XIII

Une vilaine nuit nauséeuse s’achève. À mesure que s’égrènent les heures dans le grand sablier du temps, comme l’écrirait joliment un membre (flasque) de la Cadémie, les meurtrissures marquant ma pauvre chère carcasse deviennent de plus en plus cuisantes. Notre incarcération ne me dit qui vaille, mes amis. Ce genre de plaisanterie, on sait comme elle commence, mais on ignore comme elle finit. Il est probable que nous serons convaincus de meurtre car nous avons bel et bien pénétré chez le prince par effraction et re-bel-et-bien trucidé sa garde. Allez donc prouver la légitime défense, raconter les préparatifs d’attaque des bijoux de la couronne, parler des restes humains gisants dans la terre de bruyère pour orchidées de luxe… Du vent ! De l’affabulation ! On nous prendra pour des délirants ! Des atrophiés mentaux. Le gag des nains qui grandissent et des géants qui se coupent en deux ? Même un fabricant de tapis volants se tapotera le cigare en écoutant un tel récit. Le récit de Tu-ramènes ! Une fable pour enfants iraniens sous-alimentés.

À l’heure prévue par la météo locale, l’aube aux doigts d’or cramponne sa foreuse pour percer les ténèbres. J’aperçois une clarté là-haut, dans la vitre de l’imposte (de police). Cette lumière neuve devrait me rassurer, calmer mes tourments. Il n’en est rien. Tout au contraire, une vive angoisse s’infiltre dans mon âme. Car je viens de piger un truc pas joyce, mes gredins-gredines : nous sommes en danger de mort, Pépère et Mécolle. FA-TA-LE-MENT ! Le prince Anârchi ne peut prendre le risque de nous laisser raconter les événements of the night. Vous savez pourquoi ? Je vais le casser en bloc : parce que ces événements vont réellement se produire ! Et que lorsqu’ils se produiront on saura que nous n’avions pas menti. Le prince se trouve devant l’alternative suivante : nous supprimer dare-dare, ou bien renoncer à son projet. La première solution, vue à travers son optique à lui, paraît de très loin la meilleure.

Comme j’en arrive à cette décourageante conclusion, le petit chafouin qui m’a triqué d’importance s’amène avec un plateau lesté de deux tasses d’odorant caoua. Sa mine détendue m’indique qu’il a dû arriver aux fins de ses commencements avec Mrs Bitalaviock. L’homme dont les sens sont fraîchement apaisés a sur le visage une certaine lumière qui ne trompe pas.

Sans la moindre aigreur, il nous refile chacun une tasse à travers les barreaux. C’est cependant rarissime, un gus qui ne vous en veut pas des coups qu’il vous a administrés. Au contraire, il a une espèce de petit sourire indulgent, Toto-la-Limanche ! Un œil frisotteur… L’air de promettre des lendemains pleins de rosées et de boutons de roses.

Béru, réveillé, souffle sur la fumée parfumée, en ponctuant de bâillements capables de dévisser le couvercle d’une marmite norvégienne.

— Y z’ont des prévenances, grommelle l’Enflure.

Votre noble San-A. se fait part d’un certain étonnement. En Iran le café n’est pas chose courante vu que tout le monde y boit du thé. Comment se fait-il alors qu’il y en ait dans un poste de police ?

J’attends que le loufiat d’occasion soit parti.

— N’écluse pas ton jus, Béru ! Virgule-le sous le bat-flanc…

Malgré l’heure matinale et sa fatigue, il entrave immédiatly, Lajoie.

— Tu penses qu’il est fadé à l’arsenic ?

— J’envisage cette possibilité.

Nous répandons le contenu de nos tasses sur le sol poussiéreux.

— Et maintenant il va se passer quoi t’est-ce que ?

— Je me le demande. Attendons…

Ça ne traîne pas. Au bout d’un léger quart d’heure, la porte des geôles s’entrouvre et la bouille anguleuse du chafouin se brandit vers nos cellotes. Toujours très inspiré, j’émets un gémissement qui ferait chialer les briques d’un bloc opératoire. Béru qui a pigé geint de même. Joli duo. Le Gravos, vous le connaissez : tu lui donnes le la et il bat la démesure. Ses râles ne sont bientôt plus d’un empoisonné de frais, mais d’une clinique d’accouchement archicomble. Il en remet. En pleine éruction ! Le Vésuve qu’aurait bouffé des amanites phalloïdes. Il fait tellement réel qu’il va au refil, Béru.

— Au secours ! À l’aide ! geins-je.

La chafouin relourde. Preuve que j’avais vu juste. Ces vaches attendent qu’on canne pour intervenir. Je préconise au Mahousse de mollir dans ses râleries, de refréner ses dégueulades, bref, d’entrer doucettement en agonie.

À plusieurs reprises le chafouin revient mater. Intimidé sans doute, poussé par un reliquat de respect humain, il se contente de bigler depuis l’entrée. À sa quatrième visite nous restons silencieux, inertes, avec de l’écume à la bouche (on s’est partagé un bout de savon découvert près du lavabo et on l’a sucé).

Le chafouin hèle quelqu’un. Il s’agit du chef à lunettes. Ce dernier vient voir, puis il hèle à son tour une troisième personne, et c’est le majordome du prince qui s’annonce. Je vois ce dernier sortir un gros portefeuille de sa tunique et casquer une méchante liasse aux deux félons. Ensuite de quoi, tous trois s’éloignent.

Je suis un peu déçu. J’espérais qu’ils allaient nous évacuer, mais faut croire qu’ils ont combiné autre chose. En effet, moins d’un quart d’heure après, le chafouin entre, escortant un petit bonhomme mal rasé qui ne porte qu’un tricot de corps sous son veston et qui coltine une trousse de cuir. Un toubib ! Ces carnes veulent faire constater le décès. Ils rejoignent la légalité à leur manière. Les deux détenus se sont empoisonnés. Suicide ! Qui ira prouver le contraire ?

La porte de ma cellule est déverrouillée. Le médecin déballe un stéthoscope miséreux dont le caoutchouc semble emprunté à un vieux broc à injection. Il se farcit les portugaises et se penche sur moi. Pauvre cher praticien, réveillé aux z’aurores ! Un coup de saton dans les bigornettes, tu parles d’un mauvais début de journée. C’est ce qui s’appelle se lever du pied gauche, car je lui ai chahuté les petites frangines du pied gauche ! Un rétablissement et me voici debout. Le chafouin, il est du pays de la magie, que voulez-vous. Alors avant de penser qu’il est bité, il croit au miracle, ce garçon ! Je suis ressuscité ! Allah ! Allah ! Ah, lala ! comme se serait exclamée sainte Marguerite-Marie Alacoque après plus de trois minutes de cuisson. Étant témoin d’un phénomène surnaturel, il ne moufté pas ! Quand vous apercevez la Sainte Vierge, vous autres, vous n’en cassez pas une et ne songez même pas à la saluer, vrai ou faux ? Je suis le mâtin des magiciens, mes chers chers. Voici que sonne l’heure du Bergier ! À toute volée au bouc du vicelard policier. Comme en plus je tenais une poignée de mornifle crispée dans mon poing, sa mâchoire se déclare inapte à la mastication pour un temps indéterminé. Heureusement qu’on bouffe des laitages à Ispahan, il pourra se nourrir avec une paille. Elle lui pend de la vitrine, sa mâchoire, comme un tiroir pend d’une commode après un cambriolage. Je le termine d’un méchant coup de boule entre les prunelles et voilà mon gaillard parti dans des méditations en béton armé.

Qu’est-ce que je voulais dire ? Ah ! oui : les clés ! S’agit de délivrancer Béru qui, assis sur son bat-flanc regarde mes exploits avec intérêt. Par la même occasion, en piquant le passe du chafouin, je lui sucre également son pétard. Je dois dire qu’on les équipe pas à la Manufrance, les poulardoches de Téhéran ! Cette seringue, ma doué ! Si t’as le malheur de presser un jour la détente elle doit t’exploser dans les pattes ! Elle fait de l’huile comme une vieille moto ou comme un académicien fait de l’eau. Enfin, elle est néanmoins capable d’intimider une vieille dame un peu myope, le cas échéant.

Cric crac ! Béru est libre…

On marche lentement jusqu’à la porte. Le poste de police est désert. Belle aubaine, comme disait la femme d’Aubain.

On s’élance (d’arrosage). Ouf, la rue !

Non, pas ouf ! J’ai exhalé trop tôt victoire. Pas ouf du tout, mes amis. Car la vieille Bentley du prince est stationnée devant le commissariat. Le chef à lunettes discute à l’une des portières avec les passagers. Quelqu’un nous retapisse d’emblée et pousse un cri. Quel manque de fion, mes chéries ! J’aurais dû potasser mon horoscope du jour avant de nous hasarder. Décarrer sans bavure pour, à l’extérieur, retomber sur la bande et le chef poulaga avant d’avoir parcouru deux mètres vingt, avouez que c’est de la purée de catastrophe, ça ! De l’extrait de pétoche ! De la compote de mouscaille ! Ils ont donc tous été fauchés, les trèfles à quatre, dans ce patelin ? Y a plus de fers à chevaux dans les caniveaux ?

Le mieux qui nous reste à branlocher, c’est de les mettre en se disant que Zatopek ne nous venait pas à la cheville au temps de ses exploits.

On trace de nouveau. Çà et là, des passants se remettent à passer dans les premières clartés de l’aube. Ils en reviennent pas de cette corrida matinale. Une Bentley qui nous course, avec un bonhomme à lunettes juché sur son marchepied en train de défourailler (au juché). Ses prunes émiettent des vitrines alentour. Dans la grand-rue, les lève-tôt se sont déjà recouchés, chaussés, sur la chaussée. Remarquez que c’est confortable vu que les marchands de tapis y étalent leur marchandise pour qu’en roulant dessus les véhicules l’assouplissent et la transforment en tapis anciens.

On débouche sur une gigantesque place, infinie, bordée de palais et de mosquées aux dômes déjà rutilants dans le matin neuf.

Si on s’aventure là, on va être assaisonnés d’importance ! Mitraillés, écrasés par la putain de Bentley.

J’avise une venelle étroite sur ma gauche. J’y fonce. Ça pétarade de plus en plus derrière. Sans doute que les occupants de la voiture ont joint leurs instruments à celui du policier.

On vient de pénétrer dans le Bazar d’Ispahan. Croyez-moi ou allez vous faire intromettre chez les Grecs en rentrant, mais il n’a rien à voir avec celui de l’Hôtel de Ville ! Y a une autre ambiance que dans le bazar de Téhéran. C’est plus tortueux, plus bas de plaftard. Des terriers, des terriers ! Les échoppes sont encore fermées. J’avise une échelle rudimentaire.

— Grimpons !

Avant tout éviter la voiture qui vient de négocier son virage et nous arrive droit dessus ! On absorbe une volée d’échelons, mon pif dans le dargif de Béru. L’auto rageuse percute le bas de l’échelle. J’ai juste le temps de réussir un rétablissement pour ne pas m’écrouler sur le toit de la guinde. Nous nous trouvons dans une espèce de terrain vague, dont la terre jaune et sèche mamelonne devant nous. Ça ressemble un peu au relief lunaire. On court. S’agit d’avoir traversé cet espace avant que nos poursuivants s’y hissent, sans quoi ils pourront ajuster leur tir à loisir.

Tout à coup Béru qui caracolait devant moi disparaît. Le sol s’est effondré sous son poids. Je m’approche de la crevasse et qu’aspers-je ? Un atelier de tissage à main. Le terrain vague n’est en fait que l’immense toit de terre du bazar. Béru se débat dans d’énormes écheveaux de laine rouge. Je me laisse choir à son côté pour le dépêtrer. Le temps qu’on se défile (du verbe défiler qui signifie se sortir de fils) et un petit groupe de vachards se pointent. Une balle se plante dans le poteau de bois auquel je me tiens appuyé.

On se taille en traînant des guirlandes pourpres. Du tissage on passe dans un local où un petit vieux à qui on a dû oublier de dire la veille que l’heure de la fermeture avait sonné travaille paisiblement. Assis à terre, il applique une empreinte de bois gravé imprégnée d’encre bleue sur une étoffe et flanque sur sa matrice un grand coup du tranchant de la main, lequel est caparaçonné comme un bourrin de corrida. Je me baisse et cramponne la bassine emplie de teinture. J’attends, derrière un étendage de nappes fraîchement imprimées le passage des coureurs. La galopade me renseigne. Ils sont pas loin ! Les voilà ! Un geste large ! Plaouff ! Tout le contenu de la bassine dans la frime du peloton ! Des hurlements m’informent que, bien que j’aie agi au jugé, la teinture a atteint son but. Je risque un œil. On n’y voit plus que du bleu ! Ils sont tous à danser la gigue du cru, en gémissant. Ils en ont plein les mirettes. Aveuglés ! Ils se tordent ! Ils crient ! J’sais pas quel produit ils foutent dans leur teinture, les tisserands iranoches, mais faites-moi confiance : c’est pas de l’infusion de tilleul !

Je perds pas de temps à leur appliquer des compresses. Les cannes en folie, on continue notre sprint olympique.

Vous décrire nos méandres, je saurais pas. Un vrai labyrinthe ce bazar. On fonce au gré de notre instinct, tantôt à droite, tantôt à gauche. Choisissant de préférence les cheminements les plus déserts, les plus sinueux. On voudrait se vriller dans la misère de la ville, s’y fondre, y devenir punaises ou morpions. On parcourt d’infâmes venelles puantes où des ferronniers commencent à battre le fer dans des grottes embrasées par les forges. Des dinandiers bricolent des cochonneries de cuivre. Des marchands d’épices nous font éternuer. Des nomades chamarrés nous invectivent. Oh, comme c’est bon de voir s’épaissir la populace, peu a peu. De la sentir se coaguler autour de nous.

On arrête de cavaler vu que nos poumons sont à la limite de leur résistance.

On se blottit dans l’ombre d’un boyau où un môme vide les siens. Il ne nous est pas possible de parler. Respirer nous met du feu dans tout le torse.

Je ne saurais vous préciser le temps que nous passons ainsi, à haleter l’un contre l’autre, tandis qu’un chien vient déguster les résidus du marmot. Une tripotée de minutes, je suis certain. Des galopades retentissent. Je risque un z’œil et me rejette prompto dans l’ombre louche en voyant se pointer une escouade de policiers, au petit trot. Ils font tournoyer des matraques en regardant autour d’eux.

J’entraîne le chef Big dans les profondeurs du boyau. Tout au fond se trouve une minuscule courette encombrée de sacs pourris, de ferrailles inutilisables et de débris sans nom. Plus une porte. Béru l’enfonce d’un coup d’épaule propre à pulvériser le portail de Notre-Dame. Nous déboulons dans une obscure resserre où sont empilées des denrées épicières. Ça chlingue le moisi, l’huile rance, le pinard renversé. On bute dans des pyramides de caisses. À force de tâtonner et de se péter le pif sur un peu tout, on parvient à l’autre extrémité du local. La seconde porte, identifiée à tâtons, nous livre l’accès à une minable boutique, encore vide à cette heure. Je me respire une troisième lourde, histoire de soulager Pépère, lequel du reste a les bras chargés de bouteilles.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? lui demandé-je.

— Du remontant ! Je commence à avoir les échasses en guimauve. J’espère, ajoute-t-il en serrant plus étroitement les flacons sur son cœur, que c’est pas des boutanches de vinaigre car j’entrave ballepeau aux étiquettes.

Cette fois nous déboulons dans une Street un tantisoit moins passante. Une rue où déjà la chaleur tourne en rond. Nous chancelons de fatigue. On soumet nos organismes à un dur régime, mes enfants. Tout ça, c’est pas dédommagé par la Sécurité. À force de gnons reçus et de nuits blanches on s’achemine vers le jardinet terminal, en avance sur l’horaire, probablement…

Tout en m’efforçant de poser un panard devant l’autre, je réfléchis. Tout ça n’a rien d’enthousiasmant. Traqués par la police et par le prince, on n’a pas beaucoup de chances d’en réchapper. Surtout qu’on se remarque dans ce patelin. En cette saison chaude y a pas de touristes, alors vous vous concevez bien, tous les deux, errant comme deux ânes en plaine, aussi repérables qu’une tache de minium sur une robe de première communiante ! Les gens nous retapissent. Ils vont nous signaler. On laisse un sillage.

Comme pour accentuer mes angoisses, ou plus exactement, comme pour les justifier, j’avise des uniformes au bout de la rue. La poularderie établit des barrages dans les carrefours. Nous rebroussons presto chemin. Las, c’est pour voir deux matuches au loin, qui se la radinent.

Sans hésiter on pénètre dans la mosquée de Lâtri Nihité dont le vaste porche se propose à nous. Une grande cour intérieure, avec une fontaine circulaire au milieu où des fidèles procèdent à leurs ablutions…

On traverse l’esplanade tambour ne battant pas et on entre dans le bâtiment proprement dit. Ça commence d’abord par une sorte d’antichambre où des paires de pompes sont alignées, babouches bébey !

Au-delà de cette pièce l’édifice développe ses immenses voûtes, ses colonnes, son dôme mosaïqueux. Le sol est jonché de tapis. Quelques étudiants, dans un coin, potassent leurs cours. Contre un pilier, deux vieillards enturbannés cassent la graine. Plus loin, un croyant prie, le front au sol, le derrière aussi offert que celui de dame Bitalaviock.

— À propos, murmuré-je, on n’a pas revu ta copine, cette chère dame dont le cul est une aubaine.

Le Fatal hoche la tête.

— Te casse pas pour elle, San-A. C’t’une poupée qu’a de la ressource…

On rase les murs, choisissant l’abri précaire des piliers pour se déplacer dans la maison d’Allah.

Brusquement, deux mains puissantes s’abattent sur nos épaules. On volte-face comme un seul homme. Un vieux Vaeze à l’œil sévère nous apostrophe durement. Le fait qu’il s’exprime à voix basse n’ôte rien à sa véhémence.

— Qu’est-ce qu’y débloque ! ronchonne Bérurier.

Ce qu’entendant, le vaeze (ou prêtre de la région musulmane, merci) cesse de débonder sa bile pour s’exclamer :

— Des Français !

— En os et presque en chaire ! lui réponds-je en m’accoudant à l’escalier de cette dernière.

— Ah ! messieurs, messieurs, s’humecte le saint homme, si je vous disais…

Il allonge sa main droite dans la lumière céleste tombant d’un vitrage du toit.

— Cette main a touché le général de Gaulle lors de sa venue en Iran !

Bien décidé à faire un maximum pour notre sécurité nous nous laissons tomber à genoux et baisons voracement les doigts miraculés. On se permet, même grâce à notre insomnie, quelques larmes authentiques dont le vaeze suit le lent cheminement sur nos faces dérasées.

— Vous ne devez pas pénétrer chaussés dans une mosquée, nous déclare-t-il avec bonté.

— Faut pas nous en vouloir, m’sieur le chanoine, bredouille Béru. J’ai gardé mes targettes biscotte j’ai des trous à mes chaussettes.

— Et que vois-je ! s’épouvante le représentant (pour la région) d’Allah : vous venez ici avec du vin ! Ignorez-vous donc, ô infidèles, que ce triste breuvage nous est absolument interdit, à nous autres, musulmans !

— Ah bon, donc, c’est bien du picrate, déduit gaillardement Béru, rasséréné par cette bonne nouvelle.

Le vaeze nous contemple en caressant ses rides profondes.

— Déchaussez-vous, laissez ce vin hors de la mosquée et je vous la ferai visiter, nous promet-il.

Il est des moments, dans la vie, où l’homme doit savoir se confier à l’homme, fût-ce au débotté.

— Mon père, lui dis-je, si vous voulez bien me permettre de vous appeler ainsi, n’étant familiarisé ni avec votre langue ni avec votre religion, ayez la bonté de nous conduire dans un endroit discret où nous pourrons parler de choses graves.

Le digne homme secoue la tête.

— Rien n’est plus discret que la maison de Dieu, répond-il, elle est là pour qu’y soient débattues les questions les plus graves…

Je voudrais lui dire que, son dieu n’étant qu’un cousin germain du mien, j’ai le droit de préférer un terrain neutre pour converser, seulement un certain brouhaha s’opère à l’extérieur. On entend des coups de sifflet, des ordres, des cliquetis. Par l’enfilade de porche, je distingue des uniformes.

— Que se produit-il ? s’interroge le vaeze.

Il trotte s’informer et revient, arborant la mine hautaine et résignée des martyrs.

— On l’a dans le sac, non ? soupire Bérurier.

— Ça m’a l’air probable, Gros.

Le musulprêtre croise ses bras sur sa poitrine aussi étroite et creuse qu’un plumier.

— Vous êtes des meurtriers, lamente-t-il.

— Écoutez, m’sieur le shâh noine, attaque Bérurier, nous sommes victimes d’une cavale…

Le cinq-tomes l’interrompt d’un geste de souverain et de pontife :

— Je n’ai pas a connaître de vos crimes. La police cerne cette mosquée. Elle n’a pas le droit d’y pénétrer et tant que vous y séjournerez, nul ne pourra rien contre vous. Mais si vous voulez accepter le conseil d’un sage, ne tardez point à vous rendre. L’homme qui se livre accomplit un acte de foi auquel Allah ne saurait rester insensible.

— Et ta sœur ? riposte le philosophe de comptoir.

— Elle doit venir me voir tout à l’heure avec ma nièce, répond le vaeze surpris. Comment le saviez-vous ?

Le Mastar lui met la main sur l’épaule.

— Je te vas faire une confidence, ma vieille branche : on est espédié par Allah pour sauver l’Iran d’un grand danger. Crois-nous ou va te faire aimer chez le révérend Plumeau, mais ce que je te bonnis est textuel ! Si les matons nous arquepincent, ton pays sera tellement groggy que même le gaullisme arriverait pas à le sauver. Cela dit, drive-nous dans ton arrière-boutique qu’on puisse roupiller et se mouiller la meule avec le nectar ci-joint sans que tes paroissiens nous découpent la peau des testiburnes avec des ciseaux de brodeuse.

Le vioque gratouille de plus en plus furieusement la crasse emmagasinée dans ses rides. Le pressentant ébranlé, je lui pose les mains sur les épaules.

— Puisque vous êtes un sage, mon père, vous devez savoir lire dans le regard d’autrui. Voyez mes yeux et dites-moi si ce sont ceux d’un assassin !

Il me regarde. Il a une brave bouille, ce vaeze. Les d’entre vous qui se souviennent encore de l’acteur Sinoël pourront se faire une juste idée du personnage.

On le devine pur, tendre et crédule. Il croit en la justice, à Dieu, aux hommes.

Tout en me laissant détroncher, je sors une liasse de billets de ma vague et la glisse dans la main du vénérable personnage.

Les représentants du culte (de n’importe quel culte, de tous les cultes) ont en commun l’art d’escamoter une obole.

Tu leur attriques un bif, et une seconde plus tard ils ont à nouveau les mains vides. Le plus doué des prestidigitateurs n’est qu’un balourd affligé de rhumatismes déformants en comparaison.

Le vaeze détourne ses yeux sanieux.

— Mon fils, déclare-t-il, la vérité me force à dire que n’ai lu dans vos yeux qu’une grande bonté, jointe peut-être à une certaine insuffisance hépatique.

Загрузка...