XXXI

— Je disais, commença Adamsberg quand chacun fut à nouveau en place en salle du concile, avant notre voyage vers le Pacifique, qu'il nous fallait trouver un autre passage.

— À la latitude 52°, précisa Mercadet avec sérieux, et pour lui-même.

— Le commandant Danglard affirme que nous n'avons rien à nous mettre sous la dent. Ce n'est pas tout à fait exact. Autre chose passe sous nos yeux depuis les débuts, sur quoi nous ne nous arrêtons pas.

— Quoi ? demanda Estalère.

— Pas quoi, Estalère, qui ?

— Sur le tueur ?

— Je pense que c'est une femme.

— Une femme ? dit Mordent. Une femme ? Qui aurait déjà tué huit hommes en vingt ans ? Qu'est-ce qui vous tire vers cette idée, commissaire, vers ce… détroit ?

— La Bande des recluses s'est muée en Bande des violeurs, on le sait. Mercadet travaille à traquer ces viols, depuis la majorité de ces gars jusqu'à, disons, leurs soixante-cinq ans. Sur une cinquantaine d'années donc. C'est une tâche lourde et rien ne nous dit qu'ils n'ont sévi que dans le Gard. Froissy l'épaulera.

Adamsberg s'efforçait de parler de manière neutre, apaisante pour toute la Brigade, mais l'attaque de Danglard avait frappé fort. Il était très conscient que le commandant frôlait son propre abîme, que son agressivité suicidaire poussait telles des ronces sur un terrain en démolition. C'était tout de même la première fois que le commandant l'avait insulté et sciemment méprisé devant tous. Sa souplesse naturelle l'incitait à oublier l'écueil. Mais celui-ci avait été coupant. À l'instinct, il souhaitait quitter cette réunion pour aller marcher. Ne plus avoir Danglard dans son champ de vision, ne pas peiner à organiser et justifier des arguments de recherche vers une nouvelle et si maigre piste. Il était temps de passer le relais à Veyrenc, très à l'aise dans ces travaux de logique.

— Une idée sur cette femme ? demanda Froissy qui, choquée par l'attitude de Danglard autant qu'intimidée par celle de Noël, s'appliquait à reposer ses mains bien à plat sur son clavier. Posture antalgique, pensa Adamsberg.

— Quelques-unes, dont des banalités. Mais mieux vaut repartir des bases quand on a manqué le passage.

— Le détroit, rectifia Justin en levant l'index.

Décidément, le voyage de Magellan avait marqué les esprits, leur insufflant quelque esprit héroïque qui paraissait les inspirer. En dépit du contexte calamiteux de cette enquête fourvoyée, Adamsberg notait que les dos étaient plus droits qu'à l'ouverture de la réunion, les postures plus décidées, et que des regards revenaient se poser sur la carte du monde. Certains, peut-être, s'imaginaient hors de cette salle aux sièges en plastique, affalant les voiles dans la tempête, s'accrochant aux mâts, colmatant les brèches, avalant des biscuits avariés. Sait-on ? Certains rêvaient.

— Cela fait vingt ans qu'elle tue, poursuivit Adamsberg, à huit reprises déjà. Ces crimes élaborés sur la durée, ce programme de destruction conçu névrotiquement comme un objectif vital, s'édifie dans l'enfance. Pas de pulsion brusque, pas de hasard. De cette tueuse inconnue, on peut donc assurer qu'elle a grandement souffert. C'est la première banalité que j'évoquais. Là, dans sa jeunesse, s'est jouée sa transformation en une criminelle inébranlable.

— Une enfance difficile, dit Justin, voilà un critère qui ne va pas nous aider à réduire notre échantillon.

— Certes pas. Nous savons aussi qu'elle a été violée, ce qui, de même, nous aidera peu. Si plainte il y a eu, et qu'elle ait abouti ou non, cette femme continue d'exercer sa justice seule. Un unique élément peut nous aider à la repérer, et c'est ce choix aberrant du venin de recluse. À ses débuts, elle ne pense pas à l'araignée. Elle a utilisé des moyens divers et opportunistes, l'arme à feu, le sabotage, l'accident de moto et enfin l'amanite phalloïde. C'est là sans doute que les choses basculent, que l'idée prend forme. Pour ce quatrième meurtre, elle a choisi une substance vénéneuse, de l'amanite phalloïde. « Phalloïde », le mot compte. Par ce mot, le lien se fait alors entre la toxicité végétale et la toxicité animale.

— Oui, approuva Voisenet. Passer de l'élément vénéneux à l'élément venimeux.

— Mais extraire du venin est bien autre chose qu'aller ramasser une amanite en forêt. Au point qu'elle y passe quatorze années, obnubilée par le désir d'obtenir ce nouveau poison. Vous vous rappelez l'exposé de Voisenet sur les liens entre les fluides des bêtes à venin et la toute-puissance. Cette femme parvient à dominer l'araignée et s'approprie son pouvoir. Ayant reçu de force en elle un fluide animal dévastateur, elle le retourne mortellement contre son agresseur.

— « Son » agresseur, releva Mordent. Pourquoi ne pas s'être limitée à cet homme ? Pourquoi détruire la Bande des recluses tout entière ?

— On ne sait rien de ce qu'elle a subi. Le, ou les viols.

— Par les dix blaps ? demanda Lamarre.

— Les blaps — qui furent les anciens maîtres de la recluse — restent notre meilleure boussole. Si cette femme fut violée par l'un d'eux — et plutôt par deux ou trois, vu leur stratégie d'attaque collective —, elle a étendu sa vengeance à l'ensemble de la meute.

L'amour est une ortie qu'il faut moissonner chaque instant si l'on veut faire la sieste étendu à son ombre, murmura Danglard. Pablo Picasso. L'amour, ou la passion.

Tous les regards se tournèrent vers le commandant, dont on n'espérait plus une parole. Était-ce un retour, un début d'adhésion ? Nullement. La cuirasse de son visage blanc était plus épaisse que jamais. Danglard ne se parlait plus qu'à lui-même.

— Encore faut-il, dit Kernorkian, ignorant l'interruption, qu'elle ait su qu'ils formaient une bande.

— Nécessairement.

— Et encore faut-il, insista Kernorkian, qu'elle ait aussi su leur lien avec les recluses.

— Aussi, approuva Veyrenc. L'un d'eux a parlé.

Ici, le commissaire se leva, déjà fatigué de sa position assise, et commença à tourner dans la salle à son habitude.

— Un cas m'intéresse, dit-il, pourtant loin du clocher de La Miséricorde.

— Je croyais qu'il ne fallait pas lâcher ce clocher, dit Noël.

— Je ne le lâche pas. Il s'agit de Louise Chevrier. Elle a été violée à Nîmes en 1981, à l'âge de trente-huit ans, et son agresseur a été coincé. Il s'appelle Nicolas Carnot et il n'a jamais mis un pied à l'orphelinat. Il a pris quinze ans, il est sorti en 1996. A-t-il un lien quelconque avec la Bande des blaps ? Mercadet est déjà dessus. Froissy, mettez-vous sur Louise Chevrier. Il nous faut tout connaître d'elle. On se retrouve à 16 h.

— Commissaire, dit Justin, on n'aura rien de plus à 16 heures.

— Il ne s'agit pas de cela. À 16 h, le commandant Danglard nous fera un rapide cours d'histoire sur les recluses médiévales. Les femmes, s'entend.

— Les recluses médiévales femmes ? répéta Lamarre, stupéfait.

— Celles-là, brigadier. Commandant ? Cela vous convient ?

Danglard se contenta de hocher la tête. 16 heures. Cela lui laissait le temps de boucler ses cartons.


Adamsberg croisa Froissy dans la cour.

— Je vais marcher, lieutenant.

— Je comprends, commissaire.

— Les secousses de la marche, de la déambulation, mettent en mouvement les micro-bulles gazeuses qui se promènent dans le cerveau. Elles bougent, se croisent, se cognent. Et quand on cherche des pensées, c'est une des choses à faire.

Froissy hésita.

— Il n'y a pas de bulles gazeuses dans le cerveau, commissaire.

— Mais puisque ce ne sont pas des pensées, comment appelez-vous ça ?

Froissy demeura sans réponse.

— Vous voyez bien, lieutenant. Ce sont des bulles gazeuses.

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