apprendrait bougnoul, bien cirage, crépu pire qu’astrakan !
Bon, je causais donc que ma bulle éclate et que j’aperçois les gens, y compris les deux gus, tout là-bas, dont l’un rase la tétère de l’autre. Un goût de vase putride m’emplit la margoule. Je souhaite refiler, ça me soulagerait. J’ai un grand appel de l’ami Hugues qui me vient des stomacales profondeurs. Mais tout ce que j’expectore c’est un misérable couac. Il est suffisant pour alerter la fille. Elle regarde dans ma direction et sourcille. Puis elle virgule un coup d’œil hâtif aux autres. Son copain le suifeux bavarde véhémentement avec le vioque à la ficelle. Il ne me prend pas garde. La donzelle s’avance dans un froufrou soyeux. Elle se penche sur moi. Je vais pour lui dire quelque chose d’aimable, mais elle met un doigt sur ses lèvres. Du coup je rentre mon compliment. Holà ! du bateau, que signifie ? La fille s’accroupit, ce qui — ô délices — m’offre une vue idéale sur son décolleté de l’hémisphère sud.
Comme me disait mon copain Paulo : une occasion de mater n’est jamais négligeable. Bon précepte, mes petits gars, et que je vous propose de faire vôtre. Ces Iraniennes, c’est pas croyable ce qu’elles ont le système pileux développé ! Je ne veux pas vous donner des détails scabreux, car, vous le savez, c’est pas le genre de ma boutique, mais croyez-moi, des foisonnements comme celui que je bigle, j’en ai encore jamais frimé d’aussi près ! Tu parles d’un chargement de fourrage, mon neveu !
— Ils vous croient mort, faites le mort ! me soufflet-elle d’un ton qui pour être à peine audible n’en est pas moins péremptoire.
Ma surprise est modérée. Pas la première fois que, dans un coup fourré, une sœur me joue la grande scène de l’alliance secrète. Des nanas qui chiquaient les complices commotionnées par mon charme, j’en ai tellement rencontré que, pour vous en dresser la liste, il me faudrait un mois de congé et une machine à calculer.
Néanmoins, je décide de lui obéir parce que, entrer dans son jeu, c’est jouer la carte du présent, comprenez-vous. Et que mon présent n’a pas la démarche chasseur alpin à l’instant que je vous parle.
Le suifeux qui a dû constater son manège lui lance une question, dans une langue qui m’est aussi étrangère qu’une paire de gants à un pingouin. Pourtant, à l’intonation, je devine qu’il lui demande de mes nouvelles.
— Nakheir ! répond la fille en se relevant, ce que je déplore car elle me prive ainsi de sa luxuriance.
Le gars moi-même ferme ses yeux et s’applique à respirer menu. Attendons la suite, on verra bien !
Elle ne se fait point attendre. Après un bref conciliabule les deux hommes s’approchent de moi et m’empoignent. Je conjugue toutes mes énergies à ne pas extérioriser ma vie. Mais y’a rien de plus duraille à dissimuler que l’existence. Heureusement, ces deux branques me cloquent dans la corbeille mentionnée au chapitre précédent.
Bref coltinage le long d’une ruelle carbonisée par le soleil. Bon, v’là qu’on me charge dans le coffiot d’une bagnole. Le volume de la corbeille empêche que l’on referme celui-ci, ce qui me permet de respirer normalement.
On roule, lentement d’abord, au cœur d’une cohue jacassante, puis le véhicule force l’allure, preuve qu’on vient de déboucher sur une route ou du moins une grande artère.
Où donc me drive-t-on de la sorte ? Avouez que c’est irritant d’être le jouet ballotté de ces cinocks. On me neutralise pour me trimbaler, de-ci, de-là, d’un chameau broyeur de safran à un hammâm insalubre. Et voici à présent la balade en tuture. Ah ! non, classe à la longue !
Le trajet est de courte durée. La chignole stoppe, soulevant un épais nuage de poussière blanche et brûlante.
Un silence épais s’abat sur mes tympans comme un cataplasme de farine de lin sur un râle pulmonaire[4]. C’est le silence de la chaleur lorsqu’elle est torride. Un silence d’étouffement cataleptique, si vous voyez ce que je veux dire ? Plus rien ne bronche. Tout est pétrifié dans une torpeur à cinquante degrés. Illico, malgré mes fringues détrempées, je sens la sueur qui me gicle des pores.
L’odeur d’essence de la tuture se fait pénétrante, stimulée par la température. C’est vachement volatil, la benzine, faufileur ! Ça investit les trous de nez pire que les pensées cochonnes investissent vos mignons cervelets, mes loutes.
Pourquoi, soudain, cette senteur de pétrole me fait-elle redouter que ces gueux ne m’incinèrent ! Ils me croient cadavre. Or, un cadavre est préoccupant pour des assassins. Ils cherchent tous la bonne combine pour l’anéantir. Anéantir ? Voire. Rien ne se perd rien de secret comme dirait… l’autre ! Toujours est-il que je me vois mal parti. Comment déjà, la devinette ? Qu’est-ce qu’est jaune et qui consomme dix litres ! Réponse : un bonze ! À ce propos, Claude Nielsen me faisait observer le sujet philosophique que ça donnait à disserter, la marotte de ces bonzes s’arrosant d’un produit éminemment américain pour faire prévaloir des idées antiaméricaines. La noblesse du feu, c’est quelque chose ! Jeanne d’Arc aurait pas cramé qu’on n’en causait plus ! Tenez, je vous prends sainte Blandine, becquetée par les lions, on lui célèbre le culte, à elle ? Des clous ! Terminer crottes de lions, c’est ridicule, tandis que s’effriter en cendres, ça oui, ça vous place la légende sur orbite.
Mes kidnappeurs m’extrayent de la malle de l’auto, puis de la manne d’osier. Je roule dans une poussière couleur de miel et qui me brûle comme le sable des plages en folie de l’été. Ils discutaillent entre eux. Je continue de chiquer les mortibus. Enfin on se penche sur ma pseudo-dépouille et on me détortille mes liens. L’ankylose me conserve raide comme barre. Maintenant, ces malfrats m’empoignent et me décollent de terre. Ils se mettent à me balancer. À la une, à la deux ! Partez ! Je peux pas me retenir d’ouvrir une chasse. Je vois tournebouler un paysage pelé autour de moi. Je virevolte dans le soleil. Confusément je distingue les berges ocre d’une rivière, son eau marron foncé, les arches paille du pont d’où l’on vient de me larguer. Une symphonie de jaunes, depuis la terre-de-Sienne jusqu’au jaune soleil. Je tournoie de plus en plus vite. Pourvu que la baille soit assez profonde pour m’accueillir. Ils sont languissants, les cours d’eau iraniens, pas riches en débit ! C’est de la flotte qui lézarde, s’étale, vasouille. Il va se déguster une vache infusion de rochers, le San-A. ! Se péter la carcasse sur des caillasses. Brisé menu, comme biscuits foulés !
La tronche en limande, en grenade trop mûre, selon l’image classique.
C’est bref, un valdingue, vu de loin. Mais quand on est le plongeur il semble interminable. T’as le temps de repasser ta vie à la visionneuse ! Depuis ta première dent de lait jusqu’au futur que tu ne connaîtras pas, que t’aurais pu connaître…
Je me contracte pire qu’un bloc de granit rose (mon préféré). Et puis c’est un bref engloutissement dans une onde que la longueur de ma chute semble avoir épaissie. O.K., je m’en tire. Sous les ponts y a souvent des trous. N’empêche que je touche le fond de la rivière et que je ressens un moche ébranlement dans mes côtelettes. Je voudrais me débattre, mais je m’intime l’ordre de ne pas broncher. Ils doivent m’observer, de là-haut. Si je remue ils réagiront.
Bien raide, je fais la planche. La surface enfin ! Soyeuse, baignée de lumière. Éblouissante ! La chaleur m’agresse la partie face ! Un courant beaucoup plus rapide que je ne l’imaginais m’entraîne. Un remous me fait pivoter. Je dois ressembler à un vrai cadavre, vu du bridge. À une charogne docile. J’entrouvre les yeux. Je les vois accoudés au parapet, tous les trois : la fille, le suifeux, le vieux crabe ! J’ai le temps de me dire qu’il est vachement bathouze, le pont, avec ses arches arrondies, sa ligne dodelinante, son crépi ocre. Une œuvre d’art autant qu’un ouvrage d’art. Je m’en éloigne de plus en plus vite. Des élans contraires de la rivière me braquent de gauche et droite, comme la barre d’un gouvernail fou. Bientôt, le cours d’eau devient plus impétueux car il rétrécit pour foncer dans une gorge. Ça risque de barder pour ma viandasse. Je vais être mis en charpie dans ce défilé. Un coude s’amorce. Banco : me voici hors de la vue de mes bourreaux. Je me mets à nager aussi fort qu’il m’est possible. Des reliquats d’ankylose m’accrochent encore du plomb aux entournures, mais l’énergie du désespoir a toujours permis à un homme digne de ce nom de surmonter ses misères.
À force de barboter, de trépigner contre l’élan de la rivière, je finis par m’orienter vers sa berge la moins abrupte. Trente mètres plus bas, s’allonge une espèce de petite grève caillouteuse. Je l’ai distinguée entre deux bouillonnements. J’ai un élan de triton pour l’atteindre. Robinson se tirant les pinceaux de son naufrage ! Terre ! Terre ! Ben mon Colomb !
Le dur contact rouleur des galets sous mes reins.
Je m’agrippe pour échapper aux sollicitations de l’eau poursuivant sa course frénétique. Encore un effort ! Inépuisable énergie san-antoniesque ! La volonté bandée ! Ah ! ce que je la bande dur ! Merci, papa, merci, maman !
Ouf ! Le salut ! Je lance un regard d’infinie reconnaissance au ciel bouillonnant de chaleur. Il en fait une tiède, croyez-moi. J’aurai pas de mal à me laisser sécher. Anéanti par mes tasses successives autant que par mes efforts, je me mets en position de fœtus et je ferme les yeux sur un néant aussi capiteux que provisoire.
Dans ma tête délabrée, le chameau continue de broyer de l’ocre dans le clair-obscur de son humble atelier. Depuis combien de mois, combien d’années tourne-t-elle de la sorte, cette misérable bête, à guetter un cliquetis qui lui raconte des horizons pleins de dunes et d’oasis où l’on peut faire son plein de super ?
Ma parole, j’ai dû ronfler un brin. Un homme épuisé dort n’importe où, dans n’importe quelle posture. Le dénuement physique, c’est la mort des matelas Simmons.
Un bruit me réveille. J’ouvre un store, inquiet tout de suite, sur le qui-vive avant d’avoir rassemblé ma lucidité. J’aperçois un grand mec sec, vêtu d’un pantalon bouffant, d’une chemise délavée et coiffé d’un bonnet de laine pointu. Il a le bas des jambes et les pieds nus. Muni d’un épervier, il pêche depuis la rive. Faut lui voir la dextérité lorsqu’il virgule son filet à la sauce. D’un grand geste arrondi ! Auguste presque comme çui du semeur. Blaouff ! Le rond de filoche s’étale sur le courant et y coule. Le zig hale ses ficelles et ramène un sac où frétillent des affolements d’argent. La grande pêche miraculeuse. Il en a un plein seau déjà. Des sortes de truites très pâles qui remue-ménagent à outrance contre les parois du récipient.
— Ça biche, pêcheur ? je lui lance.
Il me regarde brièvement, d’un œil préoccupé, et me répond quelque chose en iranien moderne.
Sa préoccupation, à cézigue, c’est pas les demi-noyés mais les poissons bien vivants.
J’ai la frime en feu because le mahomed qui m’a assaisonné copieusement au lance-flammes pendant ma pionce.
Il s’en tamponne de mon cas, le détruiteur de rivière. Mes affres c’est pas son blaud. Je m’approche de lui.
— Vous parlez anglais ? j’y demande… en anglais.
— Very little, grommelle le gus en rejetant son filet.
L’idée me vient d’inventorier mes fouilles. Gros bol : mes ravisseurs ne m’ont rien chouravé. J’ai une liasse de riais (ou de riaux) sur moi. Tout collés par ma trempette. De l’ongle je parviens à détacher sans dommage du paquet visqueux une coupure aussi appétissante qu’un dégueulis à la framboise. Je la lui montre. Pour le coup il se hâte de haler son filet. Puis il me désigne son seau de poissecailles, croyant que je souhaite acheter sa prise.
— Non, lui dis-je, je ne veux pas votre pêche, mais un peu de votre temps, mon ami. Pour commencer, j’aimerais savoir où nous nous trouvons ?
Ce doit être un honnête homme car, avant de douter de ma raison, il commence par douter de son anglais.
— Vous me demandez où nous nous trouvons, c’est bien ça ? dit-il avec application, en fourbissant son vocabulaire pour renforcer sa pensée à coups de synonymes.
— Exactement.
Il ôte son bonnet de laine et se met à gratter le fourrage qui pousse en dessous.
— Eh bien, mais, nous sommes au bord de la rivière Zende-Rùd, sir.
— C’est-à-dire ?
Il fronce tellement ses sourcils que ses yeux noirs ressemblent à un tréma.
— Serait-ce que vous ne connaîtriez pas la rivière Zende-Rùd, sir ? insiste ce brave épervieur avec un étonnement mal contenu.
— Je l’avoue à ma grande honte, conviens-je. Je ne suis que Français, or, les Français ignorent tout et particulièrement la géographie.
Ses prunelles s’avivent et se mettent à scintiller plus fort que les truites dans le filochon.
— Français ! balbutie-t-il, au bord des transes.
Puis, me présentant sa dextre aux doigts écartés, il murmure :
— Vous voyez cette main, sir ? Elle a touché le général de Gaulle lors de son voyage en Iran.
— Pas de complexes entre nous, je vous prie. Vieux, fais-je en lui tapotant l’épaule, on a chacun ses misères. Cela dit, ça se trouve où, le Zâyendeh roud.
— Au sud d’Isfahan, sir.
Je manque en avaler ma pomme d’Adam comme un vulgaire comprimé d’aspirine.
— Isfahan ou Ispahan, c’est la même chose, n’est-ce pas ? bredouillé-je.
— En effet, sir.
— Et cela se trouve à quelque cinq cents kilomètres de Téhéran ?
— Environ, sir.
Bloing ! Nouvelle surprise, et de taille ! On m’a coltiné durant mon assommissement sans que je m ‘en aperçusse. Ça ne cadre pas avec ce que je sais des commotions. Un coup de goumi, lorsqu’il ne vous fait pas éternuer le cervelet, a des effets soporifiques réduits. C’est le grand coma ou alors le simple étourdissement. Donc, les mecs m’ont drogué à l’aide d’une piquouze pendant que je musardais dans le sirop. Pourquoi diantre m’ont-ils fait parcourir ces cinq cents bornes ?
Mon côté pensif tournant à la prostration et, de ce fait, troublant le pêcheur, je prends sur moi de réagir, comme dirait la comtesse.
— Oh ! je vois, soupiré-je pour me donner du temps.
Je caresse mes joues. C’est vrai qu’une barbouze commence d’y croître.
Puis, sortant une nouvelle coupure, je la montre au lanceur d’épervier.
— Mon ami, lui dis-je, lorsqu’on a eu le privilège de toucher le général de Gaulle, on se doit d’assister un Français dans l’embarras, surtout quand celui-ci a le cœur sur la main et des bank-notes sur le cœur. Je compte sur votre aide franche et massive. Ensemble nous œuvrerons pour la prospérité de nos deux magnifiques nations. Vive l’ex-royaume de France ! Vive la probablement future république d’Iran !
— Vive ! ratifie-t-il en enfouillant mon carbure !