XXII

— C'est un ordre ? demanda Danglard en revenant sur ses pas.

— Si cela vous plaît de l'appeler ainsi, allez-y.

— Et si je crevais de faim, moi aussi ?

— Ne rendez pas les choses plus difficiles. Si vous aviez réellement faim, je vous laisserais aller. Je ne tiens pas à ce que vous couriez chez Brézillon me dénoncer, en plus, comme tortionnaire.

— Très bien, en ce cas, dit Danglard en reprenant le chemin de la sortie.

— J'ai dit que je souhaitais que vous restiez, Danglard.

— Donc c'est un ordre.

— Car je sais que vous ne crevez jamais de faim. Vous ne partez pas pour déjeuner, vous fuyez. Et je vous connais assez pour prédire qu'une telle fuite va vous ruiner l'âme. Asseyez-vous.

Danglard ne s'installa pas face à Adamsberg mais se déplaça d'un pas plutôt rapide — que la colère rendait rapide — jusqu'à sa propre chaise, soit à quelque cinq mètres du commissaire.

— Que craignez-vous, commandant ? Que je vous passe un fer à travers le corps ? Je vous l'ai déjà demandé, Danglard : m'avez-vous oublié, après tant d'années ? Mais si vous avez opté pour la prudence, faites comme cela vous chante.

La véritable prudence est de voir dès le commencement d'une affaire quelle doit en être la fin.

— Une nouvelle citation. On se sort de tout, avec une citation. Surtout quand on en connaît mille.

— On comprend tout.

— Et vous prédisez donc une fin lamentable à cette enquête.

— Je serais attristé de vous voir bouffer le sable.

— Eh bien expliquez-vous, Danglard. Expliquez que vous ayez fendu d'entrée la Brigade en deux. Expliquez que vous ayez voulu dénoncer mes errances au divisionnaire. Expliquez pourquoi je boufferais le sable.

— Quant à ma démarche envers Brézillon, c'est très simple : Nous n'avons point à louer ni à honorer nos chefs, nous avons à leur obéir à l'heure de l'obéissance, et à les contrôler à l'heure du contrôle.

— Vous commencez à m'emmerder avec vos citations. Vous campez donc sur vos positions, même après les faits que vous venez d'entendre ? Et qui ont convaincu la Brigade entière ? Là encore, expliquez-vous, nom de Dieu, Danglard.

— C'est impossible.

— Et pourquoi ?

— Car ce qu'on peut expliquer de plusieurs manières ne mérite d'être expliqué d'aucune.

— Quand vous serez redevenu vous-même, dit Adamsberg en se levant, faites signe.


Le commissaire quitta la salle du concile en claquant la porte, attrapa Veyrenc par le bras.

— On va dans la cour, dit-il. J'y ai pris mes habitudes et j'ai les merles à nourrir. Il y a une femelle qui couve dans le lierre.

— Les merles, ça se démerde tout seul.

— Les oiseaux meurent par millions, Louis. Tu vois encore des moineaux à Paris ? C'est l'hécatombe. Et puis le mâle est fluet.

Adamsberg fit un détour par le bureau de Froissy.

— C'est elle qui a la bouffe, expliqua-t-il.

— J'ai avancé les recherches sur les onze victimes, dit Froissy à leur entrée, sans tourner la tête. Six sont déjà décédées : Gilbert Preuilly, André Rivelin, Henri Trémont, Jacques Sentier, Ernest Vidot, celui au bras mangé, et Maurice Berléant, le garçon devenu impuissant. Restent cinq : Richard Jarras et René Quissol, atteints d'une morsure blanche, sont à Alès. Les trois autres, Louis sans jambe, Marcel sans joue et Jean sans pied sont tous dans le Vaucluse. Louis et Marcel à Fontaine-de-Vaucluse, Jean à Courthézon, à cinquante kilomètres de là.

— Les trois grands blessés sont donc encore ensemble. Et pas si loin de Nîmes. Quel âge ont-ils aujourd'hui ?

— Soixante-seize ans pour Louis Arjalas, soixante-dix-sept pour Jean Escande et quatre-vingt-un pour Marcel Corbière.

— Envoyez-moi leur adresse, leur situation de famille, leur état de santé, enfin tout ce que vous pouvez.

— C'est déjà fait.

— Vous avez leur profession ?

— Dans le désordre : un commercial, un antiquaire, un gérant de restaurant, un attaché d'administration hospitalière, un instituteur.

— Et les blaps ? Il en reste combien à tuer ?

— Dit comme cela, soupira Froissy. Quatre d'entre eux sont déjà décédés : César Missoli, Denis Haubert, Colin Duval et Victor Ménard. Et trois viennent de succomber à la recluse.

— Restent trois.

— Alain Lambertin, Olivier Vessac et Roger Torrailles.

— Où vivent-ils ?

— Lambertin à Senonches, près de Chartres, Vessac à Saint-Porchaire, près de Rochefort, Torrailles à Lédignan, près de Nîmes. Tout est parti sur votre portable.

— Merci, Froissy, on vous attend dans le couloir, pour le cake. Si on pouvait en avoir un morceau aussi, on n'a rien mangé.

— Qu'est-ce qu'on fout dans le couloir ? demanda Veyrenc.

— Tu sais bien que Froissy n'ouvre son armoire à nourriture devant personne. Elle la croit inviolée.

— Je peux vous accompagner ? dit Froissy en sortant de son bureau après de longues minutes, portant un lourd panier recouvert d'un linge. J'aime bien nourrir les merles.

Tout en suivant le lieutenant, incarnation de la sécurité alimentaire de la Brigade, Adamsberg répétait : « Le petit Louis, le petit Jeannot, le petit Marcel. »

— Cela fait mal, hein ? dit Veyrenc.

— Plutôt, oui. Ils vivent à deux pas les uns des autres. Cela évoque une autre « bande », non ?

— Pas forcément. Ils sont restés soudés par les mêmes souvenirs, c'est compréhensible.

— Mais il y a dix ans, Louis a menacé Claveyrolle. « Je ne suis pas seul », a-t-il dit.

— Je n'oublie pas.

— Ce n'est pas simple, de déposer des recluses dans le pantalon d'un homme. D'entrer chez lui pendant qu'il dort. Les personnes âgées ont le sommeil léger.

— On peut toujours coller un narcotique dans leur bouteille.

— Et l'on retombe sur le même étoc, dit Adamsberg en pénétrant dans la cour. Il faudrait glisser soixante foutues recluses dans leur foutu pantalon. Et les amener à mordre au même endroit. Tu sais faire cela, toi ?

Adamsberg s'assit sur la marche en pierre face à la cour, étira ses bras, décontracta sa nuque et son corps dans l'air tiède. Froissy émietta les parts de cake au pied du nid.

— Qu'est-ce qu'elle transporte dans son panier ? dit Veyrenc.

— Sûrement notre déjeuner, Louis. Sur assiettes en dur avec couverts en métal. Un repas froid de qualité, mousse de sanglier, quiche aux poireaux, guacamole, pain frais, que sais-je encore ? Tu ne croyais pas sérieusement qu'elle allait nous filer du cake ?

Les deux hommes avalèrent leur repas — parfait — en quelques minutes et Froissy, satisfaite, débarrassa et leur laissa deux bouteilles d'eau.

— Danglard déraille, dit Veyrenc.

— Ce n'est pas le même homme. Il y a eu métamorphose, élément nouveau. Il semble qu'on l'ait perdu.

— Je crois que c'est personnel.

— Contre moi ? C'est une découverte, Louis.

— Contre toi qui enquêtes, ce n'est pas la même chose. Il ne veut pas de cette enquête. Aujourd'hui, il aurait dû accepter ses torts, il sait faire cela. Il n'avait qu'à lever le bras.

— Tu supposes anguille sous roche ?

— Plutôt murène sous rocher. C'est violent. Pour qu'il en soit là, ce n'est pas une question de théorie, de jugement clairvoyant. C'est personnel.

— Tu l'as déjà dit.

— Très personnel, intime. Je t'ai parlé d'une grande peur.

— Pour quelqu'un ?

— Pas impossible.

Adamsberg se pencha en arrière, s'accouda à la marche supérieure, ferma à moitié les yeux, cherchant à capter le soleil sur son visage. Puis il se redressa et appela Froissy.

— Il y a autre chose, lieutenant. Fouillez sur Danglard, sans vous offusquer. Il a deux sœurs, dont une de quelque quinze ans de plus que lui. C'est elle qui m'intéresse.

— Fouiller sur la famille du commandant ?

— Mais oui, Froissy.

Adamsberg raccrocha et reprit sa position, visage vers la lumière.

— À quoi penses-tu ? dit Veyrenc.

— Mais à ce que tu as dit, Louis : « Très personnel, intime. » Quoi de plus personnel que la famille ? Une « grande peur », supposes-tu. Pour qui ? Pour les siens. Ne va pas énerver une murène avec sa famille.

— Ni un buffle.

— Ni aucune bestiole. Regarde, le merle ne nous craint plus. Il s'approche en sautillant.

— C'est vrai qu'il est fluet.


Froissy rappela six minutes plus tard. Adamsberg mit l'appareil sur haut-parleur.

— Je ne comprends pas comment vous saviez, commissaire. Il a une sœur, Ariane, qui a quatorze ans de plus que lui. Elle a épousé un homme.

— J'entends bien, lieutenant. Quel homme ?

Il y eut un blanc.

— Froissy ? Vous êtes toujours là ?

— Oui. Elle a épousé Richard Jarras.

— Le nôtre ?

— Oui, commissaire, dit Froissy tristement.

— Quel âge a-t-il ?

— Soixante-quinze ans.

— Sa profession ?

— Attaché d'administration hospitalière.

— C'est-à-dire ?

— En simple, il était acheteur. Cela consiste à suivre la chaîne des besoins et des commandes de médicaments pour les hôpitaux.

— Où cela ?

— D'abord à l'hôpital Cochin à Paris, puis à Marseille.

— Où à Marseille ?

— Il a été employé vingt-huit ans à Sainte-Rosalie.

— Et comment pouvez-vous me répondre aussi vite ?

— J'ai anticipé vos questions. Et j'anticipe la suivante : oui, c'est bien à Sainte-Rosalie qu'est situé le centre antipoison. Attention, commissaire, l'hôpital ne fabrique pas les anti-venins, si c'est à cela que vous pensez. Il les achète aux laboratoires pharmaceutiques.

— Qui, eux, possèdent des venins.

— Mais qu'ils ne vendent pas aux particuliers. Je demande quelques minutes et je vous réponds.

— À quoi ?

— À la question suivante que vous allez me poser.

— J'ai une question suivante ? Très bien, Froissy, j'attends.

Adamsberg se leva, allant et venant devant les marches, plus ou moins suivi par le merle.

— Merde, dit Veyrenc.

— Tu avais raison.

— Pourquoi as-tu songé à la sœur ?

— Elle a habité un temps chez lui, quand sa femme est partie. Elle le hissait hors du trou, elle s'occupait des enfants. Elle le soutenait déjà dans l'enfance. Les parents trimaient tellement que l'aînée maternait les deux autres. Je savais cela.

— Une sœur-mère en quelque sorte.

— Oui. Va emmerder la sœur-mère d'une murène, et tu te feras mordre.

— C'est une loi primaire, dirait Voisenet.

Adamsberg tourna un instant dans la cour puis revint vers les marches.

— Que Richard Jarras ait été mordu enfant par une recluse, avec dix autres garçons de l'orphelinat, ce n'était sûrement pas un secret dans la famille. Danglard connaissait l'histoire de la Bande des recluses, et par cœur peut-être. Il est bien possible que Jarras ait ressassé ses souvenirs, rabâchant les noms des victimes et des persécuteurs.

— Des noms que personne n'aurait mémorisés. Mais Danglard, si.

— Et les décès d'un Claveyrolle, d'un Barral, l'ont forcément alerté. Pire : son beau-frère avait été acheteur à Sainte-Rosalie. Danglard s'est affolé, il a bâti des remparts.

— Et bloqué l'enquête.

— Et mordu.

— Froissy te l'a dit : à Sainte-Rosalie, ils achètent des anti-venins, pas des venins.

— Alors il a fallu que Jarras traite en sous-main avec les fabricants. Oui, Froissy ?

— Sainte-Rosalie commande ses anti-venins de recluse au géant Meredial-Lab, à la filiale de Pennsylvanie. Parce que les États-Unis sont la terre des recluses. Mais pas seulement les États-Unis. Le Mexique aussi.

— Meredial y a une antenne ?

— À Mexico. Si vendeur il y a, il pourrait s'agir d'un cadre comme d'un banal commis d'entreprise, peu visible, d'un transporteur, d'un magasinier, d'un manutentionnaire, enfin d'un gars, d'une femme, qui ne cracherait pas sur des ventes clandestines à bon prix. Ces boîtes emploient des milliers de gens.

— Et qui irait suspecter une vente de venin de recluses ?

— En effet. Pour en faire quoi ?

— Et Richard Jarras, dit Veyrenc, qui avait accès à l'organigramme de Meredial, a pu établir un contact et, année après année, se procurer le nombre de doses nécessaires.

— Il n'a pas pu bosser seul, Louis. Les autres sont derrière lui, ils se répartissent le boulot.

— Et comment Jarras a-t-il trouvé un fournisseur fiable ?

— Ça ne peut se faire que sur place.

— Froissy ? rappela Adamsberg, tâchez de savoir si Jarras s'est rendu aux États-Unis ou au Mexique. Cherchez sur les vingt dernières années.

— J'y vais, je reviens. Attendez-moi.

Adamsberg reprit son tour de piste dans la cour.

— Non, dit Froissy après un moment. Ni aux États-Unis, ni en aucun pays d'Amérique centrale ou latine. J'ai balayé les passeports des quatre autres, Quissol, Arjalas, Corbière et Escande. Même chose.

— Alors ? dit Veyrenc. Il va à la pêche ? Il téléphone au hasard à des gars là-bas pour leur proposer un trafic de venin ? C'est mauvais, cela.

— Très mauvais, mais c'est notre meilleure piste, Louis. Injecter plusieurs doses de venin est sacrément plus convaincant que fourrer soixante araignées dans un pantalon à la nuit.

— Et comment Jarras — ou un des autres — pique-t-il sa victime ? Ils ont été mordus à la jambe. Donc ? Il sort une seringue et prie l'homme de lui présenter sa cheville ?

— Aucune idée, dit Adamsberg en haussant les épaules. Un faux médecin peut-être ? Une vaccination obligatoire ?

— Et contre quoi ?

Adamsberg leva les yeux, regardant filer quelques lents nuages, puis revint au merle, en pleine activité.

— La grippe aviaire ? Elle réapparaît dans le Sud.

— Et les gars vont accepter ?

— Mais pourquoi pas ? On va lancer Retancourt. Surveillance de Richard Jarras et de René Quissol, à Alès. Il est quelle heure ?

— Deux heures et demie. Tu devrais réparer tes montres.

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