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Bon ! À nous deux, mes petits lapins. Car un auteur et ses lecteurs sont toujours deux, en fait. Y a toi et Moi, toujours Moi qui cause, toi qu’écoutes ! Moi qui fais péter les joints de culasse de ma gamberge pour t’aller chercher des réactions au milieu de toutes les torpeurs nauséabondes. Moi qui t’échafaude et toi qui me dénigres. Sans cesse, nous deux, ligotés, complices infernaux. À se chambrer l’un l’autre. À s’essayer des enviandages réciproques. Moi Jarnac, toi la Châtaigneraie, heureusement ! À s’entr’ aimer, s’entr’ haïr (sans trahir). Face à face ! Les époux de l’affabulation : moi qui baise et toi qui reçois ! Je suis le ragoût, plus ou moins ragoûtant, toi le récipient plus ou moins percé. On s’entrelace, on s’entre-lasse, on sent trop l’as ! J’arrive, je te dis : Me v’là, tout décervelé à cause de ton avidité. Tu bées ? Je bêtise ! T’en veux ! En v’là ! Si c’est pas neuf je te ferai un prix !

Combien de fois employons-nous l’expression : « On croit rêver ! » Elle englobe tout : la vie chère, la politique, la connerie des autres, les réalisations spatiales, les progrès et les défaites.

Moi, parole d’homme, je crois rêver, au point de sentir basculer mes sens en moi ! Le gus qui subit un tremblement de terre, avant de piger, avant de trouiller, il croit rêver, fatalement ! Déclarer surnaturel ce qui n’est, à l’analyse, que très surprenant, c’est la solution de facilité, la mesure d’urgence.

Vous savez ce qu’il découvre, le cher, l’adorable San-A. mes poules blanches ? Vous savez ce qu’il aperçoit au-delà de l’ouverture ? Vous donnez votre langue, polissonnes ? Hmm, qu’elle est bonne ! La salle des trésors, voilà ce que je me mets à contempler d’un œil gauche dont la prudence cède la place à son œil droit !

La chambre forte de la banque de Téhéran où sont concentrés les joyaux de la cour et bien d’autres gemmes, mes gueux ! Il y a les vitrines, les lourdes blindées, les cassettes de cailloux, les trônes d’or, les couronnes impériales (celle de monsieur, celle de madame, plus les couronnes des enfants, celles qu’ils se mettent pour aller à la maternelle, celles qu’ils portent le dimanche, les autres avec jugulaire dont ils se servent pour faire de l’équitation, etc.). Me suis-je endormi ? M’a-t-on transporté à Téhéran sur un tapis volant ou une carpette volée ?

Non pas, les gars ! Un examen un tantisoit plus poussé me signale que tout ça c’est du toc, du bidon, de l’ersatz ! Les cailloux sont en verre, les joyaux en strass, l’or en carton doré, les portes blindées en bois, les vitrines en cellophane. Une reconstitution à l’échelle ! Scrupuleuse, impec. M. Maurice Lehmann qui a si brillamment mis en scène « La Périchole » et le « Couronnement du Prince Charles de Galles » n’aurait pas réussi mieux. On n’a pas regardé à la dépense ! On a fignolé les détails.

Le camarade Prof est assis en tailleur sur une carpette, à pas deux mètres de moi, me tournant le dos. Il tient un chrono à la main. Son ami King, en petit polo à grilles, est debout près de lui, les mains aux hanches. Il semble agacé et marmonne des jurons en américain moderne.

— On remet ça ? lui demande Prof.

Tiens : il a un peu la voix de Pinuche, Pépère. C’est la même qualité de personnage dans le fond. L’un est du côté du bien, l’autre du côté du mal : classique allégorie des jumeaux bon et mauvais.

— Oui, on ! répond Mac King.

Il frappe dans ses mains.

Ready ? interroge-t-il.

Je ne vois (comme dirait Maurice, de l’Académie française) personne d’autre dans le local. Pourtant je perçois des chuchotis, au-delà du décor.

Go ! lance King.

Un piétinement se produit. Un groupe de touristes pénètre dans la salle au trésor. Des hommes, des gerces. Une vingtaine au total. Ils sont sous la conduite d’un guide. Parmi eux, je remarque illico les deux atrophiés de tantôt, les grands branques à tronche d’ahuri dont la démarche chancelante s’affermit à des bras secourables. Dans la caravane se trouvent également deux tout petits bonshommes. Des quasi-nains affublés d’imperméables trop amples pour leur chétive personne.

Maintenant, je vais vous donner un bon conseil, mes truffes : lisez attentivement ce qui va suivre si vous voulez bien piger le déroulement de l’opération. Au cas où vous vous sentiriez d’humeur somnolente, prenez un bouquin de Mauriac et allez vous allonger.

Donc les touristes surviennent dans la salle. Un guide, disais-je, les pilote. Le bonhomme se dirige vers la vitrine contenant le bitos de Sa Majesté the cat et commence à causer. Un mignon ballet se déroule alors qui me plonge dans l’ahurissement. Franchement : « On croit rêver ! » Je regrette de ne pouvoir vous montrer le truc en direct. Un de ces jours, mes polards, je vous les téléviserai, c’est juré. Force m’est donc, en attendant, de balzacer pour vous permettre de comprendre. Au moment où le guide désigne la casquette d’apparat de notre sympathique amidelafrance Risa Pahlewi, un habile mouvement du groupe divise celui-ci en trois parties.

Seize touristes cernent étroitement le guide, comme s’ils mouraient de soif au point de boire ses paroles. Ce faisant ils l’isolent des quatre autres qui sont : les deux demeurés et les deux nains. Ce qui se passe alors n’a, à ma connaissance, jamais été raconté encore dans un ouvrage d’action de cette tenue. Relaxez un brin de vos méninges pour ne rien laisser perdre, mes tartes ! C’est du pur nectar qu’il convient de déguster jusqu’à l’ultime miette. Faut torcher l’assiette, la lécher sur son pourtour, parce que du nanan de cette qualité vous serez pas près d’en retoucher…

En un temps record que je ne saurais exactement estimer, ma tocante s’abstenant d’indiquer les dixièmes de seconde, et dont d’ailleurs vous vous branlez éperdument, s’opèrent les opérations ci-dessous. Primo[6] : les deux nains se mettent à grandir.

Non, je ne deviens pas louftingue, je ne vous chambre pas, je chique pas à l’auteur de science-friction, je ne gambade pas dans la quatrième dimension, je ne parodie pas le cher regretté Marcel Aymé, je ne me paie pas vos hures, malgré les bonnes raisons que j’aurais… Je ne fais qu’exprimer une vérité ; que rapporter ici un fait précis.

Les deux nains grandissent, d’un élan, d’une seule poussée. Vlan ! Comme on fait passer une lorgnette marine de son volume le plus réduit à sa longueur maximale.

Que je vous affranchisse, mes drôles, sinon vous allez beugler au miracle ! Vous croire à Lourdes ou à Fatima. Notre Dame sur la Sellette ! Les deux nabots n’étaient en réalité que deux contorsionnistes se tenant accroupis sous leurs imperméables. Vous avez vu déjà des mecs de cirque marcher de la sorte ? On dirait des nains affligés d’un gros dargif. Mes gus à moi sont admirables dans leurs contorsions car on ne soupçonne rien. Ils marchaient d’un pas normal, d’une allure normale. Ils semblaient normaux dans leur anomalie.

You see ?

Bien. Le plus choucard reste à dire. Je vous ai parlé des deux faux nains ? Voyons maintenant comment comportent les deux demeurés. Eh bien en ce qui les concerne, c’est le contraire qui se produit. Ces deux grands diables se cassent brusquement et deviennent magiquement quatre nains !

Vous lisez bien, ouais ? No problème ? Good !

Mes deux faux grands avaient du mal à se mouvoir parce que chacun d’eux était constitué par deux petits mecs dont l’un se trouvait juché sur les épaules de l’autre. La tête et les jambes ! Seulement elles restaient courtaudes, les papattes, et pour cause ! D’où cette démarche chancelante. Et les bras idem restaient brefs.

Et la bouille du nain supérieur était une tronche de nain, avec le front bombé, les yeux globuleux, l’air un peu rassis du bulbe…

Dominant ma médusance, j’essaie de piger. Deux grands mecs qui sont à la vérité quatre petits, et deux petits qui sont effectivement deux grands, ça veut dire quoi, ce cinématoche ? Ça vise à quelle prouesse ?

Bien que peu doué pour les maths de nature, les chiffres dansent in my tronche. En entrant, les touristes semblaient être vingt. Alors qu’en réalité ils sont vingt-deux !

Tout est là, ne cherchons plus ! Ils doivent pénétrer en un endroit où l’on compte les entrants et les sortants.

Mais alors, si on veut faire croire qu’il n’y a que vingt zigs là où il y en a vingt-deux, mes bien chers frères, c’est qu’on espère en abandonner deux sur les lieux, non.

Correct, mon raisonnement ? Si vous trouvez qu’il branle au manche, dites-le ! Tout le monde peut se gourer, en ce cas je vous ferais un dessin.

J’ai placé dans le mille, Émile ! Car savez-vous ce que font mes six métamorphoseurs professionnels ? Cherchez pas, vous vous feriez une hernie cervicale. Les deux exnains prennent deux vrais nains debout sur leurs épaules et se placent sous deux bouches d’aération par lesquelles les gnomes disparaissent en un clin d’œil, comme deux lézards s’engouffrent dans un alvéole. Dès ce double rétablissement accompli, les deux exnains enfilent les imperméables des deux ex-atrophiés, cependant que les deux vrais nains restant dans la salle passent les imperméables des deux faux nains.

Tout est redevenu en ordre. Du grand art, mes chéries ! Vous avez bien compris, tout le monde ? Je me suis efforcé d’être clarinette, hein ? J’ai employé des mots simples, usé de répétitions. Faudra pas venir rouscailler comme quoi j’entourloupe. Je suis un auteur consciencieux, moi. Je manigance pas dans les galoupes. Je mets pas le suspense à profit pour vous glisser des invraisemblances, comme le pratiquent des choses-frères que je citerai pas leurs noms afin de les laisser gagner leur postérité à la force du poignet. Je me mets à la portée de tous les cancres, ayant été cancre moi-même, et avec quel brio ! Je sais les efforts méningés que vous devez produire dans certains de mes passages, aussi je vous les mâchouille menu pour vous permettre d’assimiler. Je vous surmène pas le suc gastrique, reconnaissez !

Non, ma méthode, à mécolle, c’est : moulinette et entonnoir.

La scène que je viens d’avoir l’honneur et l’avantage de vous exposer, dames z’et messieurs, a duré beaucoup moins de temps qu’il ne m’en a fallu pour vous la narrer.

D’ailleurs, de sa voix un brin clapoteuse, Prof annonce les temps :

Quarante-deux secondes !

Mac King fait claquer ses doigts de contentement. Right ! On va recommencer, déclare-t-il en un français laborieux.

Par le tout début ? s’inquiète Prof.

Le Ricain hoche la tête.

— Je voudrais revoir le 1, dit-il. After that, on passera directement au 4.

Il sort un flask de bourbon de sa poche revolver, dévisse le bouchon et s’octroie une lampée. D’un geste machinal il propose son flacon à Prof.

— Non, merci, dit le vieux, j’ai mon tilleul.

Et de cramponner une boutanche thermos posée devant lui.

— Le tilleul d’ici ne vaut pas celui de chez moi, assure-t-il. Il a comme un goût de pivoine et de sable.

King frappe dans ses mains.

— Now, we want to see the number one ! Crie-t-il.

Le groupe de touristes, le guide, les deux nabots logés dans les aérateurs quittent la salle. Deux machinos radinent alors avec des escabeaux. Ils s’y juchent et, armés de tournevis, se mettent en devoir de fixer les plaques à trous obstruant les conduits d’aération.

— Dites-leur qu’ils bloquent bien à fond, recommande Prof. J’ai cru voir que les vis de la banque sont rouillées, donc difficiles à avoir…

King traduit. Les hommes de ménage s’activent. Au bout d’un instant ils repartent.

— Bon, on va passer le 1, décide King en allumant une cigarette.

Il exhale une longue goulée bleue.

— Ready, boys ?

Yes ! répondent des voix off.

— O.K. Go !

Nouvelle scène de la grande revue américano-franco-iranienne à grand spectacle, conçue et réalisée par Prof et King pour le compte (supposé-je) de son altesse bilboquetissime le prince Anârchi.

Cette fois ce sont deux hommes de peine qui déboulent, munis de seaux et de balais. Ils portent des uniformes en toile légère assez semblables à des droguets de détenus. Les deux julots déposent leur matériel en deux points opposés de la vaste pièce, ne conservent chacun qu’une tête-de-loup dont ils se mettent à épousseter le plafond. Parvenus sous les bouches d’air, leurs gestes deviennent courts et précis. Un léger zonzonnement retentit. Je vois sortir une petite mèche métallique des deux têtes-de-loup.

Un tournevis ! La mèche tourne à la demande grâce à un moteur logé dans le manche du balai. En peu de temps les hommes de service ont redévissé les plaques.

— Une minute quinze, presque seize, déclare Prof. Il faudra essayer de rogner encore. D’autre part le bruit des moteurs est trop présent, vous ferez gainer les manches.

Je décide que j’en ai assez contemplé pour le moment. La prudence exige un repli immédiat. Entre la fugue des toutous, le portail ouvert et le cadavre du larbin, si les habitants de cette crèche ne s’aperçoivent pas qu’il y a du dépôt calcaire dans la durite du narguilé c’est qu’ils ont des feuilles de pavot sur les coquilles.

Je repte en arrière.

— Allez, on dégage ! chuchoté-je.

Béru ne me répond pas. Faut dire qu’avec la lame effilée qu’un olibrius lui tient appuyée sur la glotte, il n’est pas d’humeur causeuse, le Mastar. Deux autres vilains, également pourvus de coupe-choux, sont là, immobiles, qui me guettent, la lame pointée.

Bravo pour leur discrétion !

En voilà trois que j’engagerai comme valets de chambre le jour où, après fortune faite, je voudrai m’assurer des grasses matinées silencieuses.

On l’a dans le chiche-kebab, les gars.

Faut être logique, comme dit Lulu.

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