— Ton idée est valable, approuve Sa Majesté. Seulement, l’hic c’est qu’on n’a pas d’allumettes.
Penauds, nous considérons le tas de matières infiniment combustibles que nous venons de constituer dans la salle du prophète Mohajouîr, endroit où j’estime que nous jouissons d’une sécurité provisoire, pour la bonne raison que nous nous en sommes sauvés.
Dans l’immense demeure, comme dans ses abords, l’agitation se poursuit. On nous cherche avec une frénésie qui, comme toutes les frénésies, manque trop de méthode pour être efficace.
Comprenant que nous ne pouvions espérer quitter la maison cernée, l’idée m’est venue d’y mettre le feu. Ainsi nos gens seront-ils occupés et interrompront-ils leurs recherches pour se consacrer à l’incendie puisqu’entre deux maux, il faut choisir le pire.
Seulement, au moment décisif, nous constatons brutalement le fait : personne n’a d’alloufs sur soit.
— On ne peut pourtant pas aller leur en demander, grommelle Béru.
Mostaclaouhi ne dit rien. Il se contente de serrer contre son cœur l’animal mort en le bisottant.
— Dites, pauvre cher grand ami, l’appelé-je, il paraît que cette bonne bête avant de trépasser vous a apporté vos lunettes ?
— Oui, oui ! sanglote le Débris. Elle était aux petits soins, toujours. Si vigilante ! Si attentive ! Dévouée ! Ne se laissant rebuter par rien. Tenez, monsieur : la vaisselle ! Elle la faisait toujours. Depuis des années je n’ai pas lavé une seule assiette. Elle léchait chacune d’elles avec une telle application qu’elle en paraissait neuve !
— Pour en revenir à vos lunettes, mon cher, les avez-vous dans votre poche ?
— Bien sûr !
— Pouvez-vous me les prêter ?
— Je doute qu’elles vous conviennent, monsieur, car vous n’êtes apparemment pas plus myope qu’astigmate !
Néanmoins il me les tend.
— Merci grandement !
J’arrache délibérément une feuille de papier de soie protégeant la gravure d’un livre bellement enluminé.
— Malheureux ! s’exclame Mostaclaouhi, vous mutilez le Coran !
— Allah me le pardonnera, assuré-je, car c’est pour une juste cause !
Cela dit, je me demande si Allah protège les pyromanes et surtout, si je vais pouvoir en devenir un grâce aux besicles du vieux chnock.
Debout dans la lumière oblique tombant d’une ouverture ménagée dans la rotonde, je tiens les verres au-dessus de la feuille de papelard. Vous connaissez tous le principe de la loupe exposée au soleil ?
Même les plus bornés et les moins physiciens d’entre vous savent qu’une lentille convexe non seulement grossit les images, mais accroît la chaleur solaire. Partant de ce principe, mes amours, vous ne m’ôterez pas de l’idée que si Louis XIV a été baptisé « roi soleil », c’est uniquement parce qu’il avait une loupe sur la tête.
J’attends un brin, anxieux de savoir si les verres du père Mostaclaouhi seront suffisamment forts. Sainte Jehanne d’Arc, priez pour nous !
Quand je vois le papier de soie biscornir, racornir, brunir et fumer, je sais que c’est gagné. Et en effet, ça se met à cramer en douce. Un trou se forme dans le papier, petit cratère dont les parois s’enflamment peu à peu. J’incline alors la feuille pour activer la combustion, puis, lorsqu’elle est bien prise, la jette sur notre bûcher de fortune.
— Souffle, Vulcain ! enjoins-je au Mastar dont je connais la surprenante capacité thoracique.
Cher gros scout ! Un vacher transhumant en train de préparer sa soupe du soir dans les hauts alpages du Simmental ! Murano et ses souffleurs de hideurs ! Une statue allégorique représentant le Mistral courbant la vallée du Rhône !
Très vite ça crépite ! Ça brandonne ! Ça incandescente !
Ah ! le beau brasier ! Vive monsieur le maire ! L’incendie de Chicago ! Ce que ça brûle bien, des tapis ! Beaucoup de fumée, mais pas sans feu, tant s’en faut ! Et les tentures ! Vous les verriez cramer, de bas en haut, se déguiser en barrière de flammes ! Une splendeur ! Le Châtelet ! Ça gagne les boiseries ajourées, ça passe les portes, dévale les escaliers ou les gravit ! Ça cabriole. Tout devient comme transparent ! Tout devient glorieux !
Moi, pas bête, vous vous en doutez, j’ai repéré l’escadrin discret pour une sortie rapidos. L’humble couloir de service qui n’est qu’en marbre rose, alors que partout ailleurs c’est en or massif enrichi d’incrustations de cuivre.
Nantis des armes prélevées sur nos vaincus, soutenant Prof et réconfortant Mostaclaouhi, on gagne les extérieurs tandis que l’agitation alentour change de forme.
— Vous voyez qu’elle avait bien fait de m’apporter mes lunettes au lieu de mon revolver ! pleurniche le vieux chauffeur dont le chagrin est en Perse. Ah, la belle âme ! Elle prévoyait tout ! Devinait mes nécessités ! Aménageait mon existence… Que vais-je devenir désormais !
— Tu la feras empailler, pépère ! console le Gravos, qui ferme la marche sabre au clair ; ce dont je ne saurais me permettre le jour que ma Berthe cannera. D’ailleurs, si je pouvais la faire naturaliser (ce qui rimerait à rien, vu qu’elle est déjà française de naissance) je me demande bien où je la foutrais. Ta clébarde, au moins, tu pourras la placer sur ta cheminée, tandis que moi, ma Berthe, faudrait que je la planque au grenier pour pouvoir garder mes aises…
Tout en devisant, nous atteignons le jardin. Les effectifs du prince se sont concentrés (de tomate) sur la face principale dont les fenêtres crachent des flammes aussi impétueuses que celles des lampes à souder.
— Passons derrière cette haie de gardmobilis ogardavous à feuillage et culterie persistants ! décidé-je.
Dont acte !
Mais acte-là ! Le pot a des limites. Une chose que je n’ai pas prévue, c’est l’afflux de curieux alertés par l’incendie.
La grille du parc est assiégée. Vous pensez, pour une fois que la crèche d’un prince flambe, ils vont pas rater ça, les populaciers. Le peuple, faut qu’il ait des compensations, de temps à autre. À notre époque, y aurait pas des petites princesses aveugles, des reines stériles, des souveraines grasses, des mariages morganatiques, des ducs photographes, des actrices princesses, des souverains déposés, des héritiers imposés par des dictateurs, des couples royaux en bisbille, des princes consorts pédés, des descendants marchands de bagnoles, des futurs rois déguisés en clodos, des monarques tatoués, des reines mères plus b… que des charcutières et des rois déchus qui ont pour suaire la nappe de leurs orgies ; non, en vérité, mes bons corôturiers et amis, y aurait pas ce folklore, cette faune, ces réserves à sang bleu, à sang-froid, à cent pour cent sans sang, y aurait pas ces fantoches, ces emplumés, ces encouronnés, ces embrocardés, ces dégénérés, ces annulés, ces photographiés, ces attardés, elle existerait plus depuis lurette, la monarchie archimorne ! Elle tient par ses misères, ses anomalies, ses vices passés au prisme d’Ici-Paris. Que France-Dimanche et ses homologues déposent leur bilan, et l’Angleterre devient république avant l’arrivée des Chinetoques !
Le Boudin, la Juliénas ? au labeur ! En 2 CV ! Assurés sociaux ! Le mariage de la princesse Marguerite ? À la mairie de Colombes !
Le couronnement du prince Moncul ? au Carnaval de Rio ! Y aura plus que là-bas qu’ils pourront retrouver leurs pompes, les souverains. Sur un rythme de samba ! Plus qu’à l’ombre du Pain de Sucre qu’ils pourront dénaphtaliser leurs zoripaux sans se faire remarquer. Tous, la mère Deux of in glandes, le roi des rois, sa sein-tété le pape que j’en perds ma dignité d’homme de le voir balader à dos de curetons sur un palanquin, tiare en tête, derrière une barrière de plumes ! Je veux pas, j’ai honte ! La connerie ne passera plus ! Elle commence à trébucher ! Mes bien chers frères à force de n’être pas cons dans cet univers à cons, on finit par crier « marre » ! Ceux du nouveau clergé surtout ! Leur révolution vient de l’intérieur, aux vaticons : ils font une maladie de la moelle ! Y a plein d’A.B. qu’en ont A.C. et qui s’apprêtent à chanter l’internationale pendant l’élévation. Le cardinal Sanratiche pas plus que le père Dupanloche n’y peuvent rien. C’est parti ! C’est trop tard ! Fallait qu’ils fassent cadeau des plumes aux Folies-Bergère pendant qu’il en était temps ! Dieu en a eu quine, à la longue, d’être pris pour le prince de Galles. Il s’est pas esquinté à créer le monde pour qu’on lui plume ses autruches.
Donc, le prolo ispahanais, ravi, surexcité, vient à l’incendie de la princière bicoque comme les Madrilènes à une corrida ou à l’enterrement de Franco : en rigolant !
Comment se tailler d’ici sans risquer d’être interceptés par les gugus du gars Anârchi ?
Question sérieuse, à laquelle les garages du prince m’apportent une réponse immédiate. Avisant la Bentley je me dis qu’on pourrait en user comme d’un tank pour tenter une sortie en force.
Nous nous installons tous les quatre à l’intérieur et je me mets au volant. Klaxonnant à mort, je fonce en direction de la grille. Docile, la foule s’écarte. La distance nous séparant de la rue décroît. Hélas, alors que je nous jugeais à peu près sortis de l’auberge, un barrage de police s’interpose. Quatre poulardins en grande tenue. Au lieu de ralentir j’accélère. Les bougres ne s’écartent pas pour autant. Mettant un genou à terre, ils nous braquent de leurs mitraillettes et commencent à défourailler. Des salves rageuses crépitent dru comme grêle sur la voiture. Ça tambourine le pare-brise. De part et d’autre, des curieux s’effondrent, atteints par les ricochets.
— Mince, fait Béru, on est vergifs : la carriole est blindée et elle a des vitres anti balles !
La chance, en effet ! Une veine monumentale, dont j’ose à peine vous faire part tellement je conçois qu’elle vous agace.
Comme je freine, le Gros hurle.
— T’arrête pas : ils commencent à fermer les grilles.
Ce qui est vrai.
Alors, klaxon bloqué, je poursuis mon reuche (comme disent les Anglais). Malheur à qui ne s’écartera pas.
Blouing ! Je percute des choses molles ! J’entends gueuler. On soubresaute ! On dodeline de l’avant ! On tangue, on cahote, on cabosse, on carabosse ! J’arrache un vantail du portail. Je défonce la jeep de la flicaille ! Dans le rétro, je vois le fabuleux incendie rivaliser d’ardeur avec le soleil.
On nous course à pied, à vélo, à mulet, en voiture. C’est un déferlement.
— Appuie ! Appuie ! aboie Béru en donnant des coups de ventre en avant pour stimuler le véhicule.
J’appuie. Beaucoup trop ! Une première fois j’évite en montant sur le trottoir une bagnole qui radine à notre rencontre. Une deuxième fois je frôle un petit taxi poussif bourré de femmes voilées ; mais à la troisième manœuvre je n’arrive pas à esquiver la voiture des pompiers. Elle est trop large, elle roule trop vite, on la pilote trop mal. Y a un cracziboum du tonnerre. Les firemen embardent, déracinent un arbre et se renversent sur la chaussée, obstruant celle-ci fort à propos.
Mon jour de bol, je vous dis !