Je dormais, je me réveille !
Admirez le raccourci de cette phrase, la somme d’idées que ces cinq mots expriment. L’intensité de ces sept pieds martelant en cadence mon potentiel de sommeil.
Car malgré les périls qui nous cernent, malgré le tragique, l’horreur même, de notre situation, j’en ai écrasé comme une forêt déguisée en souches.
Je me tiens blotti sur un tapis, près d’un escalier de marbre. Les vibrations métalliques d’un appareillage sonore font grincer des échos caverneux. Je perçois, multipliés par des amplificateurs, des gloussements, des chuchotis gonflés comme des rafales de simoun.
Les lamentos aigrelets d’un muezzin s’élèvent au-dessus de la mosquée et y retombent majestueusement. Ils sont bêlés, gutturaux. À chaque attaque on a l’impression que le prieur se racle le gosier pour expulser un glave. C’est tout en « r » et en « h ». Ça se chante pas, ça s’expectore ! Et puis, après une courte période, des rires éclatent sur la ville, fantastiques, puissants comme le rire du Bon Dieu chatouillé. Une voix grossie jusqu’à la saturation auditive tonne sur les toits bouseux de la ville :
« Dégueule, mon pote, on verra ce que c’est ! »
Après quoi, un duo foireux, bâtard, branlochant se fait entendre toujours sur le même canal sonore. Deux organes ayant grand mal à unissonner entonnent ce chant jusqu’alors inconnu en pays islamique, ce chant que jamais, au grand jamais, on ne confia aux quatre points cardinaux du haut d’un minaret :
Nous sommes les moines de Saint-Bernardin. Nous sommes les moines de Saint-Bernardin. Nous nous couchons tôt et nous levons matin…
Réveillé du haut en bas je pars à la recherche de Bérurier, car l’une des deux voix est la sienne.
Quelques errements dans les dépendances de la mosquée me permettent de mettre la vue sur un bien curieux tableau. Béru et le vaeze blindés à mort devant le micro servant à diffuser la prière ! Ils se tiennent par le cou. Quatre bouteilles vides attestent que leurs libations furent copieuses.
Ayant achevé les « Moines de Saint-Bernardin », la nouvelle chorale de Lâtri Nihité passe sans plus attendre Aux trois orfèvres en s’accompagnant d’un solo de batterie exécuté par le vaeze sur son samovar.
Je me précipite et débranche l’ampli.
— T’es dingue, Gros ! Qu’est-ce que c’est que ce circus, tu tiens vraiment à nous faire lyncher par la foule ?
— Ben quoi, on se marre ! proteste le Dodu. Puisqu’on est bouclés ici, autant que ça se passe bien.
Il tapote l’épaule du vaeze.
— Ce mec-là, c’est du velours en branche, mon pote ! Il a beau chiquer les champions de la ligue antialcoolique, espère un peu qu’il biberonne comme un veau qu’aurait bouffé de la morue. Tu l’aurais vu tourniquer autour de mes flacards quand je m’ai eu mis à les dépuceler. Il a refusé de trinquer un coup, mais pas deux ! Hein que c’est vrai, la Cerise ?
Le petit vieux rigole comme un bossu.
— T’as maté la populace, dehors ? demande Bérurier, rappelle-toi qu’on fait recette. Tu parles d’un métinge ! On se croirait à la Mutualité. De la volaille, de l’armée ! Des mecs en jeep, d’autres à pinces. Mitraillettes, tringlots ! Ils sont parés pour la reconstitution historique de « Verdun, terre brûlée ». Et derrière ça se la ramène tante et plus, à pied, en voitures. Des services de cars font des navettes ! J’eusse pas cru qu’on obtiendrait un succès aussi franc et massif ! Le jour que de Gaulle s’est pointé, y avait moins de trèpe. On pulvérise les Bitolles, Mireille Maqueue et tutti chianti ! Tu veux un gorgeon de picrate ? C’est du rosé qu’a du corps, du gilet et toute la garde-robe souhaitable.
Je refuse.
— Béru, fais-je. Au lieu de te blinder comme un pourceau, tu ferais mieux de trouver un moyen de sortir d’ici.
Mon reproche me vaut un haussement d’épaules.
— Je sais reconnaître le possible de l’impossible, Gars. À moins que le père Glandu aye un hélicoptère au sommet de son séminaret et que tu saurais le piloter, faut pas compter quitter cette crémerie. J’en ai causé avec le petit Vioque, y l’assure qu’on l’a dans l’œuf, pas vrai, Mahomed ? Not possible of mettre les adjas of ici. On va avoir droit au siège en règle ! Tous les fidèles se sont cassés quand y z’ont su que des roumis criminels occupaient leur abbaye, dont on peut pas compter sur quelqu’un. D’autre part ces peaux d’hareng permettront jamais qu’on nous rentre de la bouffe, on a la terre native soite de se rendre, soite de se laisser mourir de faim, ce dont je suis pas tellement partisan.
Il picole une méchante goulée, avale sa chère rasade, et soupire :
— Reste plus qu’à déchirer mon pan de chemise pour en faire un drapeau blanc !
— Penses-tu, ces truffes le prendraient pour le drapeau japonais !
— Alors, quoi ?
Un double bruit de pas fait résonner les voûtes de la mosquée. Je vais jeter un bout de regard et je vois se pointer deux femmes voilées. Une grosse vieille et une mince jeune.
— Ma sœur et ma nièce ! bavoche le vaeze. Chères filles qui osent s’aventurer ici tout en sachant qu’elles y trouveront des assassins.
Il apostrophe les arrivantes avec volubilité, nous désignant frénétiquement et s’exprimant sur un ton de plaidoirie. Je sais qu’il cherche à nous disculper aux yeux des arrivantes, mais les deux femmes sont durailles à convaincre. Elles restent à l’écart, évitant de nous regarder.
— Voici Eddé Komhsah, ma vénérée sœur, présente le petit Vieux ! Ainsi que Tanadéjhà Vhu, ma nièce bien-aimée. Elles habitent Jsanhbien Ktumlamî, un village perdu dans la chaîne Dhârpanteur et viennent me voir une fois par an, le jour de mon anniversaire…
Pendant qu’il bavasse je regarde les deux survenantes.
— Tu sais à quoi je pense, Béru ? Tu serais belle avec la robe de la frangine, et moi pas dégueulasse avec celle de la nièce.
— Exaquete, riposte le Dodu sans sourciller, tu crois que ces chères petites médèmes consentiront à nous cloquer leurs chiftirs ?
— C’est pas leur main qu’on leur demande, Gros, leur consentement n’est pas indispensable.
Je me tourne vers le saint homme.
— Vos parentes accepteraient-elles de nous prêter leurs vêtements moyennant une somme rondelette, mon cher père et néanmoins ami ?
Il secoue la tête en papillotant des stores.
— Pourquoi en faire, mon Allah !
— Nous les passerions et, escortés par vous, pourrions quitter ce saint lieu que nous profanons involontairement de notre présence. La police les a vues entrer, elle ne tiquera pas en les voyant sortir et vous seriez là pour répondre aux questions.
Je crois que mon projet le dégrise un brin.
— Je ne pense pas que ni Eddé Komhsah, ni Tanadéjhà Vhu consentent à se dévêtir.
— Bon, on va s’expliquer personnellement nous-mêmes avec ces dames, tranche Béru, si t’as des petits pois à écosser ou un coup de balai à donner dans le clocher, va, on t’appellera quand on aura besoin de toi !
— Mais…
Je presse la main du vaeze. Sentant au creux de sa paume le doux contact d’un billet de banque, il stoppe net ses récriminations.
— N’auriez-vous point confiance en nous, mon père ? lui dis-je.
Il opine.
— Si, mon fils. Comment n’accorderait-on pas sa confiance à un homme possédant une poignée de main pareille !
Et il se retire.
Les deux dames veulent le suivre, mais je m’interpose avec le sourire et le pistolet piqué au chafouin.
— J’embarque la vioque dans la sacristie, m’avertit Béru. J’espère qu’elle rouscaillera pas trop pour se dépoiler, ça m’ennuierait de cigogner le bulbe d’une personne de c’t’âge. Moi tu me connais : j’ai la galanterie chevillée au corps.
On croit des choses, mais on a tort. L’homme a trop tendance à distribuer aux autres les nobles sentiments (qui lui font d’ailleurs défaut).
Ainsi, je vais bien vous épater en vous déclarant que la nièce sauvageonne du vaeze ne fait pas le moindre chichi pour ôter sa robe. Elle a l’air de bien assumer l’occase, Tanadéjhà Vhu. De la trouver opportune, même. Probable qu’elle en a quine, la jouvencelle, de jouer à perte de jeunesse Mam’zelle Gertrude au pensionnat. Comprenez-moi bien : j’aurais pas la pétoire en pogne, sûr qu’elle regimberait, seulement, à cause de ce morceau de métal, elle a un prétexte pour se soumettre, do you see ! Nuance ! Combien de femmes, à travers le monde, n’aspirent qu’à trouver un motif valable pour déconner ? Elles sont prêtes, mais c’est le coup d’envoi qui leur manque.
Pour vous en revenir, la môme Tanadéjhà Vhu, sous son voile, elle cache un mignon visage effarouché et hardi. Effarouché, c’est pour amadouer l’homme. Hardi, pour le provoquer. Elle ne parle ni le françouze ni l’angliche. Faut dire que dans la chaîne Dhârpanteur l’école n’est pas obligatoire. Les petites filles, dès l’âge de quatre ans, on se les mobilise pour tisser des tapis. Le tapis, il m’amadoue (comme disait un pyromane) depuis que j’ai appris qu’il était toujours fabriqué par des mômasses, depuis que j’en ai vu au tapin, assises devant les grandes trames, à passer des bouts de laine entre des fils, à les couper menu, gravement, clic clac, du même coup de ciseau pareil à un grignotage d’insecte. Elle manipule que la langue Fârci, mon effeuilleuse, si bien que je lui en roule une sous la protection d’Allah. Tanadéjhà Vhu a une réaction bizarre : elle rigole. Pas fort, mais elle glousse en soufflant fort du nez et en se trémoussant le valseur. Moi, vous me connaissez ? Je joins volontiers le geste à la parole. Dès lors que cette mignonne enfant ne me paraît pas fondamentalement opposée à une certaine prise de contact, je pousse mes avantages. Ça continue de ne pas l’apeurer, le médius inquisiteur. Probable qu’elle a un cousin déluré ou que son papa cultive des bananiers dans son jardin.
Bref, en moins de pas longtemps, il se trouve qu’elle ne s’est pas délinguée pour rien.
La réapparition de Béru, dans les atours de Mme Eddé Komhsah, me plonge dans la joie, malgré les graves inquiétudes de l’heure. On dirait une vieille poufiasse, le Gros. Une extralucide de foire. Une interprète de Jean-Christophe Averty !
Il me regarde avec intérêt.
— T’as l’air d’une cartomancienne, Mec ! me déclare-t-il. Tu fais radasse toulonnaise.
Il me virgule un vigoureux clignement de zyeux.
— Tu sais que mine de rien je m’ai bien marré avec la mégère ? Quand elle a t’été à poil je lui ai envoyé la caresse Grand-Siècle et ça y a déclenché les picotements radadesques. En moins de deux je m’en servais comme matelas. Jette la corde[8], de frime elle ferait dégobiller un égout, mais alors c’te science du prose, mon pote ! Ce système hydraulique ! C’te machinerie à retiration ! Ce ponctionneur à ventouses ! Ce gobe-mouches à vapeur ! Cette essoreuse de membrane ! Cette aval-Kyrie ! J’en ai encore des vapes sur les pourtours ! Mate de près ; je parie que je fume !
Je le fauche en pleines délices dans le récit de ses amours (y a pas d’orgues dans une mosquée). On hèle le vaeze.
— À vous de jouer, mon bien cher père. Nous allons sortir tous les trois. Vous devant. Les policiers vous sauteront dessus pour vous demander comment nous nous comportons et qu’elles sont nos intentions. Alors vous suffoquerez et vous feindrez un évanouissement causé par un excès de frayeur. Le temps que nous nous fondions dans la foule ; ensuite vous direz la vérité en précisant que vous agissiez sous la menace de ce revolver.
Le cher saint homme acquiesce.
— C’est un grand sacrifice que je vous consens, murmure-t-il.
— Et ça, mon pote, c’est de la m… ? lui rétorque Béru en lui refilant une pincée de banquenotes.
— Non, admet le vaeze, aussi vais-je réciter une prière pour qu’Allah vous protège.
— Bien aimabe, apprécie le Gros. On n’a jamais trop de bons dieux dans sa manche.
Le vaeze se recueille et récite :
— U surmonté d’un point, trois à l’envers, virgule à tréma, tiret gondolé, o à deux queues, hameçon, v frisé, tire-bouchon incliné, b couché, éclair, je t’aime selon la méthode Prévost-Delaunay, as de carreau, clé de fa, double point-virgule superposé, r à poils, point carré[9], serpent, tréma seul.
— Aaaamen ! psalmodie Bérurier en conclusion.
Nous sortons en trotte-menu derrière le vieux vaeze, fortifiés par ce placet express dont j’espère qu’Allah nous accusera réception.
La foule a une odeur.
Surtout sous le soleil implacable de Perse.
Surtout quand elle n’est pas d’une propreté excessive.
La nôtre pue le rance et la sueur. Elle sent l’huile brûlée, aussi, et la harde, les hardes et la horde.
En sortant de l’édifice ombreux, plus encore que la chaleur de midi, c’est le remugle de populace qui nous assaille. J’en titube, tellement ça chavire, une attaque olfactive pareille. Les yeux pudiquement baissés sous mon voile, je marche en tortillant du fignedé, peureusement pressé contre le flanc supposé maternel de Béru ; comme doit le faire en public une jeune fille moyen-orientale, élevée à grands coups de lattes dans le train par ses parents.
Ainsi que je l’ai prévu, les matuches n’en ont que pour le vaeze dont seul le témoignage les intéresse. Aussi se précipitent-ils sur lui comme un seul homme. J’ai eu le temps de repérer au passage le chef à lunettes, toujours flanqué du majordome, lequel m’a l’air de prendre à cœur notre destin. J’ai un pincement à la boîte à ragoût en me disant qu’il suffit d’un geste du vaeze pour que tout craque. S’il nous désigne en criant qui nous sommes, on est râpés, mes gredines. Laminés ! Passés au pilon par tous ces gens car, pour le prince, un lynchage de nos personnes serait la meilleure conclusion de ses angoisses et ce ne sont pas les flics qui l’empêcheront.
Par veine, nous sommes tombés sur un mec réglo. À peine sorti, le vieillard se met à battre l’air de ses bras maigrichons et il s’écroule.
Le Gros et moi ne perdons pas une seconde. On se coule à travers la foule comme deux braves suppositoires dans un rectum vorace. On joue des coudes. On se fait petits. On s’incorpore. On s’amalgame. On se glisse en queue de peloton. On avance à reculons pour ne pas avoir l’air de fuir. À force, on a bientôt franchi ce torrent humain. Nous voici à l’entrée d’une ruelle. On l’emprunte.
— Faut pas se croire le nez propre pour autant, dis-je à Béru. Dans quelques minutes ils sauront qu’on est travestis en doudounes et ils se remettront à nous courser. On ferait mieux de se séparer, on attirerait moins l’attention.
Béru crache à douze pas.
— Sépare-toi de moi si tu veux, moi je refuse, déclare-t-il tout net. Après on passerait not’ temps à vouloir se récupérer et on n’aurait réussi qu’à perdre du temps. « Tant qu’on restera soudés, Mec, on s’en sortira. »
Ému par cette foi en l’amitié, je lui presse le bras.
— T’as raison, maman !
— Où qu’on pourrait aller se remiser la couenne, selon toi ?
— Chez ma douce amie Vahi-Palpélzizi dont le paternel est un brave homme de pêcheur.
— Tu sais où qu’ils crèchent ?
— À l’autre bout de la ville, hélas !
— Faut pouvoir y arriver, dit le Dodu. Attends, murmure-t-il, je crois que j’ai une idée. T’as de la petite monnaie ?
— Oui, pourquoi ?
— Aboule !
Je vide mes fonds de poches dans ses fonds de mains.
Alors, le rusé s’approche d’un groupe d’enfants guenilleux occupés à peler un chaton vivant.
— Pssst ! leur fait-il.
Langage international. Les mômes lèvent la tête. Ils sont quatre, barbouillés à souhait, couverts de trucs eczémateux.
Béru leur montre une pièce de monnaie à l’effigie du Châh de Perche. Fascinés, les lardoches s’approchent. La mère Béru remet la pièce au plus chiare : un môme d’à peine trois ans, et le prend sur un bras. Puis le Gros fait teinter le reste de la mornifle et, toujours par signes précis, promet aux trois autres gaillards qu’il la leur donnera s’ils nous escortent. Tu parles s’ils bichent ! Les voici qui s’accrochent à nous en implorant l’artiche. On reprend notre route en compagnie des enfants. Béru a l’air d’une grosse nomade harcelée par ses petits pélicans.