Une jeep en haillons sur le capot de laquelle on peut lire le mot « Police » est stationnée devant le commissariat. Nous pénétrons dans un grand local aussi marrant qu’un asile de nuit, mais plus malodorant, et qui n’est égayé que par les photographies du Châh et de sa gente dame. Dans ce patelin, décidément, on vit en tête à tête avec les souverains. Fort heureusement ils sont agréables à contempler. Mais imaginez un instant ce que ça donnerait chez nous, si nous venions à contracter une habitude semblable ! On frémit rien que d’y songer…
Ou alors faudrait tricher, comme les rosbifs. Eux, quand ils placardent Poupette, ils ont la good idée d’étaler une photo du temps des cerises. Vous allez m’objecter que y a pas de quoi se la déguiser en trombone à coulisse pour autant… Quand même… ça coupe pas l’appétit ! Dans Piccadilly, for exemple, on peut mater encore dans certains magasins des clichés représentant les deux frangines avant qu’elles ressemblassent à La Tour de Londres. Ben, tout ce que vous voudrez, mais c’est pas déplaisant. D’accord ça a un petit côté ex-voto, ça fait rétrospective, mais du moins, ça ne porte pas au cœur !
Bien, me v’là encore en train de digresser, je disais donc qu’on entre dans un commissariat pas marrant, et d’autant plus tristounet qu’il fait nuit et que les mecs de garde m’ont l’air aussi accueillants que des braconniers qui voient bivouaquer des pique-niqueurs sur leurs collets.
Ils sont trois. Un très galonné, et deux qui le sont moins. Le galonné est un gros mec dont la chemise est déboutonnée jusqu’au nombril. Sa casquette est rejetée derrière son large crâne et il fume un bout de cigare qui sent les chiottes de campagne. Ses sbires, par opposition, et déférence, sont malingres, mal rasés et tourmentés soit par la faim, soit par la constipation, ce qui peut sembler paradoxal.
Ils nous regardent entrer avec ébahissement. Il y a un instant de confrontation générale, puis Miss Bitalaviock éclate en sanglots. Ses nerfs qui craquent, à la pauvrette.
Est-ce la vue des uniformes qui lui a provoqué une réaction ? Je me perds encore en conjectures au moment où vous lisez ces lignes. Toujours est-il que cette sujette de l’Ennique Britapire ou plutôt du Britannique en pire flanche. Elle hoquette, postillonne, morve, va, geint, revient, trépigne, glousse, invoque son God et son gode.
— Qu’est-ce qu’elle a ? grommelle le super-galonné en reboutonnant sa chemise.
— L’émotion. On l’a détroussée, puis troussée, réponds-je.
Il parle le même anglais que Béru. Heureusement, l’homme a la possibilité de joindre le geste à la parole. Pépère fait agenouiller la pauvre Caroline, remonte ses jupes et désignant son postère, objet de louches convoitises, explique :
— Ils étaient une twentaine à lui grimper dessus. Do you remembrer ? Une bonne twentaine, my adjudant. Faut se les respirer.
L’officier, presque sous-officier, arrache sa casquette d’un mouvement brusque et s’en évente après s’être incliné pour visionner les énormes charmes de la pleureuse.
— I don’t understand ! murmure-t-il enfin.
Le gars Béru s’impatiente.
— Violée, do you pige ? Lac zise, mon pote !
Posant ses fortes mains de part et d’autre de l’himalayesque fessier, il se livre à une pantomime propre à presque toutes les espèces animales, depuis la mouche tsé-tsé jusqu’au notaire de province en passant par le crapaud buffle et le gorille vousalubient.
Le gros débraillé hoche la tête. Puis il adresse un signe à ses deux acolytes et les v’là qui se mettent à palabrer à voix basse.
— Et before, ils lui ont chouravé his money, continue d’expliquer Béru, toujours consciencieux dans ses rapports.
Les trois gus l’écoutent, puis ils contemplent les meules de la donzelle et font une chose qui se pratique fréquemment dans les grands restaurants : ils branlent le chef. À la fin, le plus maigrelet du lot fouille sans joie sa poche de futal. Il en ressort un vieux porte-monnaie avachi, râpé et aussi plat que le carnet de rendez-vous d’un détenu à perpétuité. Il y prend un billet de vingt ryals hépatiques, le dépose sur la table et, sans autres formalités le v’là qui embroqué l’Anglaise.
— Ils ont rien pigé ! lamente le Mastar. Nom d’Dieu, dans quelle langue faut-il leur jacter pour les faire comprendre ?
Au beau milieu (si je puis dire) de cette vigueur policière, la porte s’ouvre sur un personnage sombre, pâle, à lunettes.
— Garde à vous ! hurle en farci (mais j’ai saisi tout de même) l’officier.
Les trois policiers rectifient la position et portent la main à leur casquette, y compris le maigrichon. J’ai jamais vu un gars se mettre au garde-à-vous dans de telles circonstances, moi. Vous, si ? Vous avez de la chance parce que c’est franchement marrant.
Le nouveau venu fait intellectuel désemparé. On dirait un prof de maths qui, au moment de faire son cours constate qu’il a oublié sa table de multiplication dans le tiroir de sa baignoire. Il porte un complet fripé, une chemise au col élimé, et sa cravate dégouline de la poche de son veston car il n’a pas pris le temps de la nouer. Visiblement il s’agit d’un haut dignitaire de la poulaille.
Il sourcille en découvrant l’un des gardiens dans la posture ci-dessus indiquée.
— Kékshé qshâh ? demande-t-il à voix glaciale, ce qui est un exploit, compte tenu de la température quasi équatoriale.
— Une reconstitution, sir, m’empressé-je, ne voulant pas l’amore du pêcheur. Madame a été violée et nous tâchions d’expliquer à ces messieurs dans quelles circonstances et dans quelle position.
L’arrivant a un geste en chasse-vierge comme pour signifier : « Il s’agit bien de cela. »
— Repassez demain, déclare-t-il brutalement, j’ai d’autres chats à fouetter.
— Moi aussi, riposté-je. Le cas de madame n’est que de la broutille en comparaison des déclarations que j’ai à faire.
Ça ne l’émeut pas.
— Demain, demain ! riposte-t-il.
— Excusez-moi, mais il y a urgence.
— J’ai plus urgent ! tranche le sombre personnage en se dirigeant vers la porte d’un bureau sur laquelle on a peint trois morceaux de vermicelles, deux trémas et quelques virgules à l’envers pour indiquer qu’il s’agit d’un lieu interdit au public.
Il s’arrête devant le policier en situation coïtale.
— Khestatân pourdhékûlé, Khônàrh ? aboie-t-il.
Je ne perds pas de temps à feuilleter mon dico afin de traduire cette phrase sibylline. Rendu teigneux par la désinvolture du fonctionnaire, je lui bondis sur le paltobok.
— Si vous ne m’écoutez pas immédiatement, je vais de ce pas à mon consulat et avant demain soir votre carrière ressemblera à de la crotte de chameau desséchée !
Il s’arrête et plisse ses yeux pour mieux me toiser avec un maximum d’insolence.
— Monsieur, me dit-il, j’ignore qui vous êtes, et ça ne m’intéresse pas ; mais laissez-moi vous dire que je n’admets pas qu’on me parle sur ce ton. Maintenant disparaissez !
— La carburation débloque ? s’inquiète Béru, surpris par notre commune véhémence, mais n’en pouvant suivre le développement vu qu’on s’exprime en anglais.
— On est tombé sur une tête de lard, Mec.
— Mon rêve, gourmande-t-il. Tu veux que j’y cause avec mes paquets d’os ?
Je n’ai pas le temps de répondre. Quelqu’un vient d’entrer dans le poste de police. Quelqu’un dont la venue a cassé en deux le hargneux chef poulet. Je me retourne et qui reconnais-je ? L’un des serviteurs du Prince Anârchi ; son majordome probable car il semblait diriger la contre-attaque dans la serre.
Le gus pousse un cri et nous désignant du doigt il clame :
— Sessémek, sessémek, ce qui, j’ai pu m’en rendre compte par la suite, signifie : « Voici les misérables dont je vous ai parlé au téléphone ! »
On n’a pas le temps d’ergoter, de tergiverser, de protester, de s’expliquer, de plaider, de contraccuser, de nier ni d’envoilahasser ! Le fonctionnaire grincheux a aboyé un ordre. Illico les trois sbires se sont jetés sur nous avec leurs matraques plombées. Celui qui limaillait, fou furax de n’avoir pas eu le temps d’écumer le potage, est le plus ardent au combat. Faut qu’il liquide ses humeurs rentrées, le pauvret. Il pense à son bifton gâché, à son avancement compromis, à sa pauvre zézette à la dérive qui lui ballotte encore sur le devant. Et il cogne pour se venger. Un vrai fléau ! Et Rrran ! Rrran ! Rrran, petit contapant ! Il se venge de ce coup fourré trop vite défourré. De sa vie passée, des brimades, des mesquineries, des sévices. Des saloperies qu’on lui a faites, de celles qu’il a commises ! Il se venge à l’avance, de son futur pourri. À travers le créneau de mes bras croisés devant ma frime, j’aperçois sa petite gueule qui chafouine, qui se creuse, qui ruisselle, qui monte à la jouissance. Il éjacule par les yeux. Il se grise des coups qu’il donne. Pan ! Pan ! Pan ! Il va me défoncer. Je dérouille de partout ! Je suis pris dans les pales d’un malaxeur géant. Happé par des rouages broyeurs. J’en chope de partout à la fois : dans la poitrine, sur les oreilles, au ventre, aux burnes, aux cuisses, sur les avant-bras, sur les mains. Il pleut des rondins sur ma chère personne, les gars. Quelle averse ! Tiens, encore ici ! En v’là par là, je t’ai pas oublié le contour ! Et tes reins qu’ont encore rien vu ! Prends, ma carne ! Il m’hait à mort, le trop-tôt-démanché ! Il m’abomine, me veut plus comme contemporain.
Il me démissionne l’existence. Badida-badaboum ! Floc ! Bzang ! Heurgntz ! Aïe, mes chailles ! Ouille, mes jointures ! Non, mais, y va pas se fatiguer, le triqueur ? Il va pas se prendre la crampe, enfin ? Il arrivera conséquemment jamais donc à se la tirer une bonne fois, cette garcerie de crampette, dites voir, le roi de l’abattage clandestin ? Un forcené. Une force née ! Je mollis, je titube. Me semble souffrir d’une énorme biture. Ça se gondole dans les azimuts. Les objets se dilatent. Les gens enflent ! Les réalités ridiculisent pire que lorsque je suis lucide. « Bon, je me dis confidentiellement, ce serait p’t-être le moment d’aller à dame, non ? »
Je m’écroule. Manière comme une autre de déposer son bilan.
Je ne perds pas conscience, mais une grande indifférence me vient, pour tout et surtout pour moi-même. J’ai cessé de m’intéresser.
Il ferme ses grands yeux de velours, San-A.
L’espace de temps qui succède ressemble pour mézigue à du sommeil. J’ai mal de partout, mais cette douleur générale incite à l’abandon, comme une très grande fatigue.
Enfin, traversant des infinis comateux, la voix rassurante, la voix généreuse, la voix indicible de Bérurier retentit :
— Ça va comme tu veux, Mec ?
— Un beurre, Gros ! bavoché-je.
J’ai idée que ton teigneux t’a vachement fadé, hein ?
— Pas mal, merci.
— Tu sais qu’on est inculqué de meurtre ?
— Ah mouais ?
— Mouais ! Le prince Dugenou a porté plainte qu’on lui a assaisonné ses larbins. Tu parles d’un culot ! M’est avis qu’il a l’air per saunagratin dans la région.
Ma petite mécanoche interne se remet à carburer. Je pige l’astuce de ce monarque local. Comme nous lui avons échappé, il s’est dit que le plus sûr moyen de nous neutraliser, c’était de prendre les devants en mettant la rousse dans le coup. Une fois arrêtés et convaincus de meurtre, nos déclarations ne pèseraient dès lors plus lourd. Joliment combiné, tout ça.
J’ouvre grands mes miradors. Y a de la grille tout autour de moi. C’est la cage à poule classique, compartimentée. Dans le box suivant, le Mastar suce ses ecchymoses.
— Une qui vit sa nuit la plus longue, c’est Caro, ronchonne Alexandre-Benoît. Vise un peu cette partie de grelots qu’a continue de s’offrir, la pauvrette !
Je me soulève pour regarder, blasé. Mrs Bitalaviock est agenouillée dans le couloir, face à nous. Elle se tient aux grilles tandis que le gros galonné lui fourbit le bonheur en ahanant comme un bûcheron en train d’abattre un vilain chêne plein de nœuds.
L’aimable femme nous sourit d’un air miséricordieux. « Ainsi va la vie » semble exprimer sa bienveillante physionomie. Elle est du bois dont on ne fait peut-être pas les pipes, mais qu’on chignole sans encombre, la chère Albione.
— Tu te rends compte d’une perfo, gouaille Béru qui a abdiqué toute jalousie. On la mettrait au turf, le gus qui viendrait relever le compteur, y se régalerait joliment.
— Ils l’ont arrêtée également ?
— Pas exaguetement. Elle doit seulement se tenir à la disposition de la justice, ce qu’elle est en train de faire d’ailleurs !