XXIX

Adamsberg marchait vers la Brigade au matin, surveillant les quelques mouettes qui l'avaient suivi depuis l'île de Ré. Il n'avait ni vacillé ni appuyé sa main sur sa nuque, ni plus ressenti l'ombre de quelque spectre que ce soit.

Il avançait pourtant sans se presser, retardant son arrivée, cherchant comment mener cette réunion où il allait devoir gérer, face à ses adjoints pour la plupart épuisés, la débâcle incontestable de l'enquête. Il rentrait d'un périple où il les avait tous embarqués — Danglard excepté —, en chef vaincu sur un vaisseau démâté, fracassé contre les arêtes des faits incontournables. Après des débuts incertains, ses adjoints y avaient cru, ils l'avaient suivi, et le retour au port se ferait en silence, dans la salle du concile, sur une mer plate. Pas de Jeannot en détention, pas de mise en accusation du Petit Louis, de Marcel et des autres victimes vieillies. Il ressentait pourtant quelque satisfaction à savoir que ces hommes, ces enfants mordus de La Miséricorde, qu'il voyait encore tout jeunes et blessés, n'avaient tué personne. Et malgré sa déception de flic, malgré cette quête qui s'achevait si abruptement, la victoire que lui avait offerte son frère l'imprégnait d'aisance et de légèreté. Des idées éparses et sans sens revenaient jouer dans sa tête, comme de minuscules bulles libérées, emplissant son esprit de gaz tumultueux qui bruissaient sans se préoccuper d'efficacité.

Avant de passer le porche de la Brigade, il s'adossa à un réverbère et, souriant, écrivit un message à l'adresse de Danglard : Vous pouvez aller dîner en famille, commandant. La route est libre.


À la Brigade en effet, les visages étaient mornes et las. Veyrenc, à qui Adamsberg avait délégué la veille des pans entiers de discours à mener, se concentrait sur quelques notes, Retancourt demeurait imperturbable. Ce n'était pas l'échec d'une enquête qui pouvait malmener sa résistance. Mais elle redoutait comme les autres qu'Adamsberg peine à soutenir cette faillite face à l'âpreté de Danglard. Le commandant disposait de toutes les armes du langage pour faire valoir sa victoire face à un commissaire ce matin démuni. Et Danglard ne s'était toujours pas montré. Adamsberg passa de table en table, distribuant, selon la personnalité de chacun, des signes ou des gestes de réconfort rapides. Pour Retancourt et Froissy, il avait cueilli à l'aube dans son jardinet deux poignées de fleurettes sauvages, bleues. Il en déposa une sur le bureau de Retancourt.

— Danglard est arrivé ? demanda-t-il.

— Il est dans son bureau, dit Noël. Caché telle une recluse. Ou peut-être satisfait qu'on ait bu la tasse.

Adamsberg haussa les épaules.

— Et Froissy ? Tombée d'épuisement ?

— Elle est dans la cour.

Adamsberg allait sortir pour lui porter les maigres fleurs qui commençaient à dépérir entre ses doigts quand elle revint dans la salle, si satisfaite qu'on espéra un miracle de dernière minute. Un faux Jeannot à Palavas, ou bien le vrai repéré à Saint-Porchaire.

— Ils sont nés, dit-elle.

— Les petits merles ? demanda Adamsberg.

— Ils sont cinq, et les parents s'affolent pour leur trouver de quoi manger.

— Cinq, c'est une grosse portée, dit Voisenet un peu gravement. La cour est pavée. Et la base des trois arbres est couverte par des grilles. Ils n'ont pas très bien choisi leur endroit, les parents. Ils vont les trouver comment, les vers de terre ?

— Froissy, dit Adamsberg en sortant un billet de sa poche, il y a des framboises à l'épicerie du coin, allez en chercher. Et ajoutez du cake. Voisenet, trouvez-leur une écuelle pour l'eau. Il n'a pas plu depuis dix jours. Retancourt, surveillez tout de même le chat. Noël, Mercadet, ôtez les grilles d'arbre, Justin, Lamarre, arrosez la terre, amollissez-la. Qui connaît un magasin de pêche dans le coin ?

— Moi, dit Kernorkian, à dix minutes en voiture.

— Alors filez acheter des vers de terre.

— Des gros ?

— Des petits, très minces.

— Mais la réunion ? Elle est à 9 heures.

— On vous attendra.

Mordent regardait la scène, stupéfait. Adamsberg distribuait ses ordres comme au plein cœur d'une enquête, et les agents obéissaient tout de suite, comme saisis par l'importance de leur mission. Semblant passer outre à l'échec qu'ils avaient subi et l'impasse inexplicable dans laquelle ils étaient acculés.

Adamsberg sortit dans la cour, aida Noël et Mercadet à déplacer les grilles d'arbre, puis observa le nid où cinq petits becs s'ouvraient sans relâche. Les parents tournoyaient en vol rapide.

— Personne ne s'approche de trop près du nid, ordonna-t-il en quittant les lieux, satisfait.

Il croisa Mordent sur son passage et lui secoua l'épaule.

— Tout ne va pas si mal, n'est-ce pas ?

Après que, dans un certain climat d'agitation, sept framboises eurent été distribuées, deux parts de cake émiettées et une dizaine de vers de terre lâchés dans la terre ameublie, Adamsberg envoya Estalère préparer les cafés, signal du début de la réunion au concile, avec une heure de retard. La chaise de Danglard restait vide.


Depuis son bureau, porte fermée, Danglard avait perçu l'animation qui avait parcouru la Brigade, sans en saisir le motif. En tendant l'oreille, il réalisa que ce vacarme n'était dû qu'à la naissance de cinq merles. Voisenet n'avait pas tort, les petits étaient sans doute condamnés à mourir dans cette cour infertile et Adamsberg avait pris les bonnes mesures pour les sauver. Et alors, que pouvait bien lui foutre, à lui, la mort de cinq bébés merles ? Rien. Le commandant considérait le message tout récent que lui avait adressé Adamsberg : Vous pouvez aller dîner en famille, commandant. La route est libre.

Comme il l'avait tant redouté, Adamsberg avait donc compris. Le commissaire avait cherché la raison de son obstination à bloquer l'enquête, et il l'avait trouvée : Richard Jarras. Et c'était exact. Dès qu'il avait eu vent de ces morts anormales par venin de recluse, il avait su d'où pouvait venir l'attaque. Et il avait tout fait pour enrayer les recherches et isoler Adamsberg de ses hommes. Il avait cru vaincre le commissaire aisément et il s'était trompé. Adamsberg avait remonté la piste jusqu'à l'orphelinat et finalement persuadé l'équipe de le suivre. À présent que l'enquête s'était envasée, que Richard Jarras était hors de cause, Danglard prenait conscience de la catastrophe où son émotivité, son impulsion, sa peur, l'avaient entraîné. Il avait semé de nouveau la discorde au sein de la Brigade, puis décidé de menacer l'avenir du commissaire, et cette fois-ci, à dessein, il avait tout fait pour protéger un possible assassin. Un délit passible d'une condamnation pour complicité. Il était mort.

Et comme parfois quand on se sait foutu, et cela par sa seule et propre faute, la réaction de défense de Danglard n'était pas la contrition mais l'agression. Tant qu'à tout perdre, autant détruire, et celui par qui venait son malheur, Adamsberg.

Installé dans la salle du concile, le commissaire attendait que le commandant Danglard veuille bien entrer en scène. Chacun l'observait, attentif à sa décision. Ils savaient tous que Danglard avait alimenté la rébellion et décidé d'en référer au divisionnaire. Mais Adamsberg n'avait révélé à personne — sauf à trois de ses adjoints — de quelle faute il s'était rendu coupable en choisissant de mettre à l'abri un tueur potentiel.

Le commissaire serra les lèvres, attrapa son portable, écouta le piaillement des nouveau-nés pour modérer son mécontentement. Au lieu de rédiger un message silencieux, il composa le numéro de Danglard.

— Tout va bien, commandant ? Vous avez dix minutes de retard, dit-il d'une voix calme.

Danglard garda le silence, ce qu'Adamsberg fit comprendre par gestes à son équipe.

— Selon les lois de l'éthique de bord, reprit Adamsberg, poursuivant, on ne sait pourquoi, sa métaphore maritime, un commandant ne quitte pas un navire en perdition.

Le commandant Mordent hocha la tête après cette noble phrase.

— Vous êtes donc attendu sur-le-champ, acheva Adamsberg. Vous venez, c'est oui ou c'est non, et je veux l'entendre.

Danglard énonça un « oui » indistinct avant de raccrocher. Adamsberg regarda l'ensemble de ses adjoints, muets d'appréhension.

— Il y a plus important que les humeurs de Danglard, dit-il en souriant. Les oisillons, par exemple, n'en ont rien à faire.

C'est cette phrase inepte que Danglard entendit en ouvrant la porte. Il gagna sa place sans jeter un œil à ses collègues.

— Bien, dit Adamsberg, nous voici au complet pour dire ce que nous savons tous : le fiasco est intégral. Nous nous sommes trompés. Je veux dire : je me suis trompé. La piste était lumineuse, mais elle était fausse. La Bande des mordus n'a pas touché aux blaps de l'orphelinat. On pourrait s'entêter, et on ferait erreur. Si aucun d'eux n'a touché Vessac, alors aucun n'a touché les autres. Mais je vais m'obstiner sur un point, sur un clocher : je maintiens qu'il existe un lien entre l'orphelinat de La Miséricorde et les trois assassinats de Claveyrolle, Barral et Landrieu. Ou rien ne permet d'expliquer le recours insensé au venin de la recluse.

Adamsberg s'interrompit pour ouvrir son portable qui sonnait.

— Les quatre assassinats, corrigea-t-il. Olivier Vessac vient de mourir à l'hôpital de Rochefort, il y a quinze minutes. Restent deux à sauver : Alain Lambertin et Roger Torrailles. À ma demande, ils sont déjà sous la protection des flics.

— Bien, dit Mordent.

— Mais l'assassin se prépare depuis quatorze ans, insista Adamsberg. Nous sommes très en retard, commandant. Et si la piste de la Bande des mordus était lumineuse, je pense que celle que nous devons trouver sera sombre et froide.

— Pourquoi ? demanda Lamare.

— Je ne sais pas. Nous nous sommes trompés de passage. Ce n'était pas le bon. Trop lumineux peut-être. Ce n'est pas la première fois qu'une enquête s'enfonce dans un, comment cela, diverticule. C'est bien cela, Danglard ? Diverticule ? Qui ne débouche sur rien. Il nous faut donc chercher l'autre passage, le détroit, le vrai, celui qui nous mènera à l'assassin.

— Comme c'est facile, dit Danglard sans aménité. Et à partir de quoi, à présent, trouverez-vous ce « détroit », comme vous dites, ce détroit « sombre et froid » ? Il ne vous reste plus un élément qui tienne. À moins que vous n'espériez que votre foi, votre passion, votre certitude ne vous guident ? Tel Magellan se perdant de fausse piste en fausse piste ?

— Magellan ? dit Adamsberg.

Et chacun comprit que Danglard amorçait à présent sa revanche, sur le terrain trop commode de la guerre des mots et des connaissances. Magellan. Aucun d'eux — Veyrenc excepté — n'aurait été capable de dire qui était ce type et ce qu'il avait fait.

— Et pourquoi pas comme Magellan, commandant ? dit Adamsberg en pivotant vers Danglard. Moi, je n'oserais pas comparer notre petite expédition à son prodigieux voyage. Mais puisque vous en parlez, allons-y. J'ai l'esprit très maritime depuis que j'ai vu le port de Rochefort.

Adamsberg se leva et se dirigea à pas tranquilles vers une grande carte du monde que Veyrenc avait un jour punaisée au mur. Pour donner de l'air à la Brigade, avait-il dit. Le commissaire savait comme les autres ce que cherchait Danglard, avec son Magellan. À l'humilier devant l'équipe, à mettre en évidence son ignorance et démontrer l'inconsistance de ses pensées. Au bout du compte à lui faire perdre à nouveau le soutien de ses adjoints. Mais si Danglard savait à coup certain quantité de choses sur ce Magellan, il ignorait l'existence du cantonnier du village d'Adamsberg. L'homme n'avait jamais bougé de son rocher pyrénéen. Il avait voyagé en suivant pas à pas les exploits des vaisseaux anciens, dont il construisait des maquettes qui fascinaient à vingt kilomètres à la ronde, reproduisant dans leurs détails éclatants les ornements des poupes. Des grappes d'enfants regardaient en silence les gros doigts de l'homme fixer les fins haubans aux mâts, tout en écoutant ses histoires cent fois répétées. Si bien que pour Adamsberg, l'exploit de Magellan était une aventure plus que familière. Une fois devant la carte, il posa son doigt sur un point de la côte espagnole. Il se tourna et croisa le regard de Veyrenc. Veyrenc, lui, savait, et d'un net mouvement de paupières, il donna son aval à son ami.

— Ici, indiqua Adamsberg, voici le port de Séville. Le 10 août 1519, Magellan — de son véritable nom, Fernão de Magalhães — largue les amarres avec cinq vieux vaisseaux retapés, le San Antonio, la Trinidad, la Concepción, la Victoria et le Santiago. Il mène le vaisseau amiral, la Trinidad.

De son doigt, Adamsberg contourna l'Afrique, traversa l'Atlantique, descendit le long des côtes du Brésil et de l'Argentine, et s'arrêta sur un point de la rive est de l'Amérique du Sud.

— Ici, nous sommes au 40e degré de latitude. Une carte indiquait que le passage tant recherché vers un hypothétique océan, le futur Pacifique, celui qui allait prouver au monde et à l'Église que la terre était ronde, se situait à ce 40e degré. Et la piste était fausse.

Tous les officiers s'étaient tournés vers Adamsberg, autant soulagés que séduits, et suivaient le trajet de son doigt. Veyrenc observait les altérations du visage de Danglard, et particulièrement quand Adamsberg avait prononcé les noms des cinq vaisseaux en partance et celui du Portugais Fernand de Magellan.

— Et Magellan descend toujours, poursuivit Adamsberg, toujours plus au sud, toujours plus au froid. Il entre dans chaque golfe, chaque baie, espérant y trouver le débouché vers l'autre océan. Mais les golfes sont fermés, mais les baies sont closes. Il se fracasse, il poursuit, dans la tempête, ils crèvent de froid et de faim, lui et son équipage, dans le golfe de San Julián. Il descend encore, et c'est en passant le 52e degré qu'il découvre enfin le détroit qui portera son nom. Lui, et son équipage.

L'équipage, l'équipe, on comprit. De son doigt toujours, Adamsberg suivit le long passage au sud de la Patagonie, déboucha sur l'océan Pacifique et y plaqua sa main.

— Nous devons repartir, dit-il en laissant retomber son bras, chercher le détroit, c'est ce que je disais de manière bien plus simple avant que Danglard ne m'interrompe sur Magellan.

— Que vous paraissez très bien connaître, commissaire, dit Danglard qui, au bord de son gouffre intérieur, cherchait encore à mordre.

— Cela vous ennuie ?

— Non, cela m'étonne.

À cette réplique offensante, Noël se leva d'un bond, laissant tomber sa chaise, et s'avança vers le commandant dans une posture de claire agression.

— Selon l'éthique de bord, dit-il avec colère, reprenant l'expression d'Adamsberg, un commandant n'insulte pas l'amiral. Ravalez vos mots.

— Selon l'éthique de bord, répondit Danglard en se levant à son tour, un lieutenant ne donne pas d'ordre à un commandant.

Adamsberg ferma un instant les yeux. Danglard s'était transfiguré, Danglard était devenu un véritable con. Et s'il était un homme qui ne pouvait faire le poids face à un Noël ulcéré — qui reprenait ses allures de fier et dangereux garçon des rues qu'il avait été —, c'était bien Danglard. Adamsberg attrapa le bras de Noël avant qu'il n'atteigne la mâchoire du commandant.

— Pas d'erreur, Noël, dit Adamsberg. Merci, et rasseyez-vous.

Ce que fit Noël en grondant, ce que fit Danglard, blême, ses minces cheveux gris et bruns trempés de sueur.

— L'incident est clos, dit Adamsberg avec calme. Il y eut des bagarres aussi, à bord de la Trinidad. Pause, ordonna-t-il. Ne sortez pas tous ensemble dans la cour pour voir les oisillons. Vous feriez fuir les parents qui risqueraient de ne plus revenir. Et à cela, nous ne pourrions rien.

Загрузка...