XXVII

Deux heures plus tard, Adamsberg avançait lentement sur une longue plage de sable sec, pieds nus, chaussures à la main, sac à l'épaule. De loin, il apercevait la silhouette de son frère, assis sur la terrasse d'une étroite bâtisse blanche. Leur mère préférait croire en une villa de bord de mer, et il ne la détromperait pas.

Il eût été impossible à quiconque d'identifier Adamsberg à une si grande distance. Mais Raphaël tourna les yeux, aperçut cet homme qui marchait et se leva aussitôt. Il avança vers lui, déterminé, et presque aussi lent que lui.

— Jean-Baptiste, dit-il seulement, après qu'ils se furent serrés dans les bras.

— Raphaël.

— Viens boire un verre. Tu dînes ou tu disparais ?

— Je dîne. Je dors.

Après ce seul échange, les deux frères, qui se ressemblaient singulièrement, remontèrent jusqu'à la maison sans un mot. Le silence ne les avait jamais gênés, comme tous ceux qui sont quasi jumeaux.

Adamsberg décida de n'aborder le sujet qui le tourmentait qu'à la fin du dîner, pris dehors, sous les cris des mouettes, avec deux bougies sur la table. Bien qu'il sût que Raphaël avait bien sûr perçu son inquiétude et attendait qu'il fût prêt. Ils se déchiffraient sans même devoir y réfléchir, et pour un peu, femmes exceptées, ils se seraient suffi à eux-mêmes. Ce pourquoi ils se voyaient peu.

Adamsberg alluma une cigarette dans la nuit et commença d'exposer à son frère la totalité des faits survenus depuis le début de l'enquête, ce qui n'était pas simple pour lui, n'étant doué ni pour la chronologie ni pour la synthèse. Il s'interrompit après vingt minutes.

— Je t'assomme sans doute, dit-il. Mais je dois tout te dire sans rien omettre. Ce n'est pas pour te raconter ma vie de flic.

— Un désarroi, Jean-Baptiste ? C'est cela que tu as ?

— Plus mauvais que cela. Avec cette foutue araignée. Et c'est pire quand je pense à notre mère. Une sorte d'effroi.

— Quel rapport ?

— Aucun. C'est ainsi, c'est tout. Laisse-moi poursuivre, je ne dois t'épargner aucun détail de cette semaine passée, aucun geste, aucune parole, pour le cas où l'effroi résiderait, suppose, coincé entre deux lames de parquet, ou bien au fond de l'armoire de Froissy, ou bien dans la gueule de la murène, ou dans une fleur de tilleul, ou dans un grain de poussière logé sous ma paupière, et que je n'aurais pas vu.

Raphaël n'avait pas la nonchalance de son frère, il était homme plus terrestre, plus instruit aussi, mieux réglé sur le monde concret, quelque rebutantes que fussent pour lui l'ordonnance de ce monde et sa progression. Raphaël n'était pas Jean-Baptiste. Mais il avait un don que ne possédait nul autre : il était capable de se mettre à la place de son frère, de se glisser dans sa peau jusqu'au bout de ses ongles, réalisant une presque incarnation, tout en conservant ses pleines capacités d'observation.

Adamsberg prit encore plus d'une heure pour achever le récit des grands et dérisoires événements qui avaient rythmé sa chasse au tueur. Puis il fit une pause, alluma une autre cigarette de Zerk.

— Tu fumes cela ? J'ai meilleur si tu veux.

— Non, c'est à Zerk. Il est resté en Islande.

— Je vois. Veux-tu un verre de madiran ? J'en fais venir. Ou crains-tu que cela ne te brouille les idées ?

— Je n'ai plus d'idées, Raphaël, et tout est déjà brouillé. Alors va pour un verre. Il nous reste donc un seul homme en vadrouille, ce Jean Escande. Tu as bien capté cela ?

— J'ai tout capté, l'assura Raphaël, du ton d'un homme qui prononce une phrase inutile.

— Toutes les flèches pointent dans sa direction. Tout l'indique, en logique ultime, pour être le meurtrier de Vessac. Les hommes de la Bande des mordus se sont sans doute relayés tour à tour dans leur œuvre d'extermination de leurs tortionnaires. Tout est parfait, tout est en place, la Bande des mordus a lancé son venin contre la Bande des recluses. Et pourtant, je rate quelque chose, je dois pousser ailleurs, ici ou là, je ne sais pas. Et je ne sais pas car je ne vois pas. Et je ne vois pas parce que je ne supporte plus cette recluse, je ne tolère plus son simple nom, je ne veux plus l'entendre. Elle me dévore sur place, elle m'a nécrosé.

— Si bien que te voilà immobile, pris dans sa toile. Et que l'enquête s'en ira sans toi, conclut Raphaël, en servant du madiran à son frère.

— Et me laissera seul, avec ce que je ne t'ai pas encore dit.

— L'effroi. Tu en as parlé.

Avec difficulté, butant sur les mots ou les évitant, Adamsberg décrivit à son frère le mal-être croissant dans lequel le plongeait la recluse, depuis l'instant où il avait lu son nom sur l'écran de Voisenet jusqu'à cet après-midi où, après avoir pris des nouvelles de leur mère, il s'était effondré sur le talus, ankylosé, puis avait dû courir, courir pour fuir.

— Donc, dit Raphaël quand son frère en eut terminé, tu ne te souviens de rien ?

— Ce n'est pas ce que je t'ai dit. J'ai dit : je ne vois plus rien, et j'ai les mains vides.

— Et moi je te demande : tu ne te souviens de rien ? Quand tu parles du « spectre » sans même savoir ce que tu veux bien vouloir dire, tu ne te souviens de rien ? D'aucune image ? Quel spectre, Jean-Baptiste ? Depuis quand aurais-tu vu un spectre ?

— Jamais.

— Oublier, pourquoi pas ? enchaîna Raphaël, de la même voix aux tonalités basses et douces que son frère, alors que sa propre voix était plus vive. Sauf lorsque quelque chose refuse à tout prix d'être oublié. Alors c'est la guerre. Et cela fait mal jusqu'à tomber sur un talus de forêt, jusqu'à cavaler sur les sentiers sans sentir les branches. Tu as les joues balafrées.

— Ce sont les noisetiers.

— Tu n'as pas perdu la vue, Jean-Baptiste.

Et cette fois, Raphaël était bel et bien entré dans les replis de l'esprit de son frère. Il frotta sa propre nuque, comme s'il y balayait quelque raideur.

— Je te dis, Raphaël, que je ne vois plus ! cria Adamsberg, choqué par l'incompréhension de son frère. Tu m'entends, ou bien es-tu devenu sourd pendant que je suis aveugle ?

Adamsberg criait rarement, et ses récents éclats, face à Voisenet d'abord, à cause de cette foutue murène, et face à Danglard ensuite, à cause de sa foutue lâcheté, étaient événements rares. En revanche, crier contre son frère lui était habituel, et Raphaël en faisait autant.

— Tu vois très bien, cria à son tour Raphaël, se levant et frappant de son poing sur la table. Tu vois aussi net que tu me vois, moi ou bien ces bougies. Mais des portes se sont refermées, qui te plongent dans la nuit. Peux-tu le comprendre, cela ? Et quels chemins peux-tu choisir quand tout s'est fermé ? Quand il fait noir ?

— Quoi, les chemins ? Fermés par quoi ?

— Mais par toi.

— Moi ? Moi je ferme les chemins ? Quand il s'agit de huit hommes assassinés ?

— Toi, en personne.

— Et moi, j'aurais fermé toutes tes foutues portes et pourquoi ? Pour être dans le noir ?

— Par noir, j'entends profondément noir. Comme l'intérieur de la terre, comme l'intérieur d'un trou. Là où se cachent les recluses.

— Je sais tout des recluses. Et elles ne m'ont jamais fait peur.

— Je te parle des autres, bon sang. Je te parle des femmes.

Adamsberg eut un frisson. Le vent se levait sur la plage. Raphaël ne dit pas : « Il fait froid, veux-tu qu'on rentre ? » Son frère avait un frisson ? Eh bien tant mieux. Il allait lui faire mal, il le savait. Il tendit juste un doigt vers le verre d'Adamsberg, intact.

— Bois une gorgée, dit-il. Donc quand je te dis « recluse » et « femme », rien ne te revient ? Toujours pas ? Absolument rien ?

Adamsberg secoua la tête, et but une gorgée.

— De quoi dois-je me souvenir ? Que dois-je casser pour sortir de ton noir ? Où dois-je aller ?

— Où tu choisiras d'aller, je ne suis pas flic, et ce n'est pas mon enquête.

— Alors pourquoi me fatigues-tu avec tes portes fermées ?

Raphaël tendit la main pour une cigarette, aussi âpre soit-elle.

— Pourquoi les mets-tu à même tes poches ?

— Je n'aime pas les boîtes. Surtout en ce moment.

— Je comprends.

Il y eut un court silence, pendant qu'Adamsberg cherchait son briquet puis donnait du feu à son frère.

— On est stupides, dit Raphaël, j'aurais pu l'allumer à la flamme de la bougie.

— Le temps qu'on trouve l'idée, tu sais ce que c'est. On en était où ?

— À ce que je n'ose pas te dire.

— Pourquoi ?

— Parce que je vais te faire mal.

— Toi ?

— Tu ne te souviens de rien, et pourtant tu avais douze ans. Et moi dix. Douze ans, et tu ne te rappelles pas ! C'est bien la preuve que, oui, ce fut l'effroi. Moi, je ne l'ai pas vue. Mais toi, oui.

— De quoi parles-tu ?

— Mais de la recluse, bon sang, hideuse et cachée dans l'ombre. Tu l'as vue. À l'écart du chemin de Lourdes.

Adamsberg haussa les épaules.

— Je me souviens très bien du chemin de Lourdes, Raphaël. Le chemin Henri IV.

— Bien sûr. Notre mère nous y emmenait marcher tous les ans, de gré ou de force.

— De force. Mais pas sur les trente-cinq kilomètres, tout de même.

— Notre père nous avançait en voiture, jusqu'à un bois.

— Le bois de Bénéjacq.

— C'est cela, j'avais oublié.

— Tu vois que je me souviens. De là, on marchait sur quelques kilomètres, puis notre père revenait nous chercher pour achever la route jusqu'à Lourdes. Chaque année la même chose.

— Sauf une fois, dit Raphaël. Ce jour-là, il nous a conduits droit jusqu'à Lourdes. Notre mère a fait tous ses trucs dans la grotte, elle a acheté ses fioles d'eau sacrée — tu te souviens qu'un soir, on les a bues ? On s'est pris une volée.

— De cela, oui, je me souviens.

— Mais de rien d'autre ?

— Rien. On allait à Lourdes, et on revenait. Que veux-tu que je te dise ?

Adamsberg se sentait bien. Il écoutait son frère, il n'y avait que cela à faire. Ce devait être cette sainte de Lourdes qui avait placé Raphaël sur sa route, sur cette plage de l'île de Ré, à deux pas de Rochefort. Comment s'appelait-elle d'ailleurs, cette sainte ? Thérèse ? Roberte ?

— Comment s'appelle la sainte ? demanda-t-il. Celle de Lourdes ?

— Sainte Odette ? Attends une seconde. Sainte Bernadette.

— On n'a pas retenu grand-chose.

— Non. Bois une seconde gorgée.

Adamsberg s'exécuta, puis reposa son verre et regarda son frère.

— Notre mère, cet été-là, avait décidé de ne pas faire la halte à Bénéjacq mais de partir de Lourdes et de parcourir six ou sept kilomètres à pied au retour. Elle avait quelque chose à faire dans ce coin. À l'écart du chemin — elle nous l'a expliqué en route, tu ne t'en souviens pas non plus ?

— Non.

— À l'écart du chemin, reprit Raphaël, au haut d'un pré, il y avait un vieux pigeonnier en pierre, petit, de deux mètres de diamètre peut-être. La porte et les lucarnes étaient obturées par des briques, sauf une. Cela, je l'ai vu.

— Et ? Qu'en avait-elle à faire de ce pigeonnier ?

— Une femme y habitait. Depuis presque cinq ans, elle n'en était jamais sortie.

— Tu veux dire qu'elle restait là-dedans jour et nuit ?

— Oui.

— Mais comment vivait-elle ?

— De la charité de ceux qui voulaient bien monter jusque-là et lui offrir de l'eau et de la nourriture par la lucarne. De la paille aussi, pour recouvrir les excréments. C'est ce qu'était venue faire notre mère, la nourrir. Les gens du coin la tenaient pour une sainte protectrice, comme au temps jadis. Le préfet n'osait pas intervenir.

— Je ne peux pas te croire, Raphaël.

— Tu ne veux pas me croire, Jean-Baptiste.

— Mais que faisait-elle là ? Qui l'avait enfermée ?

— Je te parle d'une femme qui s'était volontairement cloîtrée, jusqu'à ce que mort s'ensuive. Comme au temps jadis.

— Parce que des femmes faisaient cela, avant ?

— Des quantités de femmes, au Moyen Âge et jusqu'au XVIe siècle. On les appelait les recluses.

Adamsberg resta le bras en l'air, le verre suspendu.

— Les recluses, répéta Raphaël. Certaines ont survécu dans ces cachots noirs durant cinquante années. Les cheveux poussaient comme des toisons sauvages où cavalaient les insectes, les ongles se recourbaient en griffes si longues qu'elles tournaient sur elles-mêmes en vrilles, la peau se couvrait d'un enduit de crasse, le corps d'une puanteur immonde, les excréments et les aliments décomposés formaient la litière. Et celle-là, la dernière recluse de notre temps, tu l'as vue : la recluse du Pré d'Albret.

— Jamais de la vie ! cria à nouveau Adamsberg. Notre mère ne m'aurait pas laissé voir cela.

— Tu as raison. Une fois à dix mètres du pigeonnier, elle nous a ordonné de l'attendre. Mais c'était si mystérieux, hein ? Tu t'es glissé par-derrière, et quand elle est revenue, tu as couru comme un lièvre, grimpé sur une pierre et collé tes yeux à la lucarne. Une ou deux minutes peut-être. C'était long. Et puis tu as hurlé. Hurlé de terreur, hurlé comme un dément. Et tu as perdu connaissance.

Adamsberg dévisageait son frère, les poings serrés.

— Pendant que notre mère essayait de te ranimer à coups de gifles et d'eau de Lourdes, j'ai cavalé jusqu'à la route chercher notre père. Il t'a porté dans ses bras. Tu n'as repris conscience qu'à l'arrière de la voiture. Ta tête reposait sur mes genoux, et rien que d'être resté le nez collé à la lucarne, ton visage puait la merde et la mort. Et notre mère t'a secoué et t'a dit : « Oublie, fils, oublie, par pitié. » Et tu n'en as plus jamais reparlé. Voilà l'effroi, voilà le noir, voilà la recluse hideuse qui t'attrape la nuque : la femme du Pré d'Albret.

Adamsberg se leva, corps contracté et lèvres blanches, passa une main rigide sur son visage, crut sentir sur lui cette odeur atroce de mort et de pourriture. Il voyait son frère, il voyait les bougies, le verre, il voyait aussi à présent des griffes, une chevelure d'un gris aussi terne que celui d'un blaps, une chevelure qui s'agitait seule sous la course des parasites, il voyait une bouche qui s'ouvrait lentement, toute grande, il voyait des dents pourries, les griffes s'approcher de lui, il entendait, enfin, le brusque et terrifiant rugissement. La recluse. Raphaël se leva d'un bond et contourna la table, juste à temps pour retenir dans ses bras son frère évanoui. Il le tira jusqu'à un lit, ôta ses chaussures et le couvrit.

— Je savais que j'allais te faire mal, dit-il à voix basse.

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