Un séisme m’arrache aux limbes.
Je viens d’éternuer. Mais attention, je souligne : pas de l’éternuement discret, du petit atchoum de rosière étouffé dans de la batiste. Pas non plus le tchoum prolongé, comme un geignement de freins à air comprimé. De l’éternuement fracassant, explosif, broyeur de muqueuse. J’en ai toute la bouille qui part en miettes ! Les os qui se fendillent, les cartilages qui font le pas de vis.
Pour le coup je rouvre les châsses, guéri instantanément de mon sirop d’oubli. Vite je les referme biscotte je me dis que de deux choses l’une : ou bien je suis canné, ou alors, dans mon sommeil, ils m’ont fait prendre du L.S.D. ! Ce que je viens d’entr’apercevoir entre mes longs cils langoureux, les gars, dépasse l’entendement.
De quoi m’embarquer vite vite dans un hostal psychiatrique ou bien une clinique à guérir les traumatismes crâniens. Des dames présidentes de républiques viendront me prononcer des paroles de réconfort au chevet, comme toutes les dames présidentes pendant que leurs bonshommes causent de choses que les peuples s’imaginent sérieuses. Vous remarquerez, des vieilles radasses promuses tout par un coup présidentes, brusquement les v’là qui se cloquent des discrets tailleurs, s’affublent de capelines comme en portaient les honnêtes femmes de jadis, et qui bombent, coudes au corps, dans les hôpitaux où le professeur Dugenou leur fait visiter son service.
C’est la manière, aux dadames en question, de se revirginiser la réputation. De devenir édifiante aux z’œils de l’opinion publique. La visite aux malades c’est magique. La caresse au mongolien, la main sur le front du prématuré, le pouls qu’on tâte à l’hémiplégique, le bras tendu au rapatrié clopinant d’une guerre de quelque part, ça produit toujours son effet. Ça humidifie les bonnes gens, les propulse dans des abîmes de bienveillance. Le monde est plein de recettes éprouvées. À force, ça finit par me briser les burnes, ces simagrées, cette routine, ce ronron complaisant, cette absence d’invention, ce mépris de l’homme. Me ferai ermite, si je me poursuis ; c’est inéluctable. J’en peux plus de toutes leurs conneries et turpitudes. Leurs campagnes électorales, leurs déclarations pomponneuses. Leurs voyages z’à l’étranger où qu’on leur a réservé un accueil triomphal. Toujours, vous noterez : triomphal. Vive le président Monzobe et longue vit à la présidente, qu’elle en prenne plein les galoches ! Mais je m’égare, comme on dit à Saint-Lazare.
Je vous causais de ma vision !
Elle est d’Orient, certes voui, mais pas d’un orient fabuleux comme sur les tapisseries persanes.
Ce que je viens d’apercevoir, mes jolies chattes, c’est un vieux chameau. Je ne fais pas d’allusion à vos belles-doches, les gars.
Par chameau, j’entends bel et bien un dromadaire. Il est beige très clair, avec des poils blancs. Il a deux énormes coquilles de paille sur les yeux et il marche en rond, d’un pas indécis, en tirant une grosse barre de bois, laquelle actionne la forte meule en pierre d’un moulin à farine. Ce chameau aveuglé tourne dans un local à peine éclairé par un trou percé au faîte du toit. Il broie du noir, je suppose, en broyant du safran. C’est jaune partout dans ce gourbi. La lumière tombant du trou est ennuagée de safran. Les pattes du chameau sont poudrées d’ocre également. Je dois en avoir plein les fringues, à gésir sur ce sol qui sent la bouillabaisse, plein les trous de nez aussi, si j’en juge à mes éternuements.
Un petit cliquetis ponctue le carrousel. Il est produit par une chaîne qu’agite un nain, debout au haut des marches conduisant à une porte basse. Singulier personnage en vérité. Très brun, les cheveux frisés, le nez en bec de rapace, l’œil sombre, il porte un petit pantalon élimé et une chemise qui n’a plus comme couleur que celle des produits moulus. Il regarde tourner son dromadaire en secouant la chaîne. Parfois l’animal marque un temps d’arrêt et agite sa tête de mouton qu’un boa serait en train d’avaler par le siège. Il paraît guetter des prémices, le chameau. Ou bien évoquer les grands espaces désertiques. Le nain accroît le tintinnabulement de la chaîne et, inexplicablement sollicitée par ce bruit, la bête reprend sa marche. C’est terrible comme scène, ce chameau broyant du safran au fond d’un local obscur, avec son espèce de casque téléphonique sur les yeux, son manque d’entrain, le cliquetis de la chaîne et le nain impassible.
— Hello ! lancé-je à ce dernier.
Il ne réagit pas. Sa main grêle continue le petit mouvement branlotteur. Clic-clic-clic-clic ! Vous parlez d’un turbin !
— Vous parlez anglais ? m’obstiné-je.
Il n’a pas la moindre réaction. Mes paroles, sans jeu de mots, semblent passer au-dessus de sa tête.
Après tout, peut-être qu’il ne connaît pas le britiche, cézigue ?
J’essaie du français, sans plus de succès. Comme je ne jacte pas la langue fârci (malgré les dispositions que les dames veulent bien me reconnaître) j’en conclus que nous ne pouvons correspondre que par gestes ou par le canal d’un traducteur. Las, je suis ligoté avec du fil de fer, et je n’ai pas le numéro de téléphone de l’école Berlitz sous la main. Force m’est donc de ronger mon frein.
En attendant des jours plus favorables à l’épanouissement de mes deltoïdes, je regarde tourniquer le dromadaire. Il va de son pas hésitant, toujours aux aguets, en dodelinant sa pauvre tête rendue plus grotesque encore par les œillères de paille dont on l’a affublé.
« Gling gling gling ! fait la chaîne du nain. »
La grosse roue pivote en émettant un crissement aigu par instants.
Bon, et si tu examinais un peu le topo, mon Grand ? Tes pieds nickelés se sont avisés de ta filature. De la manière fracassante que tu l’effectuais, rien d’étonnant à cela. Un aveugle paralytique, avec sa seule canne blanche, se serait aperçu qu’il était suivi ! Agacé par la découverte, Prof et son copain ont demandé à leurs potes d’ici d’intervenir et on t’a intercepté de manière pittoresque. Tant va la cruche à salaud qu’à la fin elle se casse !
Ce que je souhaiterais connaître, c’est leurs intentions à mon sujet. Vont-ils décider de me liquider ou se contenteront-ils de me neutraliser pendant la durée de leur turbin ici ?
Voyez-vous, moi, ce qui me chiffonne dans ce blitz, c’est l’attitude de Prof. Père tranquille farouchement établi dans sa sécurité, v’là qu’en prenant du carat, il joue les Charles le Téméraire, le papa Grinsky. Il largue bobonne, la maison à jardinet et zoum, il radine à Téhéran d’un coup d’aile pour y jouer les Capone ! Il se mouille jusqu’aux narines ! Un zig de son âge ! Ordinairement, arrivés dans ces parages de l’existence, ce sont plutôt les craqueurs qui se rangent, non ? J’aime pas buter sur des non-sens psychologiques.
Je ressens des cuissures au cuir chevelu. Probable que des morcifs de cruche me draguent par la tronche !
Elle devait être drôlement épaisse, la soupière du gars ! Oh ! pardon, ce coup de cymbale, mes frères ! Heureusement qu’elle m’a pas chinoisé sur le calcium, Félicie ! Des granulés au superphosphate, à la louche j’en ai bouffé. Et du fer, donc ! Et du phosphore ! Des platées d’épinards, mes filles. Des brochetons au beurre blanc !
Elle m’a drôlement fignolé, chimiquement, M’man ! Dosé comme une potion délicate, à la petite balance dont les poids ressemblent à des miettes de pain en cuivre ! L’huile de foie de morue ? Des barils ! Après, c’est les morues que je me tapais ! Le ricin, tenez ! Pour la mise à jour des tuyaux : radical ! J’ai eu droit à tous les tonifiants. Gobé des œufs frais pondus, entiflé des bolées de lait bourru, tâté de la quintonine, des sels de fruits, du sirop des Vosges, l’hiver… Et je vous passe le bon miel des Alpes. Un garnement comme bibi, s’il est baraqué Apollon et plus résistant que le béton armé, croyez-moi, sa vieille y est pour quelque chose. Elle l’a soigné comme une plante rare, son Antoine, ma douce mère. On peut se permettre d’être du mec surchoix au bout d’un traitement pareil ! Bains de tilleul, parfaitement ! Ouate thermogène au premier toussotement. Cataplasmes moutardés au moindre éternuement ! Un velours ! J’eusse été bourrin, je devenais le super grand crack à ce régime-là. Toutou, je gagnais tous les concours !
Le bruit de chaîne s’arrête. Par contrecoup, le chameau aussi. Je me tortille pour mieux mater en direction du nain et je vois entrer deux femmes, deux vraies cette fois, drapées dans de longues étoffes sombres. Elles coltinent une grande manne d’osier, vide si j’en crois la manière désinvolte dont elles la trimbalent.
Elles en cassent pas une broque au nabot et descendent l’escalier pour venir à moi.
Ayant déposé la grande corbeille, dans le safran, ces dames se voilent pudiquement la face, ensuite de quoi elles me cramponnent qui par les pinceaux, qui aux épaules et me déposent dans leur panier. Le couvercle se rabat. Good night.
Ils ont beau bouffer que du lait caillé, dans ce pays, les gonzesses y sont costaudes. Comme un édredon, elles se l’embarquent, le beau San-A. ! Mettons comme un ballot de linge propre, quoi !
À travers les mailles d’osier de la manne (qui n’a pour mézigue rien de céleste) je peux mater un vague tantinet le paysage. Il n’est pas joyce ! Les deux rombières a biscoteaux me drivent dans une arrière-cour pétante de soleil où des oripeaux sèchent sur des bouts de bois placés en faisceau. Elles traversent ensuite un grand local obscur. J’ai plus de mal à distinguer les lieux, pourtant, grâce à mon regard de lynx élevé aux Quinze-Vingt, j’aperçois des bonshommes accroupis, occupés à imprimer des étoffes à l’aide de grosses empreintes de bois sur lesquelles ils frappent du tranchant de leur main capitonnée.
Personne ne lève les chasses de son turf au passage des deux dames. On gravit quelques marches. La clarté revient, accompagnée d’une âcre odeur de lessive. Ça sent la vapeur crasseuse, le méchant savon, le vieux linge moisi.
Ces dames me déposent et s’en vont. Je parviens pas à retapisser le topo, because mon regard est orienté face à un mur peint en bleu. À force de trémoussements et de tire-bouchonnages je parviens à modifier ma position. Justement y a un gros trou dans la paroi de la malloche et j’ai une vue générale du local. Impensable ! Ma parole, je dois rêver tout ça. Ils m’ont camé, c’est pas possible !
V’la que je me trouve dans un établissement de bain extrêmement primitif. Çà et là des espèces de cuves limoneuses sont creusées dans le sol. Lequel sol comporte des différences de niveau. Sur le plus élevé, j’avise un vieux type qui se trempe les pinceaux dans l’une des fosses après avoir retroussé le bas de son pantalon. Plus près de moi, sur la gauche, un autre vieillard est assis, les jambes écartées, les mains posées à plat dans son dos pour maintenir son équilibre, cependant qu’un bonhomme au torse ceint d’une serviette-éponge rouge lui rase la tête au moyen d’un formidable coupe-chou. Ahurissant, éberluant.
Malgré ma situation je ne peux pas m’empêcher de me fendre la cerise à la vue de cette scène burlesque. C’est tellement loin de mon problème que je doute de mes sens, comprenez-vous ? D’abord le chameau avec le nain, et puis maintenant ces vieux qui se décamotent les nougats ou se font permanenter à la Yul dans ce hammâm, non, je vous jure, ça paraît dingue tout plein.
Un martèlement de pas sur le ciment. Les gnards qui se pointent ne sont pas chaussés de sandales de corde. On relève le couvercle de la malle et une poigne énergique la fait basculer avec son précieux — ô combien — chargement. Je roule jusqu’au bord d’une fosse emplie d’eau opaque. Elle a pas été changée depuis plusieurs générations, cette flotte. Les savonnages successifs l’ont tellement épaissie qu’on dirait du sirop d’orgeat dans quoi se seraient noyées des myriades de mouches. Un court moment je crois que je vais basculer dans cette fange, mais ma trajectoire s’interrompt opportunément à un millimètre virgule quatre de la tasse.
Vite, je me roule en arrière. Ça me permet de découvrir les arrivants. Ils sont deux. Un couple. La femme est iranienne, probable, mais vêtue à l’européenne. Ah, l’admirable visage ! Fin, délicat. Le nez est pincé, harmonieux, le menton bien rond, et parfait l’ovale du visage. Sa chevelure d’un brun ardent est séparée par ce qu’on appelle dans tous les romans de ce genre une « raie médiane ». Elle porte une robe légère, en damas blanc brochée d’or. Le regard dont elle m’enveloppe a la couleur de certaines topazes du Rio Grande. Son compagnon est un gros type au visage bouffi, fringué d’un pantalon bleu et d’une chemise à manches courtes qui, mal boutonnée, laisse passer les poils astrakanesques de son bide.
— You speak english, of course ? me demande-t-il.
— Je parle anglais, mais je pense en français, lui réponds-je.
Ce qui constitue — ne venez pas me prétendre le contraire — une fière réplique, digne d’un enfant de la France pompidolienne. Elle ne trouble pas pour autant le camarade Gradube.
— C’est bien, apprécie-t-il.
Je passe à l’attaque, de façon purement verbale (et par conséquent verbeuse, car tout ce qui est verbal n’est que verbeux) hélas !
— J’aimerais savoir pourquoi vous m’avez assommé et séquestré, dis-je.
Il secoue la tête avec mépris. J’ai déjà vu des expressions méprisantes au cours de ma tumultueuse carrière, les gars, mais d’aussi autant (comme dit Béru), never !
— Vous ne manquez pas d’audace ! jette-t-il comme on crache une chique vidée de sa substantifique moelle.
— Qu’est-ce à dire ? me rebiffé-je sans grande conviction, vu qu’un saucisson ne dispose pas d’une suffisamment grande liberté de mouvement pour faire un bon protestataire.
— Il est à dire que vous suiviez le Grand Juste, sir.
— Ça consiste en quoi ?
— Quoi ?
Beau duo de croassements ! Croassez et multipliez-vous, comme je dis toujours aux jeunes séminaristes quand ils se marient.
— Le Grand Juste ?
— Inutile de feindre la surprise et l’ignorance, sir. On a constaté votre manège, n’est-il pas vrai ? ajoute le suifeux en se tournant vers la môme brune.
Le regard d’ambre (j’avais dit de topaze tout à l’heure, mais en définitive il est plus foncé que ça) de la ravissante personne s’emplit de noirceur jupitérienne. Si elle reste branchée sur la force une minute de plus, je vais morfler une décharge façon Sing-Sing.
— Il suivait le Grand Juste, affirme-t-elle catégoriquement.
C’est tellement sans réplique que je ne trouve plus de mots pour protester.
Voilà du neuf et du déraisonnable, une fois encore, mes petites grand-mères. Le Grand Juste ! Je vous demande un peu. Ça signifie quoi donc, mort de ma viande ? Est-ce ainsi qu’on qualifie Prof au pays des Mille et un z’ennuis ?
J’ai peine à l’admettre. Il a rien d’un Grand Juste, le vieux faisan. Lui, il appartiendrait plutôt à la série des petits bricoleurs.
— Écoutez, fais-je, je ne pige rien à ce que vous me dites et je pense qu’il serait préférable d’avoir une explication franche et massive dans l’honneur et dans la dignité. Pour commencer, dites-moi qui vous êtes et je vous dirai qui je fréquente.
L’homme au pantalon bleu est affligé d’un léger tic qui lui tire l’œil droit en arrière par instants. Sans doute ce petit travers se manifeste-t-il principalement dans ses périodes de contrariété ? Toujours est-il qu’à la fin de ma phrase, son lampion se met à lui gambader dans la figure comme un poney dans son enclos.
Au lieu de me répondre, il lance un appel qui doit s’écrire en caractères tortillés pareils à de l’italique découpé au ciseau à broder.
Le petit vioque qui s’ablutionnait les pataugas sort ses targettes de l’eau bourbeuse, piétine une serviette trouée pour les sécher et s’avance vers nous en contournant l’immonde cuve. Avant de nous parvenir, il prend un long cordon soigneusement enroulé dans un placard et le dévide tout en marchant.
Je sens qu’elle est pour mézigue, cette ficelle. Et je me demande avec une angoisse aussi légitime que l’épouse du général Bey-Collomb comment il compte l’utiliser.
La réponse à cette muette question ne traîne pas. Pépère exécute un nœud aussi coulant qu’une blenno mal soignée et me passe la boucle aux épaules. Rien qu’à la manière qu’il serre, je réalise qu’il a conservé une fameuse force bien qu’il apparaisse tout branlant. J’en ai connu des génaires forts comme turcs. J’en connais encore, quelques-uns, pas trop, des qui se pointent sur leurs quatre-vingts hivers et qui te fauchent encore un champ de luzerne ou bien te déménagent un grenier. Leur reste plus que le muscle, c’est-à-dire l’essentiel. Ils ont paume leurs graisses superflues et sont devenus vigoureux à force de sécheresse, comme des sarments de vigne. Autant j’horripile les vieux jérémieurs, autant ceux que je vous cause, je les vénère de s’être maintenus présents. Quelle belle politesse ils nous ont faite ! En attendant, je le souhaiterais bien démantelé, le vieux gus au nœud coulant. S’il sucrait et ployait sous l’arthrite, sûrement qu’il me manipulerait pas comme un simple yo-yo. Il m’arracherait pas du sol visqueux pour me propulser dans la flotte nauséabonde.
Plouff ! Je coulapique d’une traite. Deux mètres de plongée. Vingt-cinq centimètres de moins et je pouvais continuer d’approvisionner mes éponges, mais enfin le guignol qui a architecturé ce hammâm ne pouvait pas prévoir mon problème, hein ?
Je ferme mes écoutilles à bloc pour empêcher cette eau fangeuse de m’entrer. Leur combine, vous parlez si je l’ai pigée ! Elle est vioque comme vos robes, mesdames chaisières. Pendant la guerre, les gentlemen teutoniques appelaient ça le coup de la baignoire. Le résultat était pareil, mais le procédé plus hygiénique. Mes tourmenteurs vont me faire tremper jusqu’à ce que je sois au bord de l’asphyxie, ensuite ils me retireront pour me laisser récupérer et ils recommenceront l’opération autant de fois que nécessaire pour m’amener à parler. On a beau avoir une âme d’élite, être plus résistant que le franc et posséder une volonté d’airain, à l’arrivée faut s’allonger dans ces cas-là. Passer outre (c’est le mot) son honneur. Je compte in petto (car si j’ouvrais la bouche, hein !) pour égrener les secondes. Je m’efforce à ne pas paniquer. Faut que je rogne sur leur temps d’estimation, comprenez-vous ? Ma capacité thoracique me permet des performances de pêcheurs de perlouzes. Si je vous disais, mon premier chrono, je l’ai utilisé à calculer combien de temps je parvenais à rester sans respirer. Je me piquais au jeu. Me disais que ma vie en dépendait. Fallait que j’atteigne la minute d’autonomie, absolument. Et quand j’ai réussi à tenir mes soixante secondes, je me suis obstiné. J’en avais des vertiges, des bourdonnements. Ça devenait tout rouge dans ma tronche, tout brûlant dans ma poitrine.
L’absence d’oxygène me muait en brasier. Mon record ? Je crois pouvoir vous dire une trente ! Faut le faire, croyez ! C’est dangereux, vos soufflets se mettent vite en torche à ce régime-là.
Donc je recommence mon entraînement… Vingt-cinq, vingt-six…
S’entraîner quand on est assis dans son lit et s’entraîner quand on est immergé dans le cloaque, ça fait une paille. V’là que j’ai déjà irrésistiblement envie de rejeter mon gaz carbonique. Il faut pas. Absolument pas. Une fois que vos éponges se sont vidées, le mouvement d’inspiration devient péremptoire. Et alors c’est la tasse saumâtre, le méchant bouillon d’onze heures ! Ah ! l’organisme est un père pantoufles ! Pour le déroger de ses habitudes, tintin !
… trente-huit, trente-neuf…
Ça y est, va falloir que je largue les amarres ! Je manque d’entraînement, décidément. Ou alors je compte des secondes excessives. Elles mesurent trois ou quatre dixièmes de trop, probable !
« Si t’arrives pas à la minute, San-A, tu es une crêpe. »
Ainsi je me cause.
Pour eux là-haut, aussi, le temps doit paraître long. Et puis je pige que mon calcul est vain. Ils attendent mes bulles. Tant qu’elles crèveront pas à la surface ils sauront que je me bigorne avec mes poumons. À soixante je balance une partie de ma vapeur. Faut encore m’accommoder du reste. Tricher, faire croire à mon sang que la carburation continue. J’avale ma salive. Je crachote entre mes lèvres crispées un petit jet qui me grimpe en chapelet mignon devant le pif.
Les vaches ! Ils ne se décident pas à me hisser. Ma tête est pleine d’ombres pourpres. Je glaviote ma toute fin de carbone, mon extrême reliquat. Je racle les fonds de tiroir. J’ai plus la force mentale de compter. À quatre-vingts j’ai décroché. Mon corps réclame monstrueusement. Je ne suis plus qu’une avidité d’oxygène. Une frénésie respiratoire. Ça y est, c’est râpé, faut que je m’ouvre. Que je bée, que j’absorbe ! N’importe quoi… De la flotte sanieuse ? Tant pis ! Arrraoutch ! Bouâ ! Pleugh ! Ça rentre, ça m’envahit ! Me vertige ! Me suffoque ! Je pense à des petits chats que grand-mère jadis noyait, à la campagne, dans une lessiveuse. Je me dis que j’expie pour eux. Ne noyez plus les petits chats, mes mémères, c’est trop lourd de conséquences.
À force d’asphyxier, un calme me prend, terrible. Rien de pire que la fin d’une souffrance lorsque sa cause continue. Elle signifie la mort. L’engourdissement de la fin. La sérénité des derniers instants qui détend si bien les traits qu’on a appelé les morts des bienheureux !
Glaoupp, cratch…
Ils ne m’auront pas remonté à temps !